Auteur

Jacques Semelin

Année de publication

2001

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La résistance civile fut celle de la survie : elle visait à sauver ce qui pou- vait l’être, sans attendre le renversement du rapport des forces militaires. Il s’agissait de faire survivre des personnes pourchassées par les forces de l’occupant et de la collaboration, de faire survivre des valeurs et modes de vie profondément menacés par le régime nazi.

« Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? [...] Si la machine gouvernementale veut faire de vous l’instrument de l’injustice envers votre prochain, alors je vous le dis, enfreignez la loi. » Henry David Thoreau

La résistance civile fut celle de la survie : elle visait à sauver ce qui pou- vait l’être, sans attendre le renversement du rapport des forces militaires. Il s’agissait de faire survivre des personnes pourchassées par les forces de l’occupant et de la collaboration, de faire survivre des valeurs et modes de vie profondément menacés par le régime nazi.

Les formes de résistance « non-violente » dans le contexte de l’Europe nazie sont plus nombreuses et diversi- fiées que ne le croit en général le grand public. Toutefois, la notion d’action non-violente ne semble pas pertinente dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. L’une des carac- téristiques fondamentales de la résistance au nazisme fut en effet la forte imbrication entre les moyens de lutte armée et non-armée. La résistance non-armée fut, dans la majorité des cas, adoptée faute de mieux, c’est-à-dire faute de possé- der des armes, ce qui demeura le principal dessein de ceux qui tentaient de s’opposer à l’ordre nazi. La notion de « résistance civile » permet de décrire ces phénomènes de lutte non-armée, sans référence explicite à une stratégie ou une philosophie de l’action non-violente. Je définirai ainsi la résistance civile comme la résistance d’acteurs sociaux ou politiques appartenant à la société civile et/ou à l’appareil de l’État, et ce, par des moyens politiques, juridiques, économiques ou culturels.

Cependant, la résistance civile ne peut être uniquement appréhendée à travers ses moyens. Sous l’occupation alle- mande, si des individus et des groupes ont eu effectivement recours à des formes d’action non-armée, celles-ci étaient en réalité au service des buts de la guerre ou du combat para- militaire (par exemple, l’action de renseignement, le soutien des populations aux maquis...). Ces actions de résistance civile, combinées à la lutte armée, ont fait l’objet de recherches historiques particulières1. Il ne sera traité ici que des actions de résistance civile plus « autonomes », c’est-à- dire celles qui étaient orientées vers des objectifs proprement « civils », comme l’indépendance de certaines institutions en dehors du contrôle de l’occupant ou la protection des personnes persécutées...

Les formes variées de la résistance civile

La résistance civile fut fondamentale au sens étymologique du mot : parce que très souvent première à appa- raître dans la mesure où ceux qui commencèrent à résister n’avaient pas d’armes. Elle joua un rôle important dans la structuration des processus résistants, à travers des moyens d’action politique, économique ou culturelle. En particulier, la résistance civile eut une dimension idéologique essentiel- le, à travers le développement de journaux et bulletins clan- destins qui défiaient la légitimité du pouvoir occupant et des forces collaboratrices. En ce sens, les actions de résistance civile ont été surtout le fait de ce que l’on a appelé les mouvements de résistance et non pas des réseaux, bien plus liés à des objectifs de guerre. L’ancien résistant Claude Bourdet a proposé sur ce point une distinction particulièrement éclai- rante : « Un réseau, écrit-il, c’est une organisation créée en vue d’un travail militaire précis, essentiellement le rensei- gnement, accessoirement le sabotage, fréquemment aussi l’évasion des prisonniers de guerre et surtout des pilotes tombés chez l’ennemi ; ce qu’on a appelé les “filières”. Par définition, un réseau est en contact étroit avec un organe de l’état-major des forces pour lequel il travaille. [...] Un mou- vement, au contraire, a pour premier objectif de sensibiliser et d’organiser la population de la manière la plus large pos- sible. Bien entendu, il a aussi des objectifs concrets [...] mais au fond on pourrait presque dire qu’il remplit cette tâche par surcroît, parce que chacun de ses adhérents a besoin de se sentir concrètement engagé. C’est avant tout par rapport à la population qu’ il entreprend ces tâches. C’ est elle qui est son objectif et sa préoccupation profonde. »2 Parallèlement à cette dimension organisationnelle, la résistance civile prit des formes à la fois individuelles et collectives, anonymes et clandestines, tels que le travail au ralenti, le sabotage industriel, la lutte contre le service du travail obligatoire ou la protection des personnes pourchassées par le régime, à commencer par les juifs. Elle eut aussi des formes publiques, à travers des manifestations (comme celle du 11 novembre 1940 à Paris), des grèves (comme en août-septembre 1942 en France),  des des protestations de Cours de justice (en Norvège en 1940 ou en Belgique en 1942) et diverses formes d’oppositions d’organismes professionnels, éducatifs, médicaux ou culturels (aux Pays-Bas, en Norvège ou en Pologne). Les activités de sauvetage des juifs ont été l’une des formes les plus fréquentes de résistance civile, l’action la plus spectaculaire ayant été l’éva- cuation vers la Suède de la communauté juive du Danemark en octobre 1943. Au sein même de l’Allemagne nazie, deux exemples sont particulièrement significatifs : la protestation publique en 1941 de certaines autorités catholiques contre l’euthanasie des malades mentaux (sermons de l’évêque de Münster, Von Gallen, en juillet-août 1941), et la manifestation des femmes « aryennes » dans les rues de Berlin en 1943 pour demander la libération de leurs maris juifs3.

Comment comprendre ?

Plutôt que de faire le récit de ces diverses actions, ce que l’on trouvera ailleurs , je voudrais proposer ici quelques clés d’interprétation de ces exemples de résistance civile. En effet, ces formes de luttes non-armées sous le nazisme, quand elles ne sont pas tout simplement ignorées, suscitent en général l’incrédulité. Comment comprendre qu’il ait été possible de résister sans armes face à Hitler et à ceux qui collaboraient avec lui ? Cela paraît invraisemblable. Raymond Aron notait lui-même qu’une stratégie non-violente pouvait être efficace en Inde contre les Anglais mais pas contre Hitler ou Staline5. Évidemment, un tel jugement, qui semble inspiré par le bon sens, est en partie fondé. Il doit pourtant être nuancé à la lumière des travaux historiques sur les formes de résistance sous le nazisme et le communisme. Certes, dans l’Europe hitlérienne, bien des cas de résistances non-armées ont été gravement réprimés, comme par exemple cette surprenante grève de masse aux Pays-Bas en mars-avril 1943 (plusieurs dizaines de grévistes sont passés par les armes). Mais d’autres luttes n’ont pas connu des issues aussi tragiques, tels que le sauvetage peu connu des juifs de Bulgarie en 1943 6. Alors faut-il dire que de tels exemples relèvent du « miracle » ou rechercher des explications plus scientifiques ? Dire que leur succès tient à des conditions « particulières », comme on l’avance par exemple à propos du sauvetage des juifs du Danemark ? Oui, il y a toujours des conditions « particulières » : c’est le propre de la discipline historique que de mettre en relief les singularités d’une situa- tion donnée en l’analysant toujours dans son contexte. Mais cet argument empêche de voir le problème de la résistance civile dans une perspective plus profonde. Non, la résistance civile ne tient pas du « miracle », ni uniquement de conditions particulières, mais bien de l’articulation de plusieurs facteurs dont elle dépend pour son développement et son éventuelle réussite. J’insisterai dans ces pages sur trois d’entre eux, relatifs aux problèmes de la cohésion sociale, de la légitimité du pouvoir et du rapport à l’opinion.

La cohésion sociale

Résister sans armes suppose le dépassement de la peur face à des pouvoirs particulièrement brutaux. Comment est-ce possible ? Si l’individu est isolé, ce ne peut être qu’en vertu de fortes convictions morales ou religieuses qui peuvent le conduire au sacrifice de lui-même. S’il s’agit d’un groupe, la peur de lutter sans armes peut être partagée et devient donc sans doute plus supportable. C’est pourquoi le degré de cohésion sociale d’une collectivité, et notamment le sentiment de solidarité entre ses membres, est souvent une clé importante pour interpréter sa capacité de résistance civile.

La cohésion sociale peut s’évaluer à la façon dont un groupe, et plus globalement une société, « fait bloc », « fait corps » contre un pouvoir usurpateur. Une telle réaction est loin d’ être certaine. Elle n’ est possible que si les liens qui  relient les différents membres, avant la crise, sont suffisam- ment solides pour en supporter le choc. Plus la société possède un degré de cohésion élevé, et plus elle sera en mesure de résister par elle-même à une agression armée. On ne défend bien que ce qu’on aime bien. On n’est vraiment prêt à prendre des risques que pour ce à quoi l’on tient. À l’inverse, plus une société connaît des divisions internes profondes, dans le temps précédant l’agression, et plus la résistance civile sera difficile. Il est en effet à craindre que le « tissu social » ne résistera pas longtemps aux coups répétés de l’agresseur. En particulier, des individus qui hier se sentaient exclus n’auront pas nécessairement grand-chose à perdre en se mettant du côté de l’occupant. Ainsi, les divi- sions d’avant l’invasion risquent d’engendrer beaucoup plus la collaboration ou la passivité des populations que leur résistance, laquelle a toutes les chances d’être limitée.

Ceci expliquerait pourquoi la plupart des exemples de résistance civile importants se situent surtout dans les pays de l’Europe du Nord ou de l’Ouest, au sein de sociétés qui connaissaient avant-guerre une certaine stabilité démocratique et une assez bonne cohésion sociale. En revanche, la résistance armée s’est davantage développée dans l’Europe du Sud ou de l’Est, au sein de pays qui connaissaient avant 1939 une plus grande instabilité politique et des régimes autoritaires et corporatistes7.

La légitimité du pouvoir

Une « bonne » cohésion sociale ne conduit pourtant pas nécessairement à la naissance d’un mouvement de résistance civile de masse. Tout dépend encore de la position initiale du pouvoir politique légitime du pays agressé. Si ce gouver- nement légitime décide de collaborer avec la puissance occupante, alors il est probable que la dynamique d’une opposition potentielle sera fortement enrayée. Car cette résistance éventuelle doit alors affronter non seulement le pouvoir de l’occupant mais celui du gouvernement de son propre pays. C’est pourquoi la résistance civile a toutes les chances de demeurer longtemps embryonnaire et limitée. Cette passivité générale ne signifie pourtant pas que la majo- rité de la population soit en faveur de la collaboration. Au contraire, dans la mesure où la société civile ressent effecti- vement l’agression militaire dont elle est victime comme une véritable invasion étrangère, il est probable que les populations n’approuvent pas la politique de collaboration de leurs dirigeants. Mais le fait que le gouvernement légiti- me soit ainsi en position de « faire écran » entre les occu- pants et les occupés neutralise la possibilité immédiate d’une résistance de masse contre l’agresseur. En d’autres termes, la collaboration d’État empêche la pleine expression du potentiel de résistance de la société civile. C’est le cas du Danemark et de la France de Vichy8.

En revanche, le choix d’une politique de non-coopération par le gouvernement d’un pays militairement vaincu est un facteur évident d’incitation à la résistance civile. En raison de la situation de contact direct entre occupants et occupés qui en résulte, une résistance civile de masse est probable en tant que mécanisme psychologique de défense collective contre l’étranger. Probable, mais non certaine : la résistance de la société ne se décrète pas ; elle est plus difficile à mettre en œuvre quand la société agressée n’a aucunement été préparée à subir une telle épreuve. On dira seulement qu’une stratégie de « non-collaboration d’État » est celle qui peut au mieux activer le potentiel de résistance de la société. C’est le cas de la Norvège dès l’hiver 1940.

L’opinion publique

La résistance civile peut enfin se comprendre à travers la notion d’opinion, et plus spécifiquement celle d’opinion publique. On sait qu’il existe une relation dialectique entre résistance et opinion. Il faut en effet se représenter les rôles de l’opinion et de la résistance de façon dynamique et complémentaire. Une résistance est vouée à l’échec sans une opinion qui la soutient. Une opinion ne peut changer le cours des choses sans une résistance qui incarne sa volonté. D’une certaine façon, l’opinion protège la résistance tandis que la résistance agit au nom de l’opinion qui la soutient. Mais ceci vaut pour la résistance en général. La particularité de la résis- tance civile est, me semble-t-il, de rechercher une certaine efficacité politique à travers l’expression publique de l’opinion : une opinion publique résistante. Dans une dictature, l’opinion publique est par définition muselée, bâillonnée : ne s’ exprime que dans la presse officielle. Il existe pourtant des moments où une opinion différente tend à « percer », à travers la prise de position de diverses personnalités ou par des grèves et manifestations. En ce cas, il y a lieu de parler de la formation d’une opinion publique dans un sens contestataire, celui défini par Gabriel Tarde au XIXe siècle, en tant que contre-pouvoir 9. Or, c’est le propre de la résistance civile que d’être le vecteur d’expression de cette opinion publique résistante. Par quels moyens ? Dans quelles circonstances ? Pour répondre à ces questions, il faut repérer plus concrètement les modes de développement de cette forme de résistance.

Les modes de développement

Le premier, le plus évident, est celui de la force des mots et des symboles. Un peu partout en Europe, des tracts et des feuilles clandestines sont apparus dans les pays vaincus pour appeler à continuer la lutte. Certes, la force des mots n’est pas du même ordre que la puissance des armes. Mais au moins les mots peuvent-ils parfois aider à garder le moral et à tracer une perspective par-delà l’immédiate réalité. Le développement de la presse clandestine a joué à cet égard un rôle fondamental, en tant que vecteur d’expression et de construction des mouvements de résistance. À travers la diversité de ses titres, la presse clandestine permit une sorte de cohésion idéologique des groupes résistants, favorisant ainsi le déploiement de leur action concrète : travail de propagande, de fabrication de faux papiers, actions de sabotage, etc.

La radio tint à peu près le même rôle sur le plan internatio- nal. Ceux qui purent s’exprimer à Londres, au micro de la BBC, usèrent, eux aussi, de la force des mots à défaut de pos- séder celle des armes. Sur ce point, un des aspects peu connus de l’action du général de Gaulle est d’avoir lancé des appels à la résistance civile, surtout dans les deux premières années de la guerre. Ainsi entre 1940 et 1942, de Gaulle — au micro de la BBC — appelle la population française (en zone sud) à manifester le 1er janvier, le 1er mai ou le 14 juillet. Les rassemblements des 1er mai et 14 juillet 1942 seront particulièrement réussis dans plusieurs villes de France.

C’est avec la BBC que l’on découvre aussi l’importance des symboles comme le « V » de Victoire, une campagne lancée en 1941 au micro de la station britannique, et dont la réussite au sein de l’Europe occupée surprit ses organisateurs. Succès apparemment dérisoire puisqu’il ne s’agit que de mots ou de symboles. Mais succès non négligeable pourtant, puisqu’il témoigne de l’insubordination de l’esprit. L’action symbolique est en ce sens l’une des caractéristiques importantes de la résistance civile, le symbole étant à la fois un moyen d’expression, de reconnaissance et de regroupement, qui offre peu de prise à la répression.

Un autre mode de développement de la résistance civile s’opère à travers ce qu’on peut nommer des formes variées de « réactivité sociale » : processus par lequel des groupes sociaux ou professionnels variés expriment, à travers des crises qui peuvent être spectaculaires (comme des grèves ou des manifestations) leur intolérance à tel ou tel aspect de la politique du régime. Selon leur propre histoire et leurs mentalités, ces groupes entrent en opposition avec le régime d’occupation. Pour chacun d’eux, c’est une situation, un événement, un symbole différents, qui déclenche la mobili- sation. Ainsi, en Belgique, les manifestations du 11 novembre 1940 furent surtout le fait de la bourgeoisie attachée aux valeurs patriotiques tandis que, quelques mois plus tard, ce fut au tour des mineurs du bassin liégeois de réagir contre la dégradation des conditions de vie. En ce sens, les mouvements de résistance civile furent comme des étapes sur le chemin difficile de la construction de la résistance organisée nationalement.

Enfin, le troisième mode de développement de la résis- tance civile repose sur la pratique clandestine de la solidari- té. Résister sans armes, c’est porter assistance à tous ceux qui sont victimes de la répression du régime, soit parce qu’ils se sont engagés à le combattre, soit parce qu’ils sont persécutés par ce régime. Ces deux formes d’assistance, l’une davantage de nature politique (envers les résistants), l’autre davantage de nature « humanitaire » (surtout envers les juifs), ne doivent pas être confondues : ceux qui ont pu aider des résistants en cavale ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui ont sauvé des juifs. Mais dans les deux cas, il s’agit d’une démarche altruiste, dangereuse, visant à dissimuler des personnes recherchées ou persécutées, afin de les soustraire à une fin tragique.

La question de la répression

Évaluer les capacités de la résistance civile face à la répression, suppose de se situer au préalable dans le cadre général des rapports occupants-occupés, en partant du postulat que toute occupation implique tôt ou tard une forme de répression. La nature et l’intensité de cette répression dépendent d’ abord des
l’occupé : s’il n’attend rien de l’occupé, sa répression peut être féroce. À l’inverse, plus il estime que l’occupé peut lui être utile en quelque chose, plus son intérêt est de le ménager.

On sait que la répression pratiquée par Berlin n’a pas du tout été la même à l’Est qu’à l’Ouest de l’Europe. À l’Est, les nazis voulaient faire des territoires conquis un espace vital (« Lebensraum ») : la répression ne devait donc en principe y avoir aucune retenue, les « sous-hommes » pou- vant être éliminés, au mieux asservis. À l’Ouest, les objectifs de l’Allemagne étaient tout autres : exploiter au maxi- mum les ressources économiques et humaines de l’Europe occidentale. Un haut degré de brutalité ne s’imposait donc pas, et était même contre-productif pour susciter la coopération de tous. C’est pourquoi la collaboration d’État, bien qu’elle n’ait pas été pensée par Berlin, était le meilleur moyen de susciter l’adhésion minimum des pays occupés, sans laquelle l’exploitation de leurs richesses aurait été beaucoup moins efficace. Un espace politique était donc plus favorable au développement de la résistance civile à l’Ouest qu’à l’Est de l’Europe. Dans l’ensemble, les faits vérifient ce principe général.

Les objectifs initiaux de l’occupant par rapport à telle ou telle population définissent pour ainsi dire la donne ori- ginelle de la répression envers elle. Mais, ensuite, bien des facteurs peuvent faire évoluer la nature et l’intensité de cette répression. Il y a d’abord le comportement des occupés eux-mêmes et la nature de leurs modes de résistance éventuelle à l’occupation. L’historien militaire Basil Liddell Hart a notamment souligné que les formes civiles de résistance avaient été souvent moins réprimées que les formes armées, parce qu’elles mettaient rarement en cause la vie des soldats allemands 10. Le facteur « opinion publique » est également à prendre en compte. On sait par exemple que la protestation ouverte d’autorités religieuses a pu infléchir la politique de déportation des juifs ; c’est le cas en France, à partir de l’été 1942, à la suite des sermons de protestation de plusieurs évêques catholiques, le plus connu étant celui de Mgr Saliège à Toulouse, le 23 août 1942. Mais cette fonction de « tiers » assumée parfois par les Églises n’a été possible que lorsque les nazis acceptaient de composer avec celles-ci, ce qui ne se produisit guère qu’en Europe occidentale ou scandinave.

La résistance civile aurait-elle donc été impossible à l’Est parce que la répression allemande y était trop brutale ? Non, méfions-nous encore de jugements trop rapides. Car l’un des mouvements de résistance civile les plus remar- quables de toute l’histoire de la guerre s’est déroulé en Pologne : celui de l’éducation clandestine pour contrer la politique nazie d’annihilation de la culture polonaise. Dans ce cas précis, une résistance civile de masse a tenu bon contre une répression des plus féroces. Au total, près de dix-huit mille lycéens ont réussi à passer leur bac dans la clandestinité.

Il y a sans doute un seuil au-delà duquel un mouvement civil de masse n’est plus réprimable, dès lors que la popula- tion occupée fait preuve d’une rare cohésion sociale. De plus, les Polonais n’avaient plus grand-chose à perdre face à un occupant qui ne leur promettait que l’asservissement ou la mort.

Le mouvement de l’éducation clandestine a été toutefois bien plus faible dans la partie orientale de la Pologne, occupée par l’URSS entre 1939 et 1941. Les Soviétiques ont en effet su jouer des divisions entre les différentes communautés pour ensuite organiser leur déportation. Autrement dit, les occupés n’ont fait preuve d’aucune cohésion interne et sont devenus très vulnérables. En d’autres termes, la répression ne serait pas le facteur de vulnérabilité le plus important de la résistance civile, mais bien la collaboration et la division sociale. Une société qui jouit d’un niveau élevé de cohésion sociale a peut-être la capacité interne de supporter l’épreuve d’une répression même intense. En revanche, une société divisée, dont certaines parties sont séduites par la collaboration avec l’agresseur, risque d’être encore plus déchirée par la répression et incapable d’y résister.

Face au génocide

Le cas de l'extermination oblige à pousser plus loin la réflexion sur les limites et possibilités de la résistance civile. En effet, réprimer une population, ce n'est pas vouloir l’anéantir. La répression a généralement pour but de rendre plus facile l’exploitation d’un groupe ou d’une société, au pire sa mise en esclavage, jamais son extermination. Si la résistance civile peut, face à la répression, disposer d’une marge de manœuvre, c’est parce que celui qui réprime conserve l’intention d’utiliser celui qui est réprimé. L’exter- mination est un processus d’une toute autre nature, répondant à des considérations idéologiques et non économiques : on ne peut exploiter durablement ce que l’on détruit. Une conclu- sion semble donc s’imposer : l’extermination étant le degré ultime de la violence, la résistance à l’extermination serait le degré zéro de l’efficacité de toute action non-violente.

À examiner les faits, un tel raisonnement paraît encore trop rapide. Les recherches réalisées sur le génocide juif montrent notamment que diverses formes de résistance civile ont parfois pu enrayer l’engrenage de la solution finale. L ’exemple le plus illustre est certes le sauvetage des juifs du Danemark, au sujet duquel Hannah Arendt écrit : « On est tenté de recommander cette histoire à tout étudiant en sciences politiques qui désirerait mesurer la force de l’action non-violente et de la résistance passive quand l’adversaire dispose de moyens violents et beaucoup plus puissants. » 

D'autres cas moins spectaculaires peuvent aussi être cités, comme le réseau clandestin de protection des juifs de Belgique, organisé par le Comité de défense des juifs (CDJ)12. En France, le nom du village du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire) illustre et symbolise ce genre d'activité de sauvetage, dont on découvre aujourd'hui un peu mieux l'importance. Il est d'ailleurs remarquable que des policiers, à qui on avait confié la charge d'arrêter des juifs, aient été parfois à l'origine de leur sauvetage (comme à Nancy)13. Ces activités de secours et de protection se développèrent à l'initiative de juifs eux-mêmes et de non juifs, chrétiens ou incroyants.

Les résultats de ces actions sont certes limités au regard du nombre total de victimes de la « solution finale ». Toutefois, il ne faut pas oublier que le génocide — celui des juifs, mais aussi des tziganes — fut décidé dans le contexte de la guerre, qui rendait l’environnement international très indifférent à ces massacres. Seule restait la possibilité de « limiter les dégâts », ce qui fut souvent réalisé grâce à des actions de résistance civile.

Car le fait est établi : bien qu’informés très tôt du sort réservé aux juifs européens, les États-Unis, l’A ngleterre et l’Union soviétique ne firent rien pour en ralentir la destruc- tion, pas même bombarder les voies ferrées conduisant aux camps d’extermination, ce qui leur fut pourtant explicite- ment demandé14. Engagés dans une guerre totale qu’ils n’étaient pas sûrs de gagner, les Alliés avaient pour premier objectif de concentrer toutes leurs forces pour détruire les machines de guerre allemande et japonaise. Dans ce contexte de guerre totale, Auschwitz ne représentait à leurs yeux aucun enjeu stratégique15.

Certes, à terme, seul l’anéantissement du régime nazi par les armées alliées pouvait mettre fin au cauchemar des juifs d’ Europe, mais c’ était dans un avenir qui semblait alors incertain. En attendant ce jour hypothétique, la seule action possible était de les cacher. La résistance civile, avec ses faibles moyens, put parfois apporter aux personnes recherchées une sécurité relative mais immédiate. Ainsi, la résistance civile fut avant tout celle de la survie : elle visait à sauver ce qui pouvait l’être, sans attendre nécessairement le renversement du rapport des forces militaires.

De la survie à la libération

Ces divers exemples montrent que la résistance civile n’a pas seulement été une résistance morale ou « prophétique ». Soulignons au passage une certaine ambiguïté de la mémoire collective des faits de résistance non armée. Quelques actions sont parfois « héroïsées » comme en Allemagne, celle des étudiants de la « rose blanche » de l’ université de Munich. Mais c’ est en fait pour souligner qu’une résistance « spirituelle », était tout autant admirable que suicidaire. Ce qui par conséquent vient souligner le caractère crucial de la résistance armée. Il s’agit en ce cas d’un détournement quasi pervers opéré par la mémoire collective : héroïser une résistance morale pour en fin de comp- te valoriser la lutte armée qui dans le contexte intérieur de l’Allemagne nazie était quasiment impossible.

L’examen des faits historiques de résistance civile conduit à faire une critique radicale de telles représentations collectives et à porter de ce fait des jugements plus nuancés et plus précis. De quelque côté qu’on l’examine, la résistan- ce civile apparaît comme complémentaire à la résistance armée qui, elle, s’est généralement développée plus tard, dans la plupart des pays occupés.

La résistance civile fut celle de la survie : elle visait à sauver ce qui pouvait l’être, sans attendre le renversement du rapport des forces militaires. Il s’agissait de faire survivre des personnes pourchassées par les forces de l’occupant et de la collaboration, de faire survivre des valeurs et modes de vie profondément menacés par le régime nazi. Le but de la résistance civile ne fut pas tant de vaincre l’occupant — elle n’en avait pas les moyens — que d’exister à côté de lui, en dépit de lui, sans attendre l’heure de l’éventuelle délivrance.

Cette résistance de survie se transforma toutefois en une résistance de libération, à mesure que l’espoir d’en finir avec le régime nazi devenait de plus en plus réel. À cet égard, 1943 fut une année charnière en raison de la défaite des armées allemandes à Stalingrad et aussi de la croyance en la possibilité de l’ouverture d’un second front anglo-américain à l’Ouest. Dans la perspective de l’affrontement final, les mouvements de résistance tendirent à se radicaliser, à travers des formes d’un combat de plus en plus militaire, où s’esquissait aussi déjà la lutte pour le pouvoir futur.

Est-ce à dire que la résistance civile tendit alors à décliner ? Non, car la survie demeura un enjeu majeur jusqu’à la Libération. On assista plutôt à une nouvelle phase de structuration des processus résistants. À partir de 1943, la résistance civile s’intégra de plus en plus dans des schémas d’action militaires ou para-militaires. L’exemple typique fut en France le soutien des populations civiles à la constitution et au développement des maquis. L'anné 1944 en donna l'illustration spectaculaire, mêlant souvent, au moment ultime de l'affrontement final, guerre conventionnelle.

Grèves et guérilla

Mais cet apport particulier de la « résistance armée » pour la libération, la seule vraiment "sérieuse" aux yeux de certains, doit néanmoins être interrogé à la lumière des recherches les plus récentes. À cet égard, il convient d’interroger la distinction « classique » entre résistance « politique » et résistance « armée », utilisée par nombre d’acteurs de l’époque (qui a parfois été reprise par certains historiens). Car une telle distinction prête à confusion. En effet, la nature même de la résistance n’est-elle pas d’être avant tout un phénomène politique, quels que soient ses moyens d’action ? Ce que d’aucuns ont même appelé sa composante « militaire » ne peut en être isolée. La polémique célèbre entre le général Charles Delestraint et Henri Frenay à propos de la notion « d’armée secrète » le montre bien, dans la mesure où cette « armée » ne répond aucune- ment au schéma traditionnel d’une organisation militaire classique. En fait, « militariser » le phénomène résistant ne contribue guère à en avoir une compréhension plus profonde. Ce serait même contribuer à l’obscurcir. Il faut bien sûr prendre en compte le fait que certains « cadres » de la résistance ont tenté d’appliquer un schéma militaire à ce phénomène politique, comme d’autres (comme les communistes) avaient en tête le modèle de l’insurrection révolutionnaire. Mais on doit distinguer ces représentations présentes chez les acteurs de l’époque de ce que les mouvements de résis- tance ont effectivement été. La résistance française, et plus globalement la résistance des Français, a été autre chose qu’une organisation militaire classique ou une armée insurrectionnelle. C’ est cette « autre chose » qu’ il convient de penser, à travers ce que j’ai proposé de nommer le « phénomène résistant », un phénomène dont les contours sont toujours difficiles à délimiter avec précision16.

Commémorer la résistance civile ?

Cette complémentarité de principe entre résistances armée et civile ne se traduit pourtant pas, du point de vue de la mémoire, par un traitement équilibré du souvenir. La résistance armée tient pour ainsi dire le monopole du souvenir national, que ce soit à travers la commémoration des maquis ou de la Libération de Paris. Si la recherche historique a montré, au cours de ces dernières années, l’importance du rôle des anonymes, et plus généralement de ces civils sans armes17 des travaux récents ont aussi montré le rôle spécifique des femmes dans le développement de ce type de résistance, par exemple à travers ces « manifestations de ménagères » protestant contre la pénurie alimentaire, étudiées par Jean-Marie Guillon18, ou à travers une « résistance au foyer » venant en aide à des clandestins de toutes natures,« l’ombre de l’ombre » de la résistance, dit Claire Andrieu19. L’historienne italienne Anna Bravo décrit encore sous le vocable de « résistance civile », ce qu’elle appelle le« maternage de masse » de ces femmes italiennes qui, en septembre 1943, accueillent des milliers de soldats qui tentent d’échapper à l’embrigadement dans l’armée hitlérienne20.

La mémoire collective ne leur rend pas vraiment hommage. Sans doute a-t-on assisté, ces derniers temps, à une certaine évolution en ce sens. Par exemple, lors de l’inauguration du monument des « Justes » à Thonon-les-Bains, le 1er novembre 1997, le président de la République a salué le courage de « tous ces Français anonymes, ces “Justes parmi les nations”, qui au plus noir de la tourmente, sauvèrent les trois quarts de la communauté juive résidant sur notre sol ». Alors, ne conviendrait-il pas d’associer bien d’autres personnes et d’autres activités résistantes ? La résistance des Français ne s’est-elle pas exprimée aussi à travers ce jeune homme ou cette jeune fille qui transportait des messages, ce patron de café dont l’établissement servait de boîte à lettres, cette mère de famille qui hébergeait un aviateur britannique, cet employé qui écoutait les conversations téléphoniques de l’occupant, cette vieille dame qui acceptait que se tiennent chez elle des réunions secrètes, cet imprimeur qui éditait des tracts, ces policiers qui prévenaient les résistants qu’ils devaient les arrêter, cet agriculteur qui dissimulait des réfractaires au service du travail obligatoire, ces employés de mairie qui fabriquaient de fausses vraies cartes d’identité, etc. ? N’est-ce pas toutes ces professions et toutes ces générations qu’il conviendrait d’associer dans un même souvenir national ? 

JACQUES SÉMELIN


BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGE GÉNÉRAL :

•Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe (1939-1943), Petite bibliothèque Payot, 1998.

ÉTUDES DE CAS :

• Pierre Bolle (dir.), Le plateau Vivarais-Lignon. Accueil des résistants (1939-1944). Actes du colloque du Chambon-sur-Lignon (12-14 octobre 1990), Société d’histoire de la Montagne, 1992.

•Lucien Lazare, Le livre des Justes. histoire du sauvetage des juifs par des non juifs en France (1940- 1944), Paris, Lattès, 1996.

•Yahil Leni, The Rescue of Danish Jews. Test of a Democracy, jewish Publication Society of america, 1969.

•Sabine Zeitoun, Ces enfants qu’il fallait sauver, Albin Michel, 1989.

• Sabine Zeitoun, L’Œuvre de secours aux enfants (OSEE) sous l’Occupation en France, L’Harmatan, 1990.

1) Pierre Laborit, L’opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, 1990 et Roderick Kedward, In Search of the Maquis. Rural resistance in Southern France (1942-1944), Oxford, Clarendon Press, 1993.

2) Claude Bourdet, L’aventure incertaine, Paris, Stock, 1975, p. 96. Réédition aux éditions du Félin, 2000.

3) Un jeune chercheur américain a récemment publié sa thèse, largement consacrée à l’étude de cet exemple : Nathan Stoltzfus, Resistance of the heart. Intermarriage and the Rosenstrasse protest in Nazi Germany, New York, Norton, 1996. Voir aussi en allemand : Gernot Jochheim,Frauenprotest in der Rosenstrasse. “Gebt uns unsere Männer wieder”, Berlin, Hentrich Verlag, 1993.

4) Voir Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe (1939-1943), Paris, Petite bibliothèque Payot, 1998 et les autres ouvrages mentionnés en bibliographie.

5) Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calman-Lévy, 1962, p. 617.

6) Frederic B. Chary, The Bulgarian jews and the final solution (1940-1944), Pittsburgh, 1972.

7) Voir à ce sujet l’intéressante communication de Peter Lagrou, « L’Europe méditérranéenne dans une histoire comparative de la Résistance » dans La résistance et les Européens du Sud (20-22 mars 1997), Aix-en-Provence (à paraître).

8) Voir Le régime de Vichy et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, Paris, Fayard, 1992.

9) Gabriel Tarde, L’opinion et la foule (1ère édition 1901), Puf, 1989.

10) Basil Liddell Hart, « Lessons from resistance movements » dans Adam Roberts (Ed.) The strategy of Civilian Defense, London, Faber and Faber, 1969, p. 205.

11) Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1966, p. 191.

12) Philippe de Briey, « Le comité de défense des juifs », Cahiers de la Réconciliation, novembre 1981.

13) Jean-Marie Muller, Désobéir à Vichy. La résistance civile de fonctionnaires de police, Presses universitaires de Nancy, 1994.

14) Léon Poliakov, Le procès de Jérusalem, Calmann-Levy, 1963, p. 252.

15) Walter Laqueur, Le terrifiant secret. La solution finale et l’information étouffée, Gallimard, 1981.

16) Jacques Sémelin, « Qu’est-ce que résister ? » dans Esprit, janvier 1994, n° 198, pp. 50-63.

17) Je pense en particulier aux ouvrages d’Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la résistance. Défense de la France (1940-1945), Paris, Le Seuil, 1995 ; de Laurent Douzou, La désobéissance. Histoire du mouvement Libération-Sud, Paris, Odile Jacob, 1995 ; de Dominique Veillon,

18) Jean-Marie Guillon « Le retour des “émotions populaires”. Manifestations de ménagères en 1942 », contribution à Mélanges Michel Vovelle. Volume aixois. Sociétés, mentalités et cultures. France XVe-XXe siècles, Université de Provence, pp. 267-274.

19) Claire Andrieu, « Les résistantes. Perspectives de recherche », dans Le mouvement social, n° 180, juillet-septembre 1997, p. 87.

20) Anna Bravo, « Résistance civile, résistance des femmes en Italie (1943-1945) » dans Jean-Marie Guillon et Robert Mencherini, La Résistance et les Européens du Sud, Actes du colloque d’Aix-en-Provence, 20-22 mars 1997.


Article écrit par Jacques Semelin.

Article paru dans le numéro 121 d’Alternatives non-violentes.