Le Front national est-il une maladie ou une thérapie ?

Auteur

Charles Rojzman

Année de publication

1996

Cet article est paru dans

Dans cet article, les électeurs du Front national sont présentés comme des personnes malades, suivant pour thérapie un discours portant l'illusion de l'espoir. L'espoir d'être remises au centre de l'attention après s'être senties exclues, l'espoir d'éradiquer l'ennemi désigné comme à l'origine de leurs maux.

Le Front national profite donc d’une vision binaire et simpliste des faits qui est évidemment loin de la réalité. Cette dernière ne peut être appréhendée sans tenir compte des facteurs complexes qui entrent en jeu dans un cercle vicieux, duquel l’auteur propose de sortir par des solutions tout simplement sociales.

Les responsables politiques de droite comme de gauche refusent encore d’entendre ce qui motive psychologiquement le vote FN : le doute de soi, l’incivilité, le sentiment d’inutilité sociale, les solitudes... Il est urgent d’entreprendre une thérapie sociale.

 

Comment lutter contre le Front national ? Il ne faut pas lutter contre le Front national.


Comme l’a montré Pierre-André Tagueieff dans Les fins de l'antiracisme, tous les moyens utilisés — de la dia bolisation au silence et au pacte républicain — pour lutter contre le Front national ont pratiquement échoué à empêcher la progression de ce mouvement et n’ont servi qu’à le conforter dans le statut accepté par lui et même revendiqué, de victime de « l’Etablissement ».

La lutte contre le Front national ne peut plus réussir, dans les modes qu’elle a adoptés jusqu’à présent. Pourquoi ?

L’explication

Un certain nombre de tentatives ont été faites pour démontrer la fausseté des thèses avancés par le Front national sur l’immigration, l’insécurité ou le chômage. De telles explications, de telles démonstrations, aussi argumentées et rationnelles soient-elles en apparence, ne persuadent que les convaincus. Elles négligent les aspects irrationnels et affectifs des problèmes de société qui sont aussi, faut-il le rappeler, des problèmes humains.

L’analyse

L’analyse seule aussi intelligente soit-elle, sans perspectives sur l’action, conduit à l’impuissance et au désespoir. Que l’on explique ainsi la montée du Front national par l’exacerbation des frustrations, des inquiétudes dues à la crise économique, au chômage et au déclassement et on ne voit plus d'issue prévisible, puisque justement chacun est convaincu aujourd'hui qu'il ne peut avoir d’influence sur des phénomènes liés à la globalisation et à la mondialisation de l’économie.

Or ce sont précisément le désespoir et l’impuissance qui sont les plus sûrs alliés du Front national, puisque ce mouvement propose une solution magique : de l’espoir et du pouvoir sur la réalité. L’homme vit d'espoir et le Front national propose en effet un espoir. Lorsque l’édifice social craque de toutes parts, le sens de l’appartenance se transforme en violence, et par la violence, l’homme espère retrouver un futur stable. Même si l'espoir repose sur une solution magique et un miracle. 

La diabolisation

Trop souvent, pour lutter contre le Front national, on s’est contenté d’opposer à chacune de ses affirmations une argumentation exactement contraire. Les immigrés, malheur pour la France ? Non, les immigrés représentent une chance pour la France. Voyez Platini et Yves Montand, clamaient les bonnes âmes aux habitants des banlieues. L’insécurité dans les écoles, les quartiers de banlieue ? Pas du tout, il ne s’agit là que de fantasmes. Une délinquance à visage ethnique ? Pas du tout, répondait-on en manipulant les chiffres sur les nationalités. Il n’y a pas plus d’étrangers en prison que de Français...

Quelle est la cause de cet aveuglement qui nous coûte très cher aujourd’hui ? La même que celle qui fait dire au Front national que la France est un corps sain attaqué par une peste, des virus, des bacilles : l’immigration ou le cosmopolitisme.

Pour le Front national comme pour ses adversaires, le Mal absolu est représenté par l'Autre . Chacun se considère comme faisant partie du camp du Bien et représentant la Vérité face au Mensonge. Ce mode de pensée que je quali fierai de paranoïde est très répandu et empêche de saisir la complexité et la globalité des problèmes et surtout de situer l’ensemble des véritables responsabilités, à tous les niveaux de la société.

Selon moi, le Front national, de même d'ailleurs que son corollaire, la violence dans les banlieues, de même aussi que l'engouement pour les sectes et l’emprise de plus en plus grande des mouvements intégristes, sont des symptômes d'un mal plus global qui touche l’ensemble du corps social, et pas seulement en France.

Toute action “anti-symptômes” ne fait alors qu’aggraver le problème en empêchant de découvrir et de traiter les véritables causes du mal. Ainsi le combat contre le Front national est impuissant parce qu’il lui manque une vision lucide des passions qui traversent l’ensemble du corps social.

« Ce n’est pas l’ensemble des hitlériens qui a permis à hitlérisme d’accéder au pouvoir, mais plutôt la paralysie ses anti-hitlériens, la multitude de fausses situations et d'impasses qui ont fait que l’hitlérisme devienne la cause et le symbole de tous les Allemands. Il est donc inutile de se demander quel est le pourcentage des nazis parmi les Allemands et comment séparer les “bons Allemands” des méchants”. La question est de savoir quelle est l’origine, le point de départ de l évolution pathologique de toute la vie communautaire allemande. »

Dans ce texte, Les raisons et l’histoire de l’hystérie allemande, Istvan Bibo, philosophe hongrois, explique en 1942 comment une société peut devenir la proie d’une hystérie collective. 

 

Comment naissent les hystéries collectives


Le point de départ d’une hystérie collective est toujours une expérience historique traumatisante de la communauté, dans laquelle elle a le sentiment que la solution des problèmes dépasse la capacité de ses membres. L’hystérie représente une échappatoire devant les problèmes, une solution illusoire qui évite soigneusement de regarder en face et de combattre les forces réelles qui s’opposent à la solution des problèmes. Dans l’hystérie, la pensée, les sentiments et les actions de la communauté se fixent pathologiquement sur une interprétation d’une partie de la réalité vécue. En France, cette partie de la réalité vécue sera constituée par les problèmes de l’immigration et de l’insécurité urbaine. Dans l’hystérie, la communauté ne part pas de ce qui existe ou de ce qui est possible, mais de ce qu’elle imagine être ou de ce qu’elle voudrait devenir. « Petit à petit, elle devient incapable de découvrir la cause de ses malheurs et de ses échecs dans l’enchaînement normal des causes et des effets. »

Comme je l’ai déjà dit, le Front national n’est pas un phénomène isolé dans notre époque. Les sectes, les mouvements intégristes dans les sociétés islamiques participent de la même tentation : une recherche de toute-puissance — faire partie des élus, résoudre tous les problèmes définitivement, être valorisé par l’appartenance à un groupe supérieur — qui cache le plus souvent des sentiments d’impuissance et de désespoir, l’incapacité de supporter ses propres limites et de se soumettre aux règles de la civilisation qui voient dans tout être humain un frère auquel il ne faut pas faire de mal. Tous ces mouvements qu’on retrouve également dans le cours de l’histoire sous la forme du fanatisme idéologique ou religieux, sont caractérisés par une “pensée projective” qui débarrasse l’homme de tout soupçon de faiblesse ou de faille humaine, celles-ci avec la méchanceté se trouvant concentrées dans l’Autre.

Ces mouvements fanatiques surviennent souvent dans les périodes d’effondrement des idéaux et expliquent ce besoin de se ranger parmi les “élus”. Ils surviennent en même temps que la nécessité des changements quand s’annonce la fin d’une civilisation. Ce fanatisme peut prendre différentes formes en fonction des images dominantes dans la société ambiante. Pour les chrétiens, les païens, les juifs, les musulmans ou les athées, il est étrangement identique : à chaque fois, l’annonce d’une catastrophe précède celle du retour du paradis promis et de la solution immédiate de tous les problèmes humains. Dans les sectes, comme dans les mouvements intégristes, les “croyants” sont investis d’une mission et font partie d’une élite qui soumettra les autres. En contre partie, le fanatique renonce à toute interrogation sur lui-même pour se dévouer à l’idéal imposé de l’extérieur par des leaders charismatiques, qu’il doit accepter en bloc et ne pas remettre en question.

Par ailleurs, l’une des raisons de la séduction qu’exercent le Front national ou les mouvements intégristes, c’est qu’ils expriment une peur fondamentale de l’être humain. Cette peur, il ne faut pas la prendre à la légère. Cette paranoïa, cette obsession de la persécution, qu’on veut bien appeler irrationnelle, a sa raison.

Elle remonte aux premiers instants de la vie, au moment où le nourrisson doit faire face aux dangers réels de la vie et à ses angoisses fantasmatiques. La peur de l’annihilation, de l’anéantissement, de l’écrasement par les persécuteurs est une peur de base de l’être humain. Elle est toujours présente en lui, même à l’âge adulte, et peut se réveiller en fonction des circonstances.

Il faut bien voir que l’être humain, depuis cet instant primordial de la naissance a besoin de protection. Ce besoin de protection est vital pour sa survie car effectivement, sans protection, le bébé est menacé de mort.

Le besoin de protection sera par conséquent constant dans la vie de l’adulte. Si les expériences de sa petite enfance ont été positives, et si les circonstances extérieures, sociales, économiques, politiques, créent un environnement favorable à sa vie d’adulte, son besoin de protection sera satisfait par le pouvoir qu’il pourra acquérir en coopération avec d’autres êtres humains. Dans le cas contraire, le besoin de protection deviendra pathologique et se traduira par une soif illimitée de pouvoir, une quête névrotique d’assurance et de sécurité, une peur maladive de perdre le pouvoir, et d’être ainsi exposé, nu et désarmé devant l’adversité et les menaces de persécution. Il vivra son besoin de protection dans l’angoisse et la peur.

Ce que disent les “racistes” qui votent pour le Front national, c’est leur peur de l’anéantissement et leur besoin de protection. Ils nous disent leur anxiété qui est celle de toute une partie de notre société.

L’angoisse de manquer de protection est d’autant plus forte aujourd’hui, au moment même où un grand nombre d’entre nous voient disparaître un véritable pouvoir sur leur vie. Cette peur de l’agression, cette crainte de subir le pouvoir de l’autre ressemble fort à de la paranoïa. Or, il faut savoir que le paranoïaque justifie toujours son délire par des éléments de réalité qu’il amplifie et généralise.

Ces éléments de réalité qui contribuent à alimenter les peurs, chacun aujourd’hui peut les retrouver dans son environnement ou dans les médias qui diffusent les informations les plus inquiétantes sur les menaces de chômage, le terrorisme, l’insécurité et la violence dans les banlieues.

 

Le Front national et les Arabes de France : un morceau de la réalité ?


Le Front national exprime aussi une peur particulière qu’il contribue en même temps à alimenter depuis une dizaine d’années, celle des Arabes qui vivent en France, des jeunes en particulier. Dans certaines régions de France, ce racisme-là est devenu quasiment obsessionnel. Dans les années 60/70, l’Algérien, le Marocain ou le Tunisien était un travailleur immigré qui vivait le plus souvent seul. Sa famille était restée au pays. Pour lui et pour la société d’accueil, sa place était bien déterminée : dans son pays d’origine d’une part, auquel il restait attaché par de multiples liens et par un projet de retour fortune faite, et en France d’autre part, où il occupait le plus souvent la position dévalorisée d’un travailleur manuel indispensable à l’économie.

Le racisme — quand il y en avait — était un racisme de supériorité à tendance colonialiste. Cet éboueur, ce manœuvre, était visiblement un inférieur. Il parlait mal le français et certains pouvaient se moquer de son accent. C’était le “bicot”. Les bonnes âmes compatissaient à son sort misérable, dans les foyers, les bidonvilles, ou les cités de transit à la lisière des grandes agglomérations. Quelques années plus tard, la situation est devenue bien différente : avec le regroupement familial sont arrivées des familles entières et les enfants ont grandi.

Eux, on les a appelés les “beurs”, et comme ils le disent souvent, ils n’ont pas choisi d’être des immigrés. Certains se sont fait leur place dans la société, mais d’autres ont échoué dans des quartiers abandonnés par une partie de la population française. La place de ces enfants, de ces jeunes est d’autant plus difficile à trouver qu’ils vivent dans une société de consommation qui a pour valeurs l’argent, le succès, la compétition. Issus de familles pauvres, souvent en échec scolaire pour toutes sortes de raisons, ils n’ont pour un certain nombre d’entre eux comme présent que la galère, les petits boulots précaires et quelquefois le “bizness”, la toxicomanie et la délinquance. 

Constamment en situation instable, ils font peur à ceux les entourent. Leur présence dans les cages d’escalier, devant les portes d’immeuble fait figure de délinquance : pour certains qui s’inquiètent avant même d’être menacés. Ils éveillent cette crainte de ce qui bouge, de ce qui n’est pas clair et repérable, en un mot ils font peur. Et à force de faire peur, ils finissent par être réellement agressifs et provocateurs. et trouvent leur glorification, une certaine reconnaissance sociale dans un rôle d’épouvantail pour la société qui les entoure.

De plus, vivant comme je l’ai dit dans une société de consommation, dominée par les valeurs des classes moyennes de réalisation de soi, et avides de reconnaissance, les jeunes ne veulent plus accepter les métiers dévalorisés de leurs pères et recherchent eux aussi, comme leurs modèles de la télévision, le succès et l’argent facile.

Enfermés dans le cadre étroit des banlieues, assignés à rriégation, dévalorisés même par les dispositifs censés les aider (zones d’éducation prioritaire, etc.), ils sont prêts, pour certains, à toutes les aventures. La violence sous toutes ses formes devient une tentation, nourrie par l’humiliation et le sentiment d’être des exclus. 

On parle souvent du sentiment de mépris vécu par les exclus. Ce sentiment est fortement ressenti par ces jeunes dans leurs rapports avec le reste de la société, et plus particulièrement avec des institutions comme la police ou l’école. Ce mépris est parfois intériorisé. Vécu par les parents immigrés de la première génération dans le silence et la soumission, il est violemment contré par la rébellion et la violence de certains jeunes de la deuxième et de la troisiè me générations.

Mais il faut bien voir en même temps que la plupart de ceux qui rejettent et méprisent les immigrés d’origine africaine ou maghrébine, souffrent aussi de ce même manque de reconnaissance. Qu’ils soient habitants de ces quartiers défavorisés ou non, qu’ils soient des policiers ou des paysans de province qui ne connaissent pas d'immigrés dans leur environnement immédiat, tous se plaignent d’être des mal-aimés de la société. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes qui à leur tour méprisent et dévalorisent ceux qui sont en-dessous d’eux dans l’échelle sociale. La racine de ce racisme n’est pas ici la haine de l’étranger mais la peur de l’humiliation et du mépris.

C’est pour ces raisons que des gardiennes d’HLM souffrent de vivre dans un environnement dégradé, avec des « gens qui balancent leurs ordures ou des couches par la fenêtre », ou font « caca dans la rue entre deux voitures ». Le mépris pour les “sauvages” représente pour elles une dernière chance de sauver leur dignité.

De l’autre côté, certains jeunes beurs, fils de parents dévalorisés, travailleurs manuels d’origine rurale, illettrés souvent ou peu alphabétisés, anciens colonisés, ne veulent pas être des “moins que rien” et réclament le respect de façon provocatrice quelquefois et maladroite. Leur besoin de reconnaissance devient presque obsessionnel. Ce qui ne manque pas de pousser à bout les “petits blancs” qui vivent à coté d’eux, et de rendre les tensions insupportables.

Toutes ces tensions sont réelles et alimentent les peurs. Le Front national exprime et renforce en même temps depuis quelques années ces peurs un peu à la manière de ceux qui jettent de l’essence sur un feu. Il n’a pas inventé ces difficultés mais il contribue à les rendre insolubles puisque c’est le rejet qui renforce les sentiments d’exclusion et donc la violence. 

 

Le danger


Parfois, je fais un cauchemar : la haine monte et bientôt, il sera trop tard. Probablement. Aucune décision politique, aucun projet politique, si par miracle il pouvait s’en concevoir — ne viendront à bout des rancœurs accumulées. Le fameux cycle de la violence et de la répression va se mettre peu à peu en place dans les banlieues, rien ne pourra arrêter cette machine infernale. La progression du Front national s’alimentera des peurs et des frustrations, et parallèlement, des bandes armées feront régner la terreur. Le voisin deviendra l’ennemi.

Pourtant, nous ne pouvons nous résigner à cette issue prévisible : un avenir de guerre civile ou de dictature qui verra régner, comme il est d’usage dans de telles circonstances, des criminels, des psychopathes, des infirmes de la vie et des sectateurs de la mort.

« The future is murder » chante Léonard Cohen. Nous sommes en danger de mort, atteints insidieusement par une maladie contagieuse, une sorte d’épidémie psychique. Chacun aujourd’hui s’accorde à évoquer la montée des périls et en particulier, les menaces sur la démocratie mais c’est tout juste si on ne considère pas cette crise comme relevant d’une fatalité mystérieuse. Or, il n’y a pas de fatalité car il s’agit d’une maladie extrêmement contagieuse, certes, mais guérissable.

Face à cette situation, les organisations politiques ne manquent pas d’ailleurs de proposer des remèdes, mais c’est en vain qu’ils cherchent à résoudre les problèmes du chômage, de l’exclusion, de la violence. Il semble d’une part que les potions proposées ne soient plus adaptées au caractère global des problèmes, à leur ampleur et à leur profondeur, et que d’autre part, les “médecins” soient eux-mêmes malades et — circonstances aggravantes — pas vraiment conscients de leur maladie. On le dit souvent, les possibilités de réformer la société par des moyens politiques deviennent insuffisantes en raison de la compétition internationale et des inter dépendances économiques. Ces moyens deviennent particulièrement impuissants face à la montée des haines, elles-mêmes annonciatrices des grandes épidémies psychiques. qui si souvent dans l'histoire de l’humanité se sont emparées des masses en déroute. 

Quel est le véritable danger ? Le véritable danger aujourd’hui, c’est que tous ces malaises individuels — sentiments de doute sur soi-même, sentiments d’inutilité sociale, solitudes et dépressions, crises familiales — ne finissent par transformer en une névrose collective.

Les hystéries collectives naissent toujours du malheur des hommes ou plutôt de leur sentiment d’être malheureux. Les hystéries collectives surviennent toujours à la suite de traumatismes, quand la communauté n’a plus l’impression de pouvoir faire face à ses problèmes, et qu’elle en rejette la responsabilité sur des ennemis intérieurs ou extérieurs. Apparaissent alors inévitablement des leaders qui incarnent mieux que d’autres ces irndances paranoïaques et hystériques. 

 

Le Front national est-il une maladie ou une thérapie ?


Parler du Front national avec objectivité et compréhension représente un risque, je le sais bien, celui d’être mal compris, parce qu’en mettant en parallèle les griefs et les expériences des racistes avec ceux de leurs victimes, on risque par exemple de faire entendre d’une part que les Arabes vivant en France sont les premiers responsables du racisme et d’autre part, que les opinions racistes ont désormais droit de cité.

En réalité, il ne s’agit pas de donner raison et de justifier des comportements tels que la diffamation ou l’agression. Il existe des lois qui punissent tous les citoyens coupables de diffamation ou de violence. Il suffit de les faire appliquer. En réalité, il ne s’agit pas de donner raison à qui que ce soit, mais de trouver des solutions à des problèmes cruciaux en ayant entendu jusqu’au bout toutes les opinions et tous les points de vue. Il s’agit de nous amener les uns et les autres, à sortir d’un cocon fait de souffrance, de griefs, de peurs, d'expériences trompeuses et de méconnaissance de la réalité.

Jusqu’à présent, nous avons considéré le Front national comme le symptôme d’une maladie. Mais comme tous les symptômes, il faut voir qu’il représente également une tentative de thérapie : un peu comme un rêve qui cherche à sa manière à répondre à un problème posé par la vie, il nous transmet un message à décoder et il nous parle d’un morceau de la réalité. On ne peut pas “donner raison” à celui qui rêve, mais ce qui est dit à travers le rêve doit être entendu parce qu’il traduit une expérience. De la même façon, notre société, si elle accepte d’entendre et de décoder le message transmis par l’irruption du Front national dans notre vie politique, peut y trouver le moyen du changement social.

 

Que faire ? Quelle thérapie pour la société ?


Ma pratique professionnelle m’a amené à un certain nombre de conclusions.

  1. La lutte contre le Front national est certes inséparable d’un travail sur les causes qui provoquent chez une majorité de Français ce qu’on a pris l’habitude d’appeler conventionnellement le racisme, mais le fait que certaines personnes, de plus en plus nombreuses, érigent en stéréotypes les conduites et les comportements d’un groupe repéré comme un “groupe ethnique” n’empêche pas de considérer qu’il existe des incivilités et une délinquance “à visage ethnique”.
  2. Nous partageons tous une forme de responsabilité dans la fabrication sociale de l’exclusion. Comme le dit Rosanvallon, « les exclus sont l’ombre portée des dysfonctionnements de la société, ils résultent d’un travail de décomposition, de désocialisation ». Comme ajoute Tagueieff, « ils sont la face visible de la société de non-solidarité produite par l’individualisation démocratique, des tructrice des appartenances traditionnelles et des liens de proximité. » En quelque sorte, ils sont les dernières victimes de la mondialisation, mais ces victimes peuvent devenir à l’occasion des persécuteurs qui contribuent à leur tour à la désocialisation et à la décomposition sociale. Des jeunes mettent le feu à une cage d’escalier dans un quartier déjà en difficulté ou cambriolent pour la troisième fois une famille qui a rêvé d’acquérir quelques biens de consommation ou agressent avec violence un chauffeur de bus qui fait un travail pénible au service des habitants du quartier. Qui déracine qui? Qui est responsable? Personne et tout le monde puisque nous vivons tous dans un même système qui nous piège dans ses structures. 
  3. La ségrégation — on le voit bien par exemple aux États-Unis dans les ghettos noirs — entraîne souvent chez les minoritaires un certain nombre d’attitudes qui renforcent le préjugé et le rejet par le groupe dominant. Les systèmes de défense du Moi qui sont mis en place par les individus appartenant à une minorité victime de ségrégation et de mépris sont très souvent une susceptibilité excessive, le retrait et la passivité, la violence, tous traits de caractère qui ne suscitent pas la sympathie et la compréhension et provoquent en retour la méfiance, la peur et souvent la haine.

Ce que les Américains appellent the self-fullfilling prophecy, se réalise sous nos yeux quand la méfiance à l’égard des minoritaires, Maghrébins en particulier, finit par trouver sa justification dans les comportements, provocateurs, agressifs ou délinquants d’un certain nombre de jeunes issus de l’immigration maghrébine.

De façon générale, il faut travailler sur les causes internes à la société qui provoquent ces symptômes que sont la violence et le repli identitaire, à savoir la non-satisfaction des besoins de base de l’être humain : la sécurité, l’amour et la valorisation. Si la société est “malade”, il faut la soigner et — comme nous l’avons vu — cette “thérapie” doit être globale : dans un système malade, tous les éléments du système sont malades. Il est donc vain de chercher des boucs émissaires, des “malades désignés”.

Pour mettre en place un processus de guérison collective, il importe de comprendre les mécanismes qui poussent une société à échapper à ses problèmes en adoptant un mode de coopération morbide dans lequel l’unité du pays se fait autour du clan, en excluant ceux qui n’en font pas partie et en leur attribuant la responsabilité des problèmes de la société.

Il importe également de comprendre ce qu’est la “tentation régressive” chez tout être humain qui l’amène à concevoir sa relation aux autres sur un mode paranoïaque : « Je suis la victime de persécuteurs et je dois me défendre en agressant ceux qui veulent ma destruction. » Cette tentation touche à la fois les “racistes” du Front national et les objets de leur haine.

Enfin, il faut préciser les causes économiques et sociales qui provoquent un réveil de ce type de tentation chez une majorité de citoyens et donc pourquoi, à certaines époques, certaines sociétés sont possédées par une folie collective de type paranoïaque.

Pour l’heure et dans l’urgence, la création de nouveaux modes d’apprentissage de la vie collective et de la relation à l'Autre permettrait d’agir sur les causes symptomatiques qui fragilisent davantage des individus fragiles dans une société fragile. 

Je veux parler des peurs issues des parties les plus marginales de la société : les banlieues. Ces peurs provoquées par la violence et l’insécurité contribuent puissamment à renforcer les tentations régressives et paranoïaques.

Ainsi, les politiques volontaristes qui doivent prévenir et réduire les mécanismes producteurs de ségrégation ne doivent pas être menées — comme c’est le cas actuellement — du haut vers le bas mais s’alimenter constamment des idées, propositions des gens de terrain et des habitants des quartiers en difficulté. Il faut créer des espaces de vie démocratique où les idées circulent librement et sont créatrices de propositions de changement. De tels espaces de démocratie existent parfois — à l’état spontané mais il faut les développer davantage et surtout leur donner des règles de fonctionnement, des méthodes de travail et une formation.

La violence sous toutes ses formes, visibles et moins visible, est un “remède” à l’impuissance, au sentiment d'insécurité et à la solitude. Si l’on veut faire cesser la violence, il faut donner du pouvoir, aider à supporter les situations d'insécurité et recréer des liens. 

Cette nouvelle forme d’éducation civique que j’appelle thérapie sociale serait plus adaptée à une société qui a besoin des qualités d’intelligence et de coopération de tous ses membres, même si elle n’en est pas tout à fait consciente. Les expériences que je mène depuis plusieurs années dans des quartiers, qu’on dit difficiles, mais qui sont représentatifs de l’état global de nos sociétés, m’ont prouvé qu’il était possible d’accompagner les tendances à la responsabilité et à l’autonomie. A condition que cette nouvelle forme d’éducation ne soit ni moralisante ni explicative ; qu’elle tienne compte de l’existence des passions et de l’inconscient et soit un travail avec et non pas sur les gens ; qu’elle ait enfin pour objectif de les aider à ne pas se laisser envahir par les haines et les paranoïas, à retrouver de la confiance en soi, à accepter la recherche, l’ambiguïté, la complexité, à apprendre à ne pas avoir peur et ne plus faire peur.

En fait, nous n’avons pas le choix : si nous n’apprenons pas à vivre avec l’Autre — et l’Autre avec nous — nous devrons faire face à un avenir très sombre.

Les leaders démagogues utilisent, manipulent les tendances paranoïaques d’une société et en même temps les renforcent dans un discours incitatif.

Tout peut arriver, parce qu’arrivés au pouvoir, ils vont déchaîner au sens propre et au sens figuré, les pulsions archaïques et amorales. A ce moment-là il sera trop tard pour agir et penser de façon rationnelle.


Une femme, un bébé, un panneau et une stratégie non-violente...

A Vitrolles, on salue Pascale d’un « Cette femme-là, elle en a ! » En une semaine, elle est devenue le symbole de la résistance contre le Front national. Entre les deux tours des municipales de 1995, poussant d’une main le landau dans lequel dormait son bébé de 2 mois, tenant de l’autre un panneau de sens interdit portant la mention « Halte au FN », Pascale Morbelli, 33 ans, yeux bleus et accent lavande, animatrice de prévention en congé de maternité, a emboîté le pas à Bruno Mégret, tel un vivant reproche.

« Pas question pour moi de céder au sentiment de peur et de haine qui commençait à planer sur la ville, raconte la tranquille héroïne. Entre deux tétées, je me fabrique le panneau. Avec ce bout de carton, j’espérais provoquer la discussion dans la rue, faire mon boulot de citoyenne. Je descends à la Caisse d’épargne chercher de l’argent pour acheter des boîtes de lait. Et je tombe par hasard sur Mégret avec ses deux gorilles. Alors, puisqu’il est là, je ne le lâche plus ! Mais toujours à distance respectueuse, hein ! » Quand le candidat à la mairie accélère le pas, Pascale en fait autant. Il finit par abandonner la tournée des commerces qu'il était en train d’entreprendre.

Le lendemain, sur le marché, alors que le numéro 2 du FN s’offre aux caméras de télévision, elle est là, encore, avec bébé et panneau, silencieuse. Pascale a poursuivi sa stratégie solitaire et non-violente jusqu’à la fin du deuxième tour. Le vent du boulet est passé trop près pour qu’elle jette l’éponge : « Avec les copines, on est décidées à ne pas se contenter de rester à la remorque des politiques qui ont bien failli nous mener à la catastrophe... »

Chantal De Rudder

Cet encadré est paru dans Le Nouvel Observateur du 22 juin 1995, avec pour titre : “ Une femme, un bébé, un panneau...” 


Article écrit par Charles Rojzman.

Article paru dans le numéro 98 d’Alternatives non-violentes.