Emmanuel Lévinas et la non-violence

Auteurs

Claire Marie Monnet et Michel Van Aerde

Année de publication

2005

Cet article est paru dans
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La philosophie occidentale, avec sa philosophie de l’Être, n’a jamais cessé de prôner la violence pour résoudre les conflits, comme en rend compte magistralement Emmanuel Lévinas. Pour ce philosophe, la non-violence permet l’établissement de règles nouvelles pour vivre autrement le conflit avec autrui.

Claire Marie MONNET, Dominicaine, historienne et philosophe.

Michel VAN AERDE, Dominicain, philosophe et théologien, fondateur et animateur du site Internet Domuni. Ce site, où interviennent principalement des thélogiens(nes) de l’Ordre des Frères Prêcheurs fondé par saint Dominique, se donne pour tâche de rendre accessibles la philosophie et la théologie à tous. Il offre actuellement plus d’une centaine de cours, des séminaires, une bibliothèque, des recensions de livres : www.domuni.org

Résumé de l’article

 

1. C’est en Europe que s’est développée la civilisation actuellement dominante, où se trouve posée de façon tragique la question de la violence au XXe siècle. Guerres mondiales, Auschwitz, libéralisme, etc.

2. N’y a-t-il pas, dans la logique profonde qui anime et sous-tend la civilisation occidentale, l’explication de cette violence, une « ratio » ? Où se trouve le germe ? La violence serait-elle au commencement de la pensée (lucidité) rationnelle, une rationalité qui, par nature, serait violente ? La nature même de l’ontologie occidentale est violente. Voilà la lecture de Lévinas. Il ne s’agit pas d’une erreur contingente, écrit-il.

On en trouve d’ailleurs l’aveu au commencement même de la philosophie européenne, chez un présocratique nommé Héraclite : « Polémos pater panton » (le combat est le père de tout, ou « la guerre est mère de toute chose »).

3. Les mouvements pour la non-violence n’ont- ils pas intérêt à entrer dans cette lucidité et à voir comment cette analyse philosophique, certes peu accessible au commun, peut éclairer et nourrir la réflexion et la pratique ?

Introduction

Justice et réconciliation. La justice suppose la vérité. La réconciliation vient après la violence, elle suppose une analyse de la violence et de ses causes. C’est pourquoi une étude approfondie des voies d’accès à la vérité semble appropriée ainsi qu’une réflexion sur la violence latente dans la recherche même de la vérité. Attention aux fausses réconciliations, aux associations de malfaiteurs, aux paix armées ! Comment accéder à une connaissance respectueuse d’autrui ? Peut-on rêver d’une paix totale ou faut-il penser à une forme de tension, de « guerre où ne règnent pas les lois de la guerre », et où autrui se trouve respecté ? Si la violence est oubli de la reconnaissance de l’autre, la réconciliation est-elle autre chose qu’une reconnaissance ? Œuvre de justice tout autant que de vérité !

I) Emmanuel Lévinas et la violence du monde occidental

 

1. Le germe de la violence, à la source de la philosophie occidentale

 

Y aurait-il un « germe » de la violence ? Où se trouve-t-il et comment le démasquer ? Prenons la question à son strict sens géographique:  la mondialisation nous amène, aujourd’hui plus que jadis, à poser les questions au plan de la planète en risquant quelques comparaisons culturelles. À l’heure où, dépassant bientôt ses limites géographiques du côté de la Turquie, l’Europe s’interroge sur son identité, il est intéressant de rappeler son caractère violent.

La violence a toujours régné, et sur tous les continents. La civilisation aztèque, par exemple, pratiquait massivement les sacrifices humains mais, comme l’écrit Todorov, les conquistadores ont provoqué infiniment plus de morts en substituant la civilisation du mas- sacre à celle du sacrifice. On peut ainsi se demander si la civilisation « européenne » — requalifiée d’occidentale depuis la découverte de l’Amérique — n’est pas finalement la plus violente de toutes. À contre-courant, ou peut-être dans le mouvement même de ses conquêtes techniques et sociales, n’y a-t-il pas en cette civilisation, maintenant mondiale, le développement d’une forme de « virus » ? N’y a-t-il pas quelque chose qui affecte les relations des hommes entre eux, les relations des hommes avec la nature ? Quelque chose qui, très profondément, à la racine, a perverti les relations de l’esprit humain avec chacun des objets qu’il cherche à comprendre ?

2. Sous le masque de l’antisémitisme...

« La dernière chose dont prend conscience le poisson, dit un proverbe, c’est de l’eau de son bocal. » Comment les philosophes européens pourraient-ils bénéficier du recul nécessaire pour analyser le fonctionnement violent de leur propre univers de pensée ? Il faut occuper la place de la victime pour percevoir, en toute son ampleur, la violence qui s’exerce. Peut-être est-ce l’une des raisons qui explique la perspicacité d’Emmanuel Lévinas. Rescapé des pogroms de l’Europe de l’Est, ainsi que de la persécution nazie, philosophe juif et, comme certains de ses prédécesseurs, tenté par l’assimilation, E. Lévinas, sans tergiverser, met en cause la philosophie européenne. Après les éloges, vient la dénonciation de la perversion. Le mot, comme les réalités qu’il désigne, est terrible.

« Les formes de la vie européenne ont conquis les israélites dans la mesure où elles reflètent l’excellence spirituelle de l’universalité, norme du sentir et du penser, source de la science, de l’art et de la technologie moderne, mais aussi de la réflexion, de la démocratie et fondement des institutions rattachées à l’idéal de la liberté et des droits de l’homme.

Personne ne saurait, certes, oublier les événements du XXe siècle : deux guerres mondiales, fascisme et holocauste. Les doctrines et les institutions de l’Europe en sortent bien compromises. N’empêche que nous nous référons à elles en nous opposant à leur descendance monstrueuse et distinguons la perversion advenue de la bonne graine. 1 »

Cette analyse n’est pas isolée dans l’œuvre de Lévinas. L’antisémitisme le contraint à cette réflexion :

« Crise de l’humanisme qui a commencé par les inhumains événements de l’histoire récente... Faut-il rappeler ces inhumanités ? Guerre de 1914, révolution russe se reniant dans le stalinisme, fascisme, hitlérisme, guerre de 1939-45, bombardements atomiques, génocide et guerre désormais ininterrompus. Sur un autre plan, une science qui veut embrasser le monde et qui le menace de désintégration...

Une politique et une administration libérales qui ne suppriment ni exploitation, ni guerre... Que de renversements, que d’inversions, que de perversions de l’homme dans son humanisme ! Est-ce la fragilité de l’humanisme dans le libéralisme occidental ? Est-ce une incapa- cité foncière d’assumer les principes dont l’humanisme s’est cru dépositaire ? Nous, juifs, nous l’avons ressenti les premiers. Pour nous, la crise de l’idéal humain, fût-il d’origine grecque ou romaine, pour nous, cette crise s’annonce dans l’antisémitisme qui est en son essence la haine de l’homme autre, c’est-à-dire la haine de l’autre homme. » « antihumanisme et éducation. 2 »

3. ...le rapport à la vérité est perverti

L’antisémitisme contraint Lévinas à scruter, dans la philosophie occidentale même, l’origine de la perversion qu’il ressent. D’emblée sa réflexion porte au-delà de l’antisémitisme ou plutôt il perçoit que l’antisémitisme n’est que le révélateur d’une violence partout répandue.

En post-scriptum aux Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Lévinas écrit ceci :

« L’article procède d’une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n’est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s’était pas assez assurée. Possibilité qui s’inscrit dans l’ontologie de l’Être, soucieux d’être — de l’Être “pour lequel en son être il y va de son être même”, selon l’expression heideggérienne. Possibilité qui menace encore le sujet corrélatif de l’“Être-à-rassembler” et “à dominer”, ce fameux sujet de l’idéalisme transcendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre 3. »

4. Les mots les plus beaux ont justifié le pire

Dénonciation des illusions de la perversion du meilleur. Les mots « vérité », « liberté » fonctionnent à faux, de même que le mot « paix ». L’homme se croit libre, de même qu’il se croit en paix ! Lévinas ironise : « merveille des merveilles ! » écrit-il. L’erreur est profon- de, elle se trouve au cœur puisqu’elle repose sur une fausse perception de la vérité ! L’enquête est bien à mener au sein de la philosophie :

« Paix à partir de la Vérité — à partir de la vérité d’un savoir où le divers, au lieu de s’opposer, s’accorde et s’unit ; où l’étranger s’assimile ; où l’autre se réconci- lie avec l’identité de l’identique de chacun... Paix à partir de la vérité qui — merveille des merveilles — commande les hommes sans les forcer ni les combattre, qui les gouverne ou les assemble sans les asservir, qui peut convaincre par le discours, au lieu de vaincre, et qui maîtrise les éléments hostiles de la nature, par le calcul et le savoir-faire de la technique. Paix à partir de l’État qui serait rassemblement des hommes participant aux mêmes vérités idéales. Paix qui est goûtée comme tranquillité qu’assure la solidarité — mesure exacte de la réciprocité dans les services rendus entre semblables : unité d’un Tout où chacun trouve son repos, sa place, son assise. Paix comme tranquillité et repos 4. »

Emmanuel Lévinas dénonce ici une fausse paix, une paix totalitaire en laquelle l’homme ne serait qu’un objet uniforme et transparent, unidimensionnel. Il dénon- ce l’illusion qui porte sur les mots les plus nobles (vérité, liberté, paix, solidarité), qui porte sur le « savoir » et, finalement, sur la « lumière » elle-même :

« Cette histoire d’une paix, d’une liberté et d’un bien-être promis à partir d’une lumière qu’un savoir universel projetait sur le monde et sur la société humaine et jusque sur les messages religieux qui se cherchaient justification dans les vérités du savoir — cette histoire ne se reconnaît pas dans ses millénaires de luttes fratricides, politiques et sanglantes, d’impérialisme, de mépris humain et d’exploitation, jusque dans notre siècle de guerres mondiales, des génocides de l’holocauste et du terrorisme ; du chômage et de la misère continue du tiers-monde, des impitoyables cruautés du fascisme et du national-socialisme et jusque dans le suprême para- doxe où la défense de l’homme et de ses droits s’invertit en stalinisme 5. »

5. Comment sortir du cercle vicieux de la violence faite à la violence ?

Comment peut-on s’opposer à la violence sans être soi-même violent ? Peut-il y avoir une guerre « juste » contre la guerre ? La question de la non-violence est posée, en termes renouvelés :

« Écrites par le vainqueur, méditées sur les victoires, notre histoire occidentale et notre philosophie de l’histoire annoncent la réalisation d’un idéal humaniste tout en ignorant les vaincus, les victimes et les persécutés, comme s’ils n’avaient aucune signification. Elles dénoncent la violence par laquelle cette histoire s’est cependant accomplie sans être gênée par cette contradiction. Humanisme des superbes ! La dénonciation de la violence risque de tourner en instauration d’une violence et d’une superbe : d’une aliénation, d’un stalinisme. La guerre contre la guerre perpétue la guerre en lui ôtant la mauvaise conscience.

Notre temps n’a certes plus besoin d’être convaincu de la valeur de la non-violence. Mais il lui manque peut-être une nouvelle réflexion sur la passivité, sur une certaine faiblesse qui n’est pas lâcheté, sur une certaine patience qu’il ne faut pas prêcher aux autres, où le Moi doit se tenir et qui ne peut pas être traitée en termes négatifs comme un simple envers de la finitude... Mais qui osera le crier ? L’humanisme du serviteur souffrant — l’histoire d’Israël — invite à une nouvelle anthropologie, à une nouvelle historiographie et, peut- être, par la fin du “triomphalisme” occidental, à une nouvelle histoire 6. »

Emmanuel Lévinas se réfère à l’expérience et à la sagesse historique de son peuple. Il est juif, croyant ; loin de nous l’idée de rejeter ce que cette tradition et cette foi lui communiquent ! Elles lui permettent en effet d’établir, en termes philosophiques et donc universels, le point où la violence naît selon lui :

« L’intéressement de l’être se dramatise dans les égoïsmes en lutte les uns avec les autres, tous contre tous, dans la multiplicité d’égoïsmes allergiques qui sont tous en guerre les uns avec les autres et, ainsi, ensemble. La guerre est la geste ou le drame de l’inté- ressement de l’essence. Aucun étant ne peut attendre son heure. Tous s’affrontent malgré la différence des régions auxquelles peuvent appartenir les termes en conflit. L’essence est, ainsi, l’extrême synchronisme de la guerre 7. »

II) La réponse d’Emmanuel Lévinas : une éthique de l’altérité

Quelle est la cause de la violence ? Lévinas offre bel et bien des éléments pour répondre mais cette réponse ne porte pas sur des points de détail. Elle remet en cause tout un système de pensée qui est celui de l’Occident. Dans les termes de Lévinas, ce système constitue une totalité. Ainsi, l’analyse de Lévinas s’attaque aux racines même d’une civilisation et il en dénonce l’organisation perverse, c’est-à-dire fondamentalement violente. C’est cette perversion de la pensée (qui nie l’autre) qu’il faut apprendre à décrypter si l’on veut retrouver la relation à l’autre et un accès sain à la vérité. Ce faisant, c’est découvrir le chemin de la non-violence, en matière éthique certes, mais également politique.

1. Sortir de la violence, c’est sortir du « savoir »

 

a) Sortir de la question de l’être...

À la source, la question est celle de l’être. « Être ou ne pas être », est-ce là la question ? s’interroge Lévinas. Pour lui, la question n’est pas d’accéder à l’être mais « comment l’être se justifie »...

Son éthique propose un renversement complet et se veut philosophie première 8. Les termes ne sont pas anodins. Ils sont porteurs d’une histoire qu’il convient de déchiffrer. Nous proposons deux points de repère en notre étude qui ne peut qu’être allusive. Ce sont là des pistes de recherche, quelques éléments de réflexion puisés chez Lévinas.

Une première approche consiste à remonter à la source de la pensée occidentale. Pour Lévinas, il s’agit d’Aristote et de sa métaphysique.

La vie intellectuelle- et même la vie spirituelle- de l’Occident, dans la priorité qu’elle accorde à la connais- sance, identifiée avec l’Esprit, atteste sa fidélité à la phi- losophie première d’Aristote 9.

b) ... et de la « connaissance de l’être »

Ainsi, ajoute Lévinas, Aristote serait le premier à rendre compte de la « corrélation connaissance-être », encore appelée « la thématique de la contemplation ».

Cette thématique de la contemplation n’est pas sans incidence dans l’histoire de la pensée. Au contraire, elle est la source : « Elle — la corrélation être-pensée — constitue, à travers toute l’histoire de la philosophie occi- dentale, le souffle même de l’esprit. Le savoir, c’est le psychisme ou le pneumatisme de la pensée, même dans le sentir ou dans le vouloir. Il se retrouve dans le concept de conscience à l’aube des temps modernes 10. »

Il y a ici un fil rouge à suivre, d’Aristote à la pensée moderne, et une mosaïque d’expressions à mettre en relief. Lévinas semble identifier la philosophie première d’Aristote avec la thématique de la contemplation, la corrélation entre l’être et la pensée, le savoir, la théorie. De ces expressions découlent d’autres harmoniques : l’idéal de la rationalité et du sens, la représentation, l’objectivation jusqu’au concept de conscience des temps modernes.

c) Connaître, c’est réduire l’Autre au Même

Pourquoi ce détour ? Il s’agit de bien voir le point de rupture qu’opère Lévinas. Ce point de rupture consiste à substituer un point de départ pratique, à travers la question d’Autrui, au point de départ traditionnellement spéculatif de la philosophie. Pour Lévinas, la démarche d’Aristote est caractérisée par la recherche des principes et des causes premières. Ce qui meut son questionnement, c’est d’accéder à ce qui est le plus profond dans l’être. Or, pour Emmanuel Lévinas, l’ontologie aristotélicienne est « la réduction de l’Autre au Même». Cette réduction vient du savoir. Connaître, savoir, pour Lévinas, c’est assimiler, faire sien, réduire à soi, par là, c’est réduire l’Autre au Même. C’est « un saisir », une « appropria- tion », par le biais de la connaissance, par le processus même de la connaissance. Lévinas définit le théorétique — autre nom de la contemplation — comme l’« intelligence, logos de l’être, c’est-à-dire une façon telle d’aborder l’être connu que son altérité par rapport à l’être connaissant s’évanouit ».

2. Sortir de la question de l’Être, c’est entrer dans la question de l’Autre !

Quel est donc l’enjeu ? Le défi relevé par Emmanuel Lévinas est celui du respect de l’altérité. Au centre de la démarche métaphysique, il place la question de l’Autre. Comment atteindre l’autre et comment le respecter jusqu’au bout ? Lévinas dénonce dans l’ontologie — dont il remonte à la source en revenant à Aristote — la mainmise sur l’Autre, sa réduction, son absorption. Il est essentiel de noter, dès lors, le lieu où se joue cette réduction : dans la corrélation entre la pensée et l’être. En d’autres termes, ce qui est mis en cause est l’accès à l’être, la manière dont nous touchons l’être. La question de l’Autre est la question de l’accès à l’être. Nous sommes au cœur de la métaphysique. Nous pouvons déjà entrevoir, eu égard à ce questionnement, le projet de Lévinas quant à une éthique qui se veut philosophie première et com- prendre l’importance d’un retour à Aristote.

Tout semble en germe dans cette question : « Être ou ne pas être, est-ce là la question ? Est-ce la pre mière et la dernière question ? L’être humain consiste-t-il à s’efforcer d’être et la compréhension du sens de l’être est-elle la première philosophie s’imposant à une conscience qui d’abord et d’emblée serait savoir et représentation... ? 11 »

3. De la totalité à l’Infini : de la connaissance à la reconnaissance

Parler de l’Infini, c’est introduire dans la sphère philosophique un élément qui lui échappe, c’est-à-dire la place de l’autre comme irréductible. C’est passer de la connaissance à la reconnaissance. C’est chercher à concevoir une pensée, ouverte à plus que la pensée, ouverte à la présence d’un autre, sans faire appel à des éléments de l’ordre d’une croyance, d’une foi révélée.

a) Guerre et paix ne s’opposent pas

Le cheminement éthique d’Emmanuel Lévinas se dessine, non pas entre guerre et paix, non pas entre deux contraires parfois conciliables, l’un étant simplement l’envers de l’autre, mais entre guerre, ou encore déchirure et eschatologie.

« Sans substituer l’eschatologie à la philosophie, sans démontrer philosophiquement les « vérités » eschatologiques, on peut remonter à partir de l’expérience de la totalité à une situation où la totalité se brise, alors que cette situation conditionne la totalité elle-même 12. »

Emmanuel Lévinas dénonce le cercle vicieux d’une pensée dialectique. C’est le prolongement de l’accusation portée à l’encontre d’une philosophie de l’Être. Si chacun cherche à s’auto-affirmer, nous sommes au cœur de la pensée de l’Être.

Et c’est la guerre en permanence. Lévinas propose de rompre le cercle vicieux : ce n’est ni l’auto-affirmation de soi et contre l’autre, ni la considération de l’opposition des deux termes en présence (la dialectique), mais la reconnaissance des deux termes l’un par l’autre, dès l’origine de la relation. Cette reconnaissance remonte même en deçà de l’origine, car, pour Lévinas, l’autre me précède. Autrement dit, l’éthique est première. Elle est avant toutes choses. Mais l’éthique est aussi dernière.

b) La non-violence comme eschatologie

La non-violence est la mise en œuvre dès maintenant d’une éthique à la fois première et finale.

L’autre me précède. Il est l’Alpha. L’autre est au terme, en sa transcendance. Il est l’Oméga.

La non-violence est l’attitude par laquelle, concrètement, est mise à mal toute dialectique.

La pensée dialectique ne considère pas l’altérité mais deux phases, deux positions différenciées, au sein d’une réalité unique, que ce soit dans la sphère abstraite de la pensée ou dans son application à la réalité sociale. L’autre n’existe pas. L’éthique de Lévinas peut s’identifier à une philosophie de la non-violence, au sens où cette philosophie fonde l’exigence de la non-violence. Elle est la seule à montrer que l’autre est un absolu. Il est avant et il est après moi.

Conclusion

Si tu veux avoir la paix, prépare la guerre (si vis pacem, para bellum)... L’adage dit clairement que la guerre cherche la paix, mais comment le fait-elle, sinon par la suppression de l’autre en visant la « paix des cimetières » ?

Une éthique, qui prend pour point de départ l’autre et l’exigence de le respecter, ne peut avoir pour objectif ce type de paix. Car il faut comprendre qu’il y a une fausse paix qui n’est pas autre chose que la réduction de l’autre, des autres, au Même. Et cette fausse paix est autant criminelle qu’une guerre explicite.

Il y a aussi une vraie guerre, mais elle est d’une toute autre nature : le dépassement du conflit n’est pas l’abolition du conflit mais l’établissement de règles nouvelles pour vivre autrement la confrontation à l’autre, sans jamais pour autant s’y dérober : telle est la non-violence.

Épilogue

Emmanuel Lévinas nous invite donc à une lecture critique de la pensée occidentale pour y déceler les germes de la violence. Il serait cependant nécessaire, en toute justice, de vérifier si la lecture scolaire de certains philosophes, à commencer par celle d’Aristote, n’a pas déformé la pensée de cet auteur. Où se trouve la perversion ? Dans la pensée des grands philosophes ou dans leur réduction à un système, une « école », une scolastique qui, comme toute scolastique, a horreur de l’impensable, de l’infini, de la question, de tout ce qui peut rappeler l’altérité, justement ! ■

1) L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Éditions de Minuit, 1982, pp. 229-230.

2) Difficile liberté, Essais sur le judaïsme, Albin Michel, Paris, 1963, 1976, p. 385. Le Livre de Poche, Biblio-Essais, 1988, n° 4019 (1963).

3) Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, Nijhoff, La Haye, 1978, pp. 25-26. Le Livre de Poche, Biblio-Essais, 1990 n° 4121.

4) Altérité et transcendance, Montpellier, Fata Morgana, 1995, pp. 138- 139.

5) Altérité et transcendance, p. 139.

6) Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel, 1963. Le Livre de Poche, Biblio-Essais, 1988, n° 4019 (1963), pp. 239-240.

7) Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Livre de Poche, n° 4121, Paris, 1990, p. 15.

8) Philosophie première. L’expression est d’Aristote et désigne habituellement la métaphysique. Comme l’expression l’indique, il s’agit des fondements, des principes de la philosophie.

9) Éthique comme philosophie première, Payot, Rivages poche, Paris, 1998 (seconde édition), p. 67.

10) Éthique comme philosophie première, p. 74. 11) De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, Paris, 1998, (édition augmentée), p. 265.

12) Totalité et Infini, Livre de poche Biblio-Essais, n° 4120 (2001), p. 9.


Article écrit par Claire Marie Monnet et Michel Van Aerde.

Article paru dans le numéro 137 d’Alternatives non-violentes.