Contre la corruption : leçons de non-violence

Auteur

Élisabeth Maheu

Localisation

Cameroun

Année de publication

2009

Cet article est paru dans
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Au Cameroun, la corruption fait partie intégrante de la vie quotidienne là où la population l'accepte et ne s'en révolte pas. Un pasteur se positionne alors fermement contre ce fléau. Ce dernier touche les droits humains les plus fondamentaux au nom du pouvoir politique et économique et de l'abus de l'autorité.

Existe-t-il un pays où la corruption où ne sévit pas ? S’il est vrai que la France n’échappe pas à ce fléau, presque toute la société camerounaise en souffre, comme tant d’autres nations africaines. L’auteure rapporte ici des anecdotes de la vie quotidienne au Cameroun où elle est allée, il y a quelques années, pour intervenir comme formatrice à la régulation nonviolente des conflits.

Il y a dix ans, je me suis rendue au Cameroun pour intervenir dans des formations à la régulation nonviolente des conflits, à l’invitation du pasteur Norbert Kenné, responsable du Service œcuménique pour la Paix (SeP), et fondateur de l’Acat-Cameroun 1 . Celui-ci était convaincu qu’aucune avancée durable ne pourrait se faire sans « éducation populaire ». Le SeP dispensait alors des formations pour toutes les catégories de la population : jeunes, syndicalistes, enseignants, réfugiés burundais et rwandais, femmes au foyer, paysans, associations de quartiers, journalistes, travailleurs sociaux, communautés religieuses, membres des comités de conciliation des villages et chefs traditionnels… L’objectif était toujours de renforcer les capacités sociopolitiques des citoyens, en promouvant leur participation à la transformation sociale non-violente. Je raconte ici quelques souvenirs de voyage qui furent pour moi autant de leçons de non-violence, notamment dans la lutte contre la corruption, combat qui était au cœur de l’action quotidienne du pasteur Norbert Kenné, aujourd’hui décédé.


Garder le visage en hauteur


« Celui qui ne sait pas danser accuse sa tenue » (proverbe camerounais)

La responsabilité des Européens (et maintenant des Chinois) est engagée dans l’appauvrissement du Cameroun. Celle du gouvernement camerounais, complice, l’est aussi. « Le gouvernement est le faîte de la case, expliquait Norbert à ses concitoyens, mais vous êtes les murs, sans le soutien desquels il ne tiendrait pas. » Pour construire une démocratie, il faut des démocrates formés civiquement et politiquement, qui prennent conscience de leur pouvoir face au « géant aux pieds d’argile », et qui perdent leur complexe d’infériorité. Comme le disait déjà Gandhi, la démocratie ne viendra pas du renoncement au pouvoir de ceux qui le détiennent, mais de la capacité de tous à exercer du pouvoir sur leur propre vie et leur propre destin : à commencer par refuser la corruption et les privilèges injustes, avec modestie et détermination, autant que possible, chaque fois que possible, et chacun en son propre nom. « Refusons la fatalité, enchaînait Norbert. Commençons ici et maintenant à vivre selon les principes de cette cité non-violente à laquelle nous aspirons, pour “garder le visage en hauteur”.» Garder toujours sa dignité, ne pas perdre pas la face, dirions-nous…

Du pourboire au bakchich et du bakchich à la corruption, du petit cadeau d’entreprise jusqu’au séjour sous les palmiers, du piston amical jusqu’au marchandage, implicite ou explicite, « subvention contre soutien politique », où chacun place-t-il le curseur de la corruption ?


Les mange-mille


Dès le départ de l’aéroport en voiture, nous sommes arrêtés pour un contrôle de routine par des policiers, appelés communément « mange-mille » (évocation des billets de mille francs CFA). N’ayant constaté aucune contravention de conduite, les policiers tournent à n’en plus finir autour du véhicule, guettant un pneu usé, un pare-choc manquant, toute chose qui pourrait justifier un procès-verbal. Norbert m’initie : « La coutume ici est de leur laisser discrètement un billet, de la main à la main, pour repartir au plus vite. » Mais Norbert descend de la voiture, palabre, écoute, élève le ton, rit, palabre… Il faut attendre, je commence à trouver le temps long, très long, puis enfin nous repartons. Norbert n’a rien cédé, il n’a aucune raison de donner quelques billets aux policiers. Il me prévient : « La corruption, ici, c’est comme un engrenage, si tu y mets le petit doigt, tu risques d’y passer tout entier, alors je prends le temps de ne pas y mettre le petit doigt ! » S’il ne s’agissait pas de condamner la personne du policier, sans doute piégé lui-même dans l’engrenage, il lui semblait urgent de refuser de cautionner le système.


« Il est fou ! »


C’est là le témoignage — affectueux — d’un des proches de Norbert. Un jour, la voiture de ce pasteur est volée. Puis, comme par le plus grand des hasards, presqu’une divine chance (!), un homme téléphone qu’il l’a identifiée et, moyennant finance, propose une indication pour retrouver la voiture. Norbert connaît la méthode, il ne paiera pas… et ne retrouvera pas son véhicule. « Norbert, me dit cet ami, il est fou avec ses principes anti-corruption, moi, j’aurais payé ! »

 

Examen de passage


Un jeune me raconte comment il devait glisser un billet à destination du correcteur dans la copie rendue à l’occasion d’un examen. Mes yeux étonnés l’interrogeaient. « C’est un genre de frais d’inscription », m’expliqua-t-il sur un ton tout-à-fait banal. Et quand j’évoquai l’idée de corruption, c’est lui qui me regarda, vraiment surpris. Norbert n’acceptait aucune banalisation de la corruption, j’étais à bonne école avec lui.

 

Des toilettes pour le chef


Nous visitons les futurs locaux de l’association, tout en consultant les plans de l’architecte. Norbert a dû se fâcher pour refuser des toilettes personnelles, que ses collaborateurs considèrent comme un signe indispensable de reconnaissance de son statut de chef. « Je ne crois pas, expliquait-il malicieusement, que mes “besoins” soient si différents de ceux de la secrétaire ou du comptable ! »


Astuces


Nous commençons notre stage à la régulation nonviolente des conflits. Après l’introduction, je propose à nos stagiaires camerounais (chefs d’établissements scolaires, préfets de discipline, enseignants) de lister les causes de violence, selon eux. L’énumération est éloquente : « abus de confiance, violation des contrats, mensonge, négligence, peur, pauvreté, vol, non-respect du règlement, astuces (corruption), aisance (grande richesse de certains), ignorance, mauvais sort (pratiques occultes) ».


« Pasteur, fais ton boulot ! »


Les pressions et menaces envers le militant des droits humains Norbert Kenné n’ont pas manqué. Il est vrai que dans ses homélies, le pasteur disait : « Si je recueille un enfant affamé au bord de la route et le nourris, on me dit que je suis un chrétien charitable et un très bon pasteur. Si je demande pourquoi, dans un pays où il y a tout ce qu’il faut pour manger, cet enfant meurt de faim, je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Alors on me tance, en me recommandant de m’en tenir à mon boulot de pasteur, au lieu de faire de la politique ! Mais je fais mon boulot de pasteur, en demandant que les richesses soient équitablement réparties entre tous les habitants, en interrogeant sur les méthodes d’achat de terre agricole pour faire passer le pipe-line, ou sur la redistribution de la remise de dette… Cela fait partie de mon métier de pasteur, et ce n’est pas ma faute si certains oublient cette obligation ! »


Colère !


J’ai eu l’occasion de visiter la prison de Bamenda, avec le président de l’Acat International. Le témoignage de plusieurs prévenus me fait froid dans le dos. Beaucoup ne comprennent pas la logique de leur arrestation, n’ont pas d’avocat, pas de contact avec leur famille, ne savent pas quand ils seront jugés, par qui, à cause de quel délit. Norbert ne nous accompagne pas : « Non, je ne vais plus visiter les prisons, sauf pour y rencontrer des très proches. Car la vue de toutes ces personnes maltraitées et injustement enfermées me met en colère. Et j’ai déjà accumulé assez de colère pour me battre ma vie durant pour les droits de l’Homme. Trop de colère m’empêcherait de rester non-violent ! »


Rapports Nord-Sud


Après mon voyage au Cameroun, Norbert est venu participer en Normandie à une rencontre de formateurs sur la régulation non-violente des conflits. À cette occasion, il nous fait un exposé sur les séquelles du colonialisme, l’ambiguïté de l’aide au tiers-monde, la contre-productivité de certains humanitaires bien-pensants européens qui interviennent « pour le bien des populations » sans leur demander leur avis. Matthieu, un jeune militant français, foncièrement généreux, reste perplexe : « Mais, alors, dis-nous, Norbert, qu’est-ce qu’on peut faire pour vous aider ? » Lui, royal et souriant, répond fraternellement : « Matthieu, et nous autres d’Afrique, qu’est-ce que nous pouvons faire pour t’aider ? »

Puis Norbert se ravisa : « Vous pouvez aider le Cameroun en n’achetant pas d’essence Elf, Shell, Esso, car ce consortium pétrolier soigne bien son image, mais fait avancer au Cameroun un projet de pipe-line au mépris des considérations économiques, humaines et écologiques. » Les paysans appauvris, en difficulté pour acheter des graines, sont tout heureux de vendre leurs terres agricoles pour le prix de deux récoltes, avec en cadeau quelques caisses de bière. Puis ils s’aperçoivent, amers, qu’ils ont tout perdu.


Caisses de whisky et commissions


La forêt camerounaise est surexploitée. Les conflits entre forestiers européens et locaux sont souvent réglés à l’aide de caisses de whisky. Le problème vient surtout des coupes sauvages et de l’absence d’administration efficace pour gérer le patrimoine forestier. Or, les sommes équivalant aux commissions que les exploitants
doivent verser à des prête-noms locaux permettraient de financer un vrai Service des eaux et forêts, apte à diriger une exploitation responsable.


Champions du monde


« La délinquance financière, économique et fiscale est une réalité dans notre pays », m’explique Norbert. Un de ses collègues, formateur camerounais, ironise : « Tout pays aime être champion du monde. Pour le foot, nous sommes quatrièmes, et nous sommes paraît-il, les deuxièmes buveurs de bière, mais pour être vraiment les premiers champions du monde, il ne nous restait que la corruption ! »


Famille


Norbert raconte aussi : « Quand ma famille trouve que je suis trop accaparé par mes activités militantes, je lui dis que j’ai deux familles : mes proches bien-aimés, et aussi le Cameroun. Serais-je un bon père si je n’essayais pas de rendre plus vivable le pays de mes enfants ? » Mais racontant une énième garde-à-vue, aussi longue qu’arbitraire, Norbert disait qu’il n’avait pas peur, mais qu’il songeait à son petit garçon de trois ans, à qui il ne pouvait pas expliquer pourquoi il n’était pas rentré à la maison ce soir-là. Au souvenir de cette anecdote, plusieurs mois après, des larmes coulaient encore sur son beau visage.

Norbert est mort en l’an 2000, dans des conditions jamais tout à fait élucidées. Suite à un accident vasculaire et après plusieurs semaines de coma, il allait de mieux en mieux. Pourquoi est-il mort, couvert d’escarres, sans que sa famille puisse l’assister à l’hôpital, comme il est de coutume dans ce pays ? Qui avait intérêt à le laisser mourir ? Il avait 41 ans, ce qui est environ l’espérance de vie en Afrique.

Lors de mon séjour, j’ai aussi rencontré un ami de Norbert, avocat, qui rentrait d’un procès où il avait défendu un opposant politique que la Justice tentait de faire passer pour un délinquant de droit commun. « Lundi, il y aura probablement des scellés à mon cabinet d’avocat, mais ce soir, je fais la fête avec mes amis, trinquons ! » Comment font-ils, ces enragés de justice sans cesse déboutés par le système en place, comment font-ils pour garder malgré tout cette joie de vivre chevillée au corps ?



Pas de petits cadeaux lors d’une campagne électorale

L’histoire se passe en République démocratique du Congo (RDC), lors d’une récente campagne électorale à la députation. Avant chaque élection, il est habituel que les candidats distribuent des petits cadeaux à la population. Cela va de tee-shirts, pagnes et casquettes avec le portrait du candidat, à de la nourriture et souvent des sommes d’argent. Au milieu de ce mouvement général d’achat des consciences, un candidat à la députation, professeur à l’université locale, a choisi une autre voie. Il n’a rien donné, strictement rien à personne. De ce fait, il fut parfois accueilli très froidement, et la population attendait le candidat suivant. En d’autres lieux, il pouvait expliquer son programme au service de la justice et de la paix, et il disait notamment : « Je n’ai rien à donner. Je veux tout simplement être à votre service. » Puis les échanges allaient bon train. On s’est mis alors à parler de ce candidat à la députation, de son programme, parce qu’il se démarquait des autres candidats qui, eux, donnaient leurs petits cadeaux. Et il fut élu à l’étonnement de tous !

SOURCE : Cahiers de la Réconciliation, n° 4-2006, décembre 2006, pp. 6-7 (Mir, 68 rue de Babylone, 75007 Paris. Site : www.mirfrance.org).

1) Action des chrétiens pour l'abolition de la torture.


Article écrit par Élisabeth Maheu.

Article paru dans le numéro 152 d’Alternatives non-violentes.