Inconnues sur le continent, les confréries ont en Corse un rôle social, notamment pour réguler les conflits de manière non-violente, en s’appuyant sur la spiritualité évangélique.
Une récente publication 1 de Gianni Repetto, professeur de lettres dans un établissement scolaire du Piémont (Italie), aborde avec force et talent les phénomènes de déculturation relatifs à l’exode rural et à l’essor concomitant de la péri-urbanité. Tout au long de son œuvre, sa sensibilité paysanne décrit l’abandon des pratiques sociales qui, jadis, charpentaient la vie des communautés villageoises. Les nouvelles formes d’organisation sociétales presque uniquement basées sur la responsabilité individuelle du citoyen, sont pour l’auteur une prise de risque pouvant conduire à la mort culturelle de nos sociétés modernes.
La providence ayant fait croiser nos chemins, la confrérie mène avec Gianni une réflexion sur ce que pourrait encore nous enseigner la société agropastorale d’où nous sommes, lui et nous, issus. Bien que modeste, cet effort de pensée s’inscrit dans la volonté de ré-humanisation de nos territoires montagnards dont la démographie n’a jamais été aussi faible. Il s’agit ainsi, pour répondre aux deux acceptions possibles du terme ré-humaniser, de tenter le repeuplement des zones abandonnées, tout en promouvant le rétablissement d’un rapport de parfaite harmonie entre les individus qui s’y engagent.
Dans cet esprit, quelques villageois proposent en 1992 de restaurer l’espace confraternel et, par là même, de réinvestir une réalité spirituelle et symbolique encorereconnue et acceptée par l’ensemble des villageois ; ceci indépendamment de leurs convictions religieuses ou philosophiques.
Il existe de nos jours environ 70 confréries vivantes en Corse, il y en avait autrefois dans chaque village. Depuis le Moyen Âge ces dernières disposent d’un oratoire qui n’est pas à confondre avec l’église paroissiale. L’édifice est le siège d’une structure que le droit canon définit de façon bien trop restrictive comme « une association de fidèles ». En vérité, positionnée de façon subtile à la charnière de l’Église catholique instituée et de la société civile, la confrérie constitue une sorte d’espace tiers vécu comme la projection sociale de l’amour de Dieu.
C’est sur ce socle spirituel qu’au fil des siècles s’est élaborée une forme de civilité ayant conduit à l’humanisme chrétien qui caractérise les révoltes Corses du XVIIIe siècle. La religiosité populaire revêtant alors une connotation politique qui propose à la construction sociale de retenir le principe d’égale dignité entre les individus.
Cette aspiration, traduite dans les gestes du quotidien, fait s’assoir au même banc de la « casazza 2 » le médecin et le berger, le notaire et le laboureur illettré. La langue corse elle-même est le miroir de ce choix. Elle distingue en effet l’individu de sa fonction et le renvoie à ce qui le caractérise fondamentalement. Ainsi, je ne suis pas professeur mais, dans une traduction littérale du corse, « je fais le professeur ».
Que suis-je donc en vérité sinon ton frèredans la filiation divine ? Rien d’autre ne peut mieux me caractériser et le général Don Luiggi Giafferi (1668-1748) participant aux premiers soulèvements villageois du XVIIIe siècle, évoquait à sa façon le même principe : « L’exemple du peuple corse doit apprendreaux souverains à ne point opprimer leurs sujets, mais à se souvenir que partageant avec eux la qualité d’hommes mortels, ils sont originairement égaux. »
C’est sur cette base, que l’un des premiers articles de la Constitution corse (1735) évoque les hommes « libres et égaux entre eux ». Ceci pour rappeler que l’égalité relèvedu fait de nature;qu’en cela elle s’impose à tous car elle est d’inspiration céleste et intrinsèquement inscrite dans la condition humaine.
Ainsi, comme se plaît à le souligner l’historien Antoine-Marie Graziani, les mouvements populaires corses du XVIIIe siècle sont « une révolution d’une espèce particulière ». Une assemblée de 1735 proclame en effet que Marie, mère de Jésus, est protectrice de la Corse. L’ostentation religieuse n’est pas là de nature oppressive. Elle relève en fait d’un catholicisme humaniste qui assurela liberté de conscience et la protection des minorités confessionnelles.
Une fois encore, la langue corse donne le parfait témoignage de cet esprit de tolérance. Dans le terme cristianu, la sémantique n’évoque pas forcément l’attachement religieux. Elle peut renvoyer de façon plus générique à l’idée « d’homme ». Une anecdote ayant marqué mon enfance me rappelle ma grand-mère et sa compassion pour des ouvriers agricoles immigrés d’origine marocaine. Se désolant de leur condition de vie misérable, elle s’attachait à rappeler qu’ils étaient aussi des hommes : I corci st’arabi, sò dinò elli cristiani, disait-elle (les pauvres ces arabes, ils sont eux aussi chrétiens). La traduction littérale rendant le propos parfaitement absurde, il m’a fallu grandir pour le comprendre vraiment.
Pour s’attacher à ne reconnaitre dans l’altérité que ce qui permet d’unir, l’espace confraternel est ainsi vécu comme une utopie tant au sens philosophique qu’étymologique. Il s’agit d’un véritable « lieu du bonheur » clairement matérialisé dans l’espace architectural villageois corse.
Depuis l’origine, c’est une réalité où prévalent les lois fondamentales de Dieu. En l’occurrence la foi et l’espérance mais aussi et surtout la charité qui, dans l’esprit évoqué plus haut, l’emporte sur les deux premières. Dans le tabernacle, au cœur de l’assemblée des confrères et des consœurs (en fait l’ecclésia), le Christ présent nous invite et nous rassemble.
À la verticalité théologale qui établit le rapportà Dieu, et fonde pour les hommes une vision particulière du monde, viennent s’ajouter les règles qui régissent l’ordinairede la vie, la quotidienneté des échanges. Nous sommes alors dans l’application concrète des valeurs antérieurement soulignées.
Le bâton de paix
Vécue comme un espace de débat et de tempérance, la confrérie est ainsi à l’articulation des aspirations mystiques et des contraintes du siècle. Le prieur, désigné démocratiquement par ses pairs, assurera pour une période d’un an l’autorité spirituelle. Il sera assisté dans son rôle par un sous-prieur également élu. L’un et l’autre auront à exercer une fonction essentielle dans le recueillement et l’introspection nécessaires à la vie confraternelle.
Cependant, leur autorité doit rassembler au-delà des confrères eux-mêmes. Elle doit être reconnue par les villageois et la règle orale prévalant à leur désignation indique que le prieur et le sous-prieur de la confrérie seront accueillis dans n’importe quelle demeure. En fait, ils les visitent toutes au moins une fois par an pour une bénédiction fixée, selon l’usage, après la semaine sainte et les festivités pascales. Les rencontres qui en découlent permettent de mieux cerner les réalités de la vie communautaire. On y recueille nombre de renseignements précieux utiles à une cérémonie toute particulière ayant lieu chaque année le 20 août.
Ce jour-là, le village tout entier se retrouve dans une chapelle romane surplombant la vallée. Après la messe et les polyphonies traditionnelles qui ont animé la liturgie, le prieur ou un confrère désigné à cet effet, met « à u lottu » la bannière de procession.
Il s’agit d’une sorte de mise aux enchères où, en apparence seulement, les villageois se disputent le droit de disposer du gonfalon ; ceci pour le temps des cérémonies. Sous l’arbitrage d’un confrère garant de la règle, les familles se livrent pour un instant seulement, à une guerre fantasmée héritée des tensions et des rancœurs de l’année.
La prévention des conflits relève dans ce cas d’une forme de transposition théâtrale de la réalité. Chacun jouant son rôle, il n’y aura de résolution que dans la faculté du confrère à rappeler son autorité, à départir les familles dans l’équité et la justice. S’il venait à échouer dans sa tâche, les aigreurs ne s’en trouveraient encore que plus fortes.
Pour le temps où ils auront à exercer ce type de fonction, le prieur et le sous-prieur seront les détenteurs du pace.En fait, il s’agit d’un simple bâton dont la valeur symbolique est explicite ; il est le « bâton de paix ». Bien que placé sous la responsabilité de la confrérie, ce dernier est en fait la propriété de la communauté toute entière.
Au travers du prieur et de l’autorité qui lui est communément reconnue, les confrères eux-mêmes se transforment en faiseurs de paix, i paceri . Ils interviendront pour « faire tiers » lorsque des familles ou des individus seront en état d’inimité manifeste. Allant puiser dans ce qui fonde la plénitude de leur engagement, ils se rendront garants de la cohésion sociale indispensable à l’idée de village.
Ils se feront souvent les « porteurs de paroles ». Allant des uns aux autres, ils inviteront les plus belliqueux à modérer leurs propos ; ceci pour mieux les transmettre à qui de droit. Le lien - bien qu’indirect - assuré par le confrère prélude dans bien des cas aux actes de réconciliation.
La racine étymologique prélatine pag, pak ayant prévalu à la naissance du mot pax en latin, lui-même ayant dérivé en pace en corse, indique l’action d’unir, de souder. L’œuvre de paix est à ce titre l’acte rassembleur qui donne l’idée de groupe homogène et cohérent.
Ainsi, dans le terme paisanu, hérité de paese, c’est-à-dire pays ou village, les Corses n’évoqueront pas seulement la référence au lieu d’habitation partagé. Pour eux, le « bâton de paix » a transformé la référence topographique initiale en fait de culture profonde. N’est-ce pas en réalité une façon déjà ancienne de réguler les conflits de manière non-violente ?
La construction intellectuelle va au-delà même du concept d’identité individuelle et collective. D’ailleurs, elle ne se limite pas aux interactivités qui peuvent en découler. Par analogie, elle va jusqu’à projeter dans le cadre du rapport social ce qui alimente ordinairement les liens du sang. Être paisanure vient donc à manifester une forme de parenté sociale.
Nous pensons avec Gianni Repetto qu’il s’agit là de la résurgence d’un archaïsme anthropologique. Cette impression de retour aux principes de la tribu est alimentée par l’image du « bâton de paix ». Par le biais du prieur, se sont toutes les mains du groupe qui l’étreignent et le tiennent droit.
Il nous reste à savoir ce que cet exemple peut indiquer aux sociétés modernes. Si le pré-illuminisme insulaire a su s’en inspirer, il n’est pas certain que le monde actuel y soit véritablement sensible. Il est en effet difficile, suite aux influences des matérialismes, de trouver une voie médiane toute faite de spiritualité et de symbolisme.
Le retour à la terre matricielle caractérise notre choix. La langue corse, encore une fois, nous y a sagement invités lorsqu’elle ne distingue pas l’homme de la terre qui le supporte. Quì sò nant’à mè signifie littéralement « ici je suis sur moi » pour indiquer « ici est ma propriété ».
Pour faire vivre ces traits subtils d’humanité, l’initiative non-violente est porteuse d’un espoir grandissant. Nous la remercions de prêter attention à la diversité des expériences et de préparer l’avenir sans imaginer que le temps passé n’était que du temps perdu.
1) Gianni Repetto, Per non morire di deculturazione, Materiali per un territorio. Tipografia Pesce, Ovada, 2011.
2) Nom corse de l’oratoire de la confrérie.
Qu’est-ce qu’une confrérie ?
Les confréries sont des communautés de laïcs destinées à favoriser une entraide fraternelle et à perpétuer une spiritualité. Cette forme d’association est attestée depuis le XIIIe siècle en France, elle a aussi existé en Italie et en Espagne. Une confrérie se distingue d’une corporation. Celle-ci ne regroupe que des laïcs en fonction de leur métier.
En France, toutes les confréries furent abolies au moment de la Révolution française, par un décret en date du 18 août 1792, mais elles ont continué à exister en Corse jusqu’à nos jours, où elles retrouvent parfois une certaine actualité dans les villages : « Beati pacifici quoniam filii Dei vocabuntur », « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu » Évangile selon Matthieu 5, 9.