Face au tabou et au déni des proches, les femmes victimes de violences sexuelles en Afrique se retrouvent la plupart du temps seules avec leur traumatisme et parfois, une grossesse. Pourtant, Isabelle Muller Manimben observe des sourires des plus sincères et une volonté de prise en main de leurs vies. C'est grâce à l'aide d'une association et à la confiance du groupe que les femmes surmontent leur épreuve.
Des femmes congolaises sont parfois victimes de violences sexuelles inimaginables. Aujourd’hui, plusieurs d’entre elles ont décidé de ne plus être victimes et d’enrayer la spirale qui menaçait de les engloutir totalement. Elles s’entraident, et savent encore sourire et rire malgré leurs blessures.
C’était un jour de février, sur l’une des collines de la commune de Kayanza au Burundi. La question qui m’est venue, lorsque, quelques jours plus tôt, j’ai rencontré des femmes congolaises victimes de violences sexuelles au Sud Kivu, en échangeant avec ces femmes burundaises membres de l’association « Murekerisoni 1 » : comment parviennent-elles encore à sourire et à rire ? Mot après mot, phrase après phrase, ces femmes et ces jeunes filles dressent un tableau tragique lorsqu’elles racontent les crimes dont elles ont été victimes. La spirale de violence dans laquelle elles ont été subitement plongées dépasse l’entendement. Violées à plusieurs reprises et par plusieurs hommes, accusées d’avoir été consentantes et de couvrir ainsi de honte leur famille, rejetées par leurs parents ou par leurs maris, réduites à la pauvreté la plus totale, « condamnées » parfois à élever seule un enfant issu du viol, ces femmes sont pourtant parvenues à se relever et se tiennent à nouveau debout.
« Nous étions à ce point traumatisées que sans l’appui psychologique que nous a apporté Acord 2 , nous serions toutes devenues folles ! », affirme l’une d’elles. Sans doute, leurs larmes ne tariront jamais à l’évocation de ces drames intimes qui ont chamboulé leur vie.
Néanmoins, aujourd’hui, c’est leur énergie et leurs sourires que l’on retient d’elles. Parce qu’elles ont décidé de ne plus être victimes et d’enrayer la spirale qui menaçait de les engloutir totalement. Parce qu’elles ont décidé de s’entraider et de former une chaîne de solidarité. Cela a été possible grâce à l’accompagnement d’Acord, mais aussi et surtout grâce à l’engagement et au courage de l’une d’entre elles — Léoncie, aujourd’hui présidente de l’association.
Elles sont aujourd’hui plus de deux cents dans la commune de Kayanza, dans l’une des provinces du Nord du pays. Elles cotisent chaque mois et si cela ne représente pas grand-chose, ça leur permet pourtant d’assister les nouvelles victimes de violences sexuelles, de leur offrir un repas et de prendre en charge les premiers soins médicaux. Parce que des nouvelles victimes, il y en a régulièrement. Des femmes, des jeunes filles, des toutes petites filles. Pourtant, depuis la signature en 2001 des accords de paix d’Arusha qui ont mis fin à la crise débutée en 1993 et les élections de 2005 qui ont marqué l’aboutissement de la période de transition, la situation s’est progressivement apaisée et la sécurité est revenue peu à peu. Le dernier groupe rebelle armé est désormais en voie d’intégration. Même si l’approche des élections de 2010 suscite des inquiétudes justifiées, la vie a repris un cours presque « normal » sur les collines. Pour autant et paradoxalement, les violences faites aux femmes n’ont pas diminué.
Pourquoi ce phénomène, apparu au cours de la crise comme l’un des fléaux imposés par les groupes armés, persiste-t-il ? Comment a-t-il pu contaminer même les civils qui, à leur tour, se livrent à ce type de crimes ? « Impunité », répond Léoncie. Les auteurs de ces violences, même lorsqu’ils sont identifiés et dénoncés, ne traînent jamais bien longtemps en prison. « Il existe une solidarité négative entre les hommes ; pour que la situation évolue, il faudrait qu’il y ait plus de femmes aux postes de décision et comme magistrates. » « Discrimination des femmes inscrite dans la tradition », ajoute une autre.
« Lorsque le violeur se présente devant la famille de la violée et propose un règlement à l’amiable (don d’une chèvre), la famille le plus souvent accepte, niant ainsi la souffrance endurée par la victime. »
Alors, Léoncie et ses compagnes d’infortune vont sur les collines pour sensibiliser les femmes sur leurs droits, mais aussi les hommes sur leurs responsabilités. À l’aide de scénettes qu’elles interprètent, assistées d’hommes qui ont rejoint leur cause, elles tentent de susciter une prise de conscience. Et cela marche, semble-t-il. Les membres de l’association, tout au moins, se sentent réhabilitées, telle Rita que nous avons rencontrée. Rita, qui pleure lorsqu’elle évoque les deux viols dont elle a été victime à quelques années d’intervalle, la laissant traumatisée… et mère de jumeaux. Oui, mais Rita qui rit de fierté et de joie, devant nos mines ébahies, lorsqu’elle nous annonce qu’elle est désormais mécanicienne. Elle nous fait visiter le garage où elle a été embauchée après avoir suivi une formation prise en charge par Acord. « Je ne suis pas beaucoup rémunérée, mais cela me permet d’assurer le minimum pour mes enfants. Grâce à ce travail, j’ai regagné l’estime de ma communauté parce que mes voisins voient que je m’assume seule. Un jour, si je réunis suffisamment de moyens, je monterai mon propre garage et j’apprendrai ce métier à mes enfants. » Que ton rêve puisse se réaliser un jour, Rita !
Comment parviennent-elles encore à sourire ? Parce qu’elles s’entourent les unes les autres de bonté. Cette bonté, que décrit Vassili Grossman dans son livre Vie et destin, comme une « bonté privée d’un individu à l’égard d’un autre individu, une bonté sans témoins, une petite bonté sans pensée ».
Et, comme lui, « nous voyons que cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle ». Malgré la démence des hommes entraînés dans une spirale de violence, « en ces temps, où les hommes ne ressemblent plus à des hommes », eh bien cette « pauvre bonté sans idée n’a pas disparu ». Témoigner de cette bonté et plus encore, lui permettre de s’épanouir et de s’étendre sur tout ce qui vit, voilà ce qui devrait animer tous les artisans de paix ! Pour réconcilier les humilié(e)s avec l’espérance…
1) « Laissez cette fille avec sa dignité » en kirundi.
2) Association de coopération et de recherche pour le développement, dont le bureau au Burundi intervient à travers quatre composantes thématiques, à savoir les moyens d’existence, le VIH/Sida, le genre et le conflit. Acord au Burundi dispose d’une sous-composante gouvernance locale qui est définie comme la base et la cause même de l’exclusion et du conflit. Acord Burundi est notamment soutenue par le CCFD – Terre solidaire, lequel accompagne des partenaires dans la région des Grands Lacs depuis 1995.
Isabelle MULLER MANIMBEN est Chargée de mission Afrique des Grands Lacs au Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD – Terre solidaire).