Désarmement nucléaire : il faut presser la France

Auteur

Jean-Marie Collin

Année de publication

2013

Cet article est paru dans
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Jean-Marie COLLIN : Analyste Défense ; directeur France du réseau des Parlementaires pour la non-prolifération nucléaire et le désarmement ; chercheur associé auprès du Grip ; intervenant dans des établissements d’enseignement supérieur ; co-auteur, avec Paul Quilès et Bernard Norlain, du livre Arrêtez la Bombe ! , Paris, Éd. Le Cherche Midi, 2013. Blog : alternatives-economiques.fr/blogs/collin

Entretien réalisé par François VAILLANT

ANV : Quel est actuellement l’armement nucléaire français ?

Jean-Marie COLLIN : Selon les sources officielles, l’arsenal de la France est de moins de 300 ogives nucléaires, réparties à travers les composantes nucléaires aériennes et sous-marines.

La composante sous-marine, que l’on nomme également la Fost (pour Force océanique stratégique), comprend 4 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins dits de «nouvelle génération ». Ces SNLE-NG ont été mis en service entre 1997 (Le Triomphant) et 2010 (Le Terrible). Tous peuvent emporter un lot de 16 missiles mer-sol balistique stratégique (MSBS), portant un maximum de 96 ogives nucléaires TN-75 (100 kt), soit 6 par missiles. À ce jour, cette composante est équipée de deux types de missiles. Le M.45 qui est en service depuis 1997 et dont la capacité de frappe est estimée à 6 000 kilomètres et le M.51, qui est le dernier né des missiles, plus lourd(56 tonnes). Sa capacité de frappe serait de l’ordre de 8 000 kilomètres, certaines sources non-officielles émettant l’hypothèse qu’il pourrait frapper à 10 000 kilomètres, à condition qu’il ne transporte pas son nombremaximum d’ogives.

Il faut prendrenote, qu’en moins de 15 ans, deux systèmes d’armes MSBS ont donc été livrés par des industriels (EADS, principalement) pour « garantir la dissuasion nucléaire ». La France en est ainsi à sa sixième génération de missile depuis 1971 : M.1, M.2, M.20, M.4, M.45, M.51. Soit, un changement de missile tous les six ans et trois mois ! Ce rythme sera une nouvelle fois respecté, puisqu’en 2015, le M.51 seraremplacé par une version améliorée le M.51.2 qui sera équipé de la tête nucléaire océanique (TNO), puis par une ultime version, le M.51.3, en 2020. Cette modernisation à outrance vient évidemment faire le bonheur des industriels. Ajoutons enfin que les SNLE ne peuvent assurer leur mission sans la mise en œuvre d’une flotte de 6 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Cette flotte sera renouvelée à partir de 2017 par des SNA de classe Barracuda.

La composante aérienne est en alerte permanente. Les Forces aériennes stratégiques (FAS) ont été les premières à disposer de la capacité nucléaire en janvier 1964, en portant la bombe atomique AN-11 (60 kt). La réduction d’un tiers de cette force, annoncée le 21 mars 2008 par le président Sarkozy lors de son discours de Cherbourg, est devenue effective en juillet 2011. La Fas ne compte donc plus aujourd’hui que deux escadrons : l’escadron de chasse « Gascogne » (Saint-Dizier) composé de 20 Rafale F3 et l’escadron de chasse « La Fayette » (Istres), composé de 20 Mirage 2000 NK3. Mais, la Fas a aussi une « petite sœur » qui se prénomme FANu pour « Force aéronavale nucléaire ». Celle-ci est composée de 10 avions Rafale Marine F3, et opère uniquement à partir du porte-avions nucléaire Charles-de-Gaulle. Tous ces avions de chasse ont une capacité dite duale, c’est-à-dire capables de réaliser des missions de frappes conventionnelles (comme ce fut le cas en Libye ou au Mali) et nucléaires. Ils sont armés, depuis octobre 2009, du missile ASMP-A (air-sol moyenne portée améliorée) d’une portée de 500 kilomètres. Celui-ci porte l’ogive nucléaire TNA (tête nucléaire aéroportée) de 300 kilotonnes, qui a été selon le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) « la première tête nucléaire au monde dont la sécurité et la fiabilité de fonctionnement auront été démontrés sans essais nucléaires, à l’aide du programme simulation ».

 

 

ANV : Quel est le budget annuel consacré à l’armement nucléaire de notre pays ?

J-M. C. :Si l’on est de bonne foi, il est impossible de donner une réponse simple avec un seul chiffreàcette question. Comme l’a stipulé Pierre Messmer en 1973 dans le journal L’Express : « Il y a des secrets militaires qui se traduisent par des silences budgétaires. Vous ne trouverez nulle part dans le budget militaire la possibilité de calculer exactement notre armement atomique. C’est très volontairement que nous l’avons fait ». Officiellement, le budget alloué chaque année pour le fonctionnement, la mise en œuvre et les investissements dans les systèmes liés à la dissuasion nucléaire est de 3,4 milliards d’euros par an. Mais ces crédits devraient augmenter dans la prochaine décennie, notamment pour faire face au renouvellement des SNLE, missiles et ogives à l’horizon de 2030. Mais ce calcul n’est en réalité que subjectif, car il écarte des sous-systèmes essentiels au bon fonctionnement de la dissuasion, tels des bâtiments de la Marine nationale qui surveillent et assurent le départ et le retour des SNLE de la base de l’île Longue — mais aussi, les processus de démantèlement des sites, des missiles, des matières nucléaires ou des réacteurs nucléaires des sous-marins ; comme les coûts environnementaux et sanitaires provoqués par les 210 essais nucléaires français en Polynésie et au Sahara.

 

 

ANV : Quel est le discours officiel qui rend compte de la nécessité de garder tout cet armement nucléaire ? 

J-M. C. : En réalité, les présidents de la République s’expriment assez peu sur la dissuasion nucléaire. Généralement, ils font un grand discours précis sur ce thème, en raison d’événements (vœux aux armées, discours du 14 juillet, de la Conférence des ambassadeurs, etc.). Ces discours réaffirment chaque fois l’impériale nécessité de garder l’arsenal nucléaire, tout en usant de fameux éléments de langage, que plus personne ne prend le temps de les d’analyser, tellement ceux-ci sont habituels, du genre : « l’ultime garantie de notre sécurité, garante de l’indépendance nationale, consensus, prestige ».

Le discours officiel indique donc que la France applique un principe de stricte suffisance, et s’inscrit dans une conception pragmatique du désarmement « qui ne peut être poursuivi que dans le cadre de la recherche d’un monde plus sûr pour tous ». Dans cet objectif, elle adapte son dispositif de dissuasion aux évolutions technologiques et industrielles, dans le but de pouvoir faire face à toute menace qui affecterait son territoire national, ses intérêts vitaux. Enfin, sans la bombe, la France serait un nain international, ne disposerait plus de sa fameuse indépendance et autonomie de défense…
 

 

ANV : Vous êtes co-auteur du livre Arrêtez la Bombe ! avec l’ancien ministre de la Défense Paul Quilès et Bernard Norlain, général d’armée aérienne. Vous estimez qu’il faudrait que la France abandonne l’arme nucléaire. Quels sont vos principaux arguments ? 

J-M. C. :Tout d’abord, il faut rappeler que le premier argument en faveur de l’abandon de l’arme nucléaire est juridique. Le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) dans son article VI indique, malgré aucune indication dans le temps, que « chacune des parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire ». La France, en ratifiant ce traité en 1992, s’est donc engagée à aller dans cette voie. De même, il faut bien que les partisans de la bombe aient à l’esprit, que si ce traité considère que cinq pays (ÉtatsUnis, Russie, France, Chine, Royaume-Uni) ont le droit de posséder l’arme nucléaire (article IX), il ne leur reconnaît pas pour autant le droit de la conserver éternellement. D’autres résolutions internationales, souscrites par la France, vont également dans ce sens, voire même l’engage précisément à réaliser des actions de désarmement, tel le document final de la Conférence de révision du TNP de 2010, qui demande aux puissances nucléaires de « réduire encore le rôle et l’importance des armes nucléaires dans tous les concepts, doctrines et politiques militaires et de sécurité » et « d’examiner les politiques susceptibles d’empêcher le recours aux armes nucléaires et d’aboutir à terme à leur élimination ». Notons enfin ce dernier point juridique, qui émane de l’avis consultatif de la Cour internationale de justice, rendu en 1996, qui conclut à l’illicéité de la menace ou de l’emploi de l’arme nucléaire. L’ambiguïté de sa conclusion est désormais pleinement levée avec le Document final de 2010 1  qui demande l’obligation du respect du droit international humanitaire en tout temps.

Viennent ensuite se rajouter des éléments sur le risque de la prolifération nucléaire, de l’éthique et de la morale. Conserver, cette arme ne peut que donner qu’envie à des États de vouloir aussi franchir le rubicond (l’Iran étant le premier pays sur la liste). De plus, conserver un tel arsenal signifie qu’il faut être conscient que son utilisation engendrera la destruction de toutes sources de vie humaine, animale, végétale. En mars 2013, Il fut ainsi clairement exprimé par des autorités politiques (Norvège, Autriche) et humanitaires (CICR) qu’« il n’existe aucun moyen efficace d’apporter une assistance humanitaire aux victimes d’une explosion nucléaire 2 »… 

Enfin, il faut bien se rendre compte que dans le nouveau contexte international, la bombe atomique n’a plus de pertinence stratégique. Les militaires ne voient plus comment utiliser cette arme de destruction massive ; ainsi, même la réalité de son utilisation reste floue et incertaine. Et plus prosaïquement, il y a aussi l’argumentaire financier : un arsenal atomique coûte très cher ; la production, la maintenance et la modernisation des arsenaux existants engagent des sommes considérables.

 

 

ANV : Et quelle est la position actuelle de Michel Rocard, ancien Premier ministre ?

J-M. C. : Michel Rocard, ancien Premier ministre du président François Mitterrand, est sans aucun doute le premier homme politique français à avoir émis et soutenu l’idée, en 2012, de la nécessité de réduire l’arsenal nucléaire français et mondial dans le but de parvenir à un monde sans armes nucléaires. Il fut membre de la Convention de Canberra (1995/1996) qui proposait un plan international pour éliminer les arsenaux nucléaires. Parmi les récentes prises de positions de Michel Rocard, il faut noter celle de novembre 2009 où — avec Bernard Norlain, Alain Juppé et Alain Richard — il demanda clairement à la France de renoncer à son arsenal nucléaire. Sa position à ce jour n’a pas changé, contrairement peutêtre à deux de ses cosignataires…

 

 

ANV : Pourquoi ces diverses prises de position n’interpellent pas plus, selon vous, nos concitoyens ?

J-M. C. :Je ne suis pas d’accordavec vous. Toutes les prises de positions verbales ou non, interpellent l’opinion publique. Il suffit de voir les réactions des auditeurs à des émissions télévisées ou radiophoniques, comme aussi les commentaires laissés à la suite de tribunes publiées dans la presse écrite. Par contre, il est vrai qu’il n’y a pas une communication massive sur ce sujet. La faute est en grande partie due aux médias (certains appartenant ou ayant des relations très proches avec des industriels d’armements) et à certains journalistes prodissuasion, qui volontairement décident de ne pas parler de ce sujet… Par ailleurs, il faut constater que le président de la République (donc ses conseillers et le ministère de la défense) sont toujours prompts pour répondre à toute opposition. Par exemple, le 28 mars 2013, pour la première fois, un chef d’État français indiqua clairement et ouvertement, lors d’une intervention télévisée, l’existence d’une opposition à cet armement nucléaire ! 

Le débat au sein du Parlement reste compliqué, mais de plus en plus de parlementaires s’interrogent ouvertement sur le coût, la pertinence de la dissuasion nucléaire. Cela démontre un véritable changement d’attitude. Nous sommes passés en quelques années d’un obscurantisme complet à un début de prise de conscience de la nécessité de débattre ouvertement de cette question 3 .

 

 

ANV : Il existe actuellement plusieurs campagnes de sensibilisation contre l’armement nucléaire menées par différentes organisations politiques. Pouvez-vous les présenter succinctement ?

J-M. C. :Effectivement, il existe deux grandes campagnes mondiales pour aller vers un monde sans armes nucléaires. Il y a l’organisation Global Zero 4 , qui est née aux États-Unis (2008) et qui rassemble plus de 250 personnalités prestigieuses (politiques, artistes, militaires). Elle propose un plan pour l’élimination progressive et contrôlée des armes nucléaires, en commençant par d’importantes réductions dans les arsenaux russes et américains, suivies de négociations multilatérales entre toutes les puissances nucléaires. L’objectif est d’aboutir à un accord pour éliminer toutes les armes nucléaires. La dernière grande action de Global Zero 5 est d’avoir fait approuver par la moitié des parlementaires européens une déclaration écrite qui supporte son plan d’action. 

Certainement plus proche de la société civile et des mouvements pacifistes, la seconde grande coalition qui s’exprime fortement au sein des instances diplomatiques internationales est ICAN, acronyme de Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires. Elle est composée de 280 ONG partenaires dans 70 pays. Elle a su créer un vaste mouvement international dans la société civile 6 , notamment en s’appuyant sur des études montrant les conséquences catastrophiques sur le plan humanitaire qu’aurait l’emploi d’armes nucléaires 7 et en promouvant l’idée d’un traité d’interdiction des armes nucléaires 8

Il existe également des actions qui visent directement des acteurs de la vie publique. L’ONG internationale Mayors for Peace (créée en 1982 par le maire d’Hiroshima) concentre ainsi son action sur l’importance du rôle des maires, face aux dangers que ces armes font peser sur les villes et leurs habitants. La branche française de cette ONG (AFCDRP- Mayors for Peace France 9 )est ainsi soutenue par plus de 120 maires de différentes couleurs politiques. Les parlementaires sont aussi une « cible ». C’est en effet eux qui votent les lois, décident des budgets. Ils sont un élément clé dans le processus de désarmement nucléaire. Le réseau international des Parlementaires pour la non-prolifération nucléaire et le désarmement (PNND), assurent ainsi un vaste travail d’information mondiale, de promotion de lois et résolutions, apportant un soutien de poids politique aux demandes de la société civile et une autre forme de pression vers les instances internationales. Enfin, il existe des campagnes purement nationales, telle celle du Mouvement pour une alternative non–violente qui demande le désarmement nucléaire unilatéral de la France 10 .

 

 

ANV : Qu’en pensez-vous personnellement ? Vers quelle stratégie de désarment va votre préférence et pourquoi ?

J-M. C. : Jusqu’à présent la France a toujours procédé à des mesures de désarmement unilatéral. Il est possible qu’elle poursuive cette voie encore un temps, par exemple en abandonnant la FANu, puis l’ensemble des FAS ; mais après ? L’idée peut apparaître séduisante, mais elle ne me semble pas réalisable politiquement, car le refus sera extrême, et surtout elle ne provoquera pas ou n’amplifiera pas cet effet « boule de neige » du désarmement mondial. D’ailleurs, les États-Unis et la Russie — qui doivent réduire en premier leurs arsenaux — appellent les autres puissances nucléaires à s’impliquer dans un processus multilatéral de négociations de réduction des armements, engagement accepté par la France lors de la Conférence de révision du TNP en 2010. Dans l’attente de cette action, la France doit être active, comme nous le proposons dans notre livre Arrêtez la Bombe, en prenant des initiatives comme celles de cesser la modernisation de son arsenal, de s’engager à un « non-usage en premier » de l’arme nucléaire, de réaliser des actions de transparence, d’appuyer la demande de l’écrasante majorité des membres de l’Otan qui est d’éliminer les armes tactiques américaines d’Europe. 

Cet ensemble d’actions positives réalisé dans un contexte international, où le Royaume-Uni réduit son arsenal stratégique et s’interroge sur son futur de puissance nucléaire, où la société civile poursuit son action aidée par des diplomaties très actives (Norvège, Costa Rica, Suisse, Allemagne…), et avec un véritable débat sur le désarmement en France, ne pourra à terme que nous apporter ce que nous recherchons : mettre la France sur la voie d’accepter un traité interdisant la mise au point, l’essai, la fabrication, le stockage, le transfert, l’emploi (ou la menace d’emploi) d’armes nucléaires, pour leur élimination. 


1) « Pour un désarmement nucléaire mondial, seule réponse à la prolifération anarchique », Le Monde, 15 octobre 2009.

2) https://www.icrc.org/eng/resources/documents/interview/2013/03-04-nuclear-weapons-humanitarian-assistance.htm

3) Cf. les actes du colloque « Dissuasion nucléaire, ouvrons le débat », Observatoire des armements, 2013 (www.obsarm.org).

4) Global Zero : http://www.globalzero.org

5) Déclaration écrite « sur un soutien au plan d’action Global Zéro pour une élimination progressive et contrôlée des armes nucléaires dans le monde », déposée par les parlementaires Jarosaw Wanesa et Tarja Cronberg. http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=WDECL &reference=P7-DCL-2012-0026&language=FR&format=PDF

6) International Campaign to Abolish Nuclear Weapons – ICAN : www.icanw.org

7) Désarmement humanitaire : http://alternativeseconomiques.fr/blogs/collin/category/desarmementhumanitaire

8) Il existe une campagne ICAN en France qui regroupe une soixante d’organisations : www.icanfrance.org

9) www.afcdrp.com

10) http://www.francesansarmesnucleaires.fr


Article écrit par Jean-Marie Collin.

Article paru dans le numéro 168 d’Alternatives non-violentes.