Jaurès pour tout le droit humain

Auteur

Jean-Pierre Rioux

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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Injustement aujourd’hui presque oublié, Jean Jaurès était un grand défenseur de la justice et de l’humanité au début du XXe siècle. Sa confiance dans la victoire prochaine du droit sur l’arbitraire et sa foi dans un « sens métaphysique », l’ont conduit à rester intraitable sur les principes de liberté et de moral. Jean-Pierre Rioux présente cet homme extraordinaire en abordant aussi sa vision des concepts de la République, du socialisme et de la justice.

Jean Jaurès a constamment affirmé sa confiance dans la Justice et dans l’Humanité, professant la victoire prochaine du droit sur l’arbitraire. Cette posture l’a conduit à des prises de position courageuses, sans équivoque, notamment au moment de l’Affaire Dreyfus.

 

Le XXIe siècle s’avère si nouveau et si déroutant qu’en apparence Jean Jaurès, homme du XIXe, acteur des débuts du XXe, n’a plus guère à nous dire. Pourtant, tout statufié et panthéonisé qu’il soit, le tribun, le philosophe, le politique méritent plus que jamais un détour, une lecture, une réflexion civique et morale, et même chez ceux qui aujourd’hui désespèrent de la politique, ou désespèrent tout court. Car Jaurès crie des vérités toujours aussi vraies et aussi mobilisatrices que le respect de soi et de chacun, l’amour de la petite et de la grande patrie, le sens de la réalité du monde sensible, l’espoir d’un au-delà, le refus d’un monde « désenchanté ». Le dernier point est sans doute le plus difficile à admettre, au moins à gauche. Mais tous les travaux récents montrent que

Jaurès n’a jamais été ni un matérialiste, ni un scientiste, ni un laïque figé, ni un juriste sec : la question métaphysique est restée tout au long son « arrière-pensée ». Tant et si bien que, pour lui, le droit humain exprime aussi « la puissance de l’âme » et qu’une force divine poussant le monde vers l’Unité, par élargissement et accélération du progrès intellectuel et matériel, toute lutte contre l’injustice participe aussi, même quand elle ne l’avoue pas, d’une espérance : l’avènement ensoleillé de ce « sens métaphysique, qui est tout ensemble le sens de l’absolu, le sens de la justice et le sens de la démocratie ».

Souci du vrai et respect des convictions de chacun l’ont, aussi bien, éloigné des petits chefs et des caporaux, des idéologues en chambre et des apologistes de cette violence guerrière et sociale, qu’il hait de toute son âme et de toute son intelligence. Sa République n’est pas que l’État, elle embrasse aussi la commune, l’association, la mutuelle, la solidarité. Elle protège l’individu, elle éduque et élève la personne. Son socialisme n’est pas une idéologie étatique, son engagement n’est pas un embrigadement. Le monde nouveau auquel il aspire ne sera jamais « une tutelle nouvelle ou d’intellectuels ou de bureaucrates ». Son patriotisme, solidement inscrit dans son Tarn natal dont il parle si volontiers la langue d’oc, n’est jamais réducteur ou vindicatif. Tout au contraire, il déborde vers l’horizon européen et international, il participe au concert des peuples à libérer sur toute la planète.

Son socialisme, pétri de vie et si soucieux de comprendre le réel, n’a jamais déserté la patrie.

Il nous laisse, en fait, un testament en forme de conseil plus que lapidaire, pressant : restez intraitables sur le principe de liberté et ne construisez rien sans morale. Au moment même où il s’est défini comme socialiste, en 1885, il s’écriait déjà : « Si nous ne pouvions pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions. » Et dès 1891, dans La Question religieuse et le socialisme, un texte qu’il ne publiera pas mais qui disait tout d’entrée de jeu, il avait donné le sens de la marche, son sens à la marche : « Même si les socialistes éteignent un moment toutes les étoiles du ciel, je veux marcher avec eux dans le chemin sombre qui mène à la justice, étincelle divine, qui suffira à rallumer tous les soleils1. » Le socialisme, ou plutôt son socialisme, il l’écrivit dans sa chère Dépêche de Toulouse dès le 29 avril 1891, devrait être et sera « le rendez-vous de tous les rêves de justice ». Mais d’une justice « étincelle divine ». Voyons cela, concrètement.

 

Pour un seul Droit

Il a appris douloureusement, au prix sans doute de laisser gagner en lui cette mélancolie secrète qui dément parfois inopinément son optimisme foncier, que ce « chemin sombre » était pavé d’injustice, de haine, de bêtise et de violence. Jusqu’à en mourir, assassiné. Et il a, du coup, dénoncé sans répit les injustices et les atteintes au droit qu’il rencontrait sur son chemin2. C’est ainsi, notamment, qu’il a vivement combattu, entre autres lois « scélérates », celle « contre les menées anarchistes » adoptée à l’initiative du ministère Dupuy après l’assassinat du président Carnot : « Il ne faut pas juger cette loi, écrit-il dans La Dépêche le 31 juillet 1894, sur l’usage qu’on en fera demain ou après-demain. Il faut la juger, comme les autres lois, sur l’usage qu’on peut en faire. » L’année suivante, le 6 juin et toujours dans La Dépêche, quand le militant ouvrier Calvignac devenu maire de Carmaux fut révoqué, condamné et emprisonné pour avoir refusé de choisir entre son métier et son mandat, au moment même où la justice multipliait les ordonnances de non-lieu en faveur des « chéquards » du Panama, c’est tout le système judiciaire qu’il a mis en cause, l’État lui-même qu’il a mis au défi de faire cesser l’intolérable : « Ah ! quelle prostituée que la justice ! Mais patience ! Tout ce monde gâté s’affaisse ! » Bien plus tard, en 1908, mais toujours au nom du même droit, il ferraillera à la Chambre, en meeting, dans les instances de son parti, aussi bien contre la peine de mort, cette « peine immonde », que contre les innombrables atteintes au droit de grève et au droit syndical. Jusqu’en 1914 où, entre de timides protestations en faveur d’un droit des femmes, il proposera qu’on s’attache enfin « à protéger les ouvriers étrangers contre l’arbitrage administratif et policier, pour qu’ils puissent s’organiser avec leurs camarades de France et lutter solidairement avec eux sans craindre l’expulsion ».

 

La cause de Dreyfus

Mais c’est incontestablement l’Affaire qui a révélé le plus intensément sa vision de l’injustice et la justice. À la fin de 1894, quand Dreyfus a été jugé, condamné et déporté, il n’a pas contesté sa culpabilité. Il voyait trop dans l’armée une école de patriotisme et de démocratie pour songer à mettre en cause le verdict d’un conseil de guerre composé d’officiers français. Il n’est que trop clair qu’ensuite, à la différence de Zola, il n’est pas d’abord devenu dreyfusard par haine de l’antisémitisme. En 1898, il est entré en campagne avec prudence et a concentré l’assaut contre la seule justice militaire : « Que Dreyfus soit ou non coupable, je n’en sais rien. […] Non : la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si, sous un prétexte quelconque, prétexte de juiverie ou de drapeau, ou de patrie, des juges militaires peuvent saisir et frapper, sans garanties légales, un citoyen quel qu’il soit. […] Voilà la question, la vraie, la seule. Il y a contradiction absolue entre les droits élémentaires de la civilisation humaine et cette juridiction militaire qui s’affranchit de tout contrôle et aussi de toute règle. Même contre Judas ces procédés sont inexcusables et intolérables, et la nation qui les souffrirait retournerait à la barbarie. » Et il a redoublé le tir sur la seule armée : « Vraiment le prolétariat socialiste ne peut que se réjouir de l’aventure. C’est sur la force réactionnaire de la haute armée que les privilégiés comptaient pour arrêter le peuple en mouvement. Mais voilà que cette haute armée se discrédite et se déshonore elle-même. »

Ce sont là propos qui voulaient contenter d’abord ses camarades socialistes, peu soucieux de défendre le capitaine Dreyfus ou l’individu Dreyfus, et parfois même carrément antisémites, par haine du Capital cosmopolite et « enjuivé ». Mais même s’il n’intervient qu’en son nom personnel, assure-t-il, quand il dit toute son admiration pour Zola et sa compassion pour Dreyfus, le socialiste en lui le poussera même à ne pas parler d’abord et totalement en dreyfusard. Ainsi le 22 janvier 1898, dans La Petite République, louait-il sans doute Zola, et hautement, pour « avoir fait en affirmant sa pensée, acte d’homme ; et en s’attaquant à la haute armée tout entière, à tout le système des grands chefs militaires, à leur puissance de ruse, de mensonge et d’oppression, il a fait acte révolutionnaire. Ceux-là seuls ne l’en loueront pas qui ont le cœur timide ». Et pourtant le socialiste en lui conseillait à l’auteur de J’accuse « de ne pas isoler son acte du milieu social où il se produit ». Car, « derrière lui, derrière son initiative hardie et noble, toute la bande suspecte des écumeurs juifs marche, sournoise et avide, attendant de lui je ne sais quelle réhabilitation indirecte, propice à de nouveaux méfaits ». Bref, il fallait faire campagne « en même temps contre tout le système social, afin que le capitalisme juif ne puisse regagner ce que perdra le militarisme clérical ». On a bien lu : le « capitalisme juif » … Il faut protester à la fois, ajoutait-il « contre le Capital, contre l’Église, contre la haute armée » et « réserver à l’action révolutionnaire du parti socialiste et de la classe ouvrière toute son ampleur toute son efficacité, toute sa liberté ». Et le 19 janvier, il a signé à contre-cœur, mais signé quand même, le manifeste du groupe des parlementaires qui invitait encore carrément les travailleurs à l’abstention : « Prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise ! […] Gardez votre liberté entière ! […] Tout est hypocrisie, tout est mensonge » ; néanmoins, « contre le capital, le dogme et le sabre, groupez-vous et combattez en pleine clarté pour la République sociale ! ».

Mais si le socialiste s’est montré très discipliné, l’intellectuel, l’élu a bientôt donné des coups autrement plus dreyfusards à la Chambre et dans la presse. À ceux qui persistaient à refuser de défendre un militaire bourgeois et d’entrer ainsi dans le conflit qui, disaient-ils, opposait à son propos, dans la classe dominante, une fraction cléricale et réactionnaire à une fraction républicaine et anticléricale, il répondit enfin, faisant fi de toute tactique, que si Dreyfus est innocent, « il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe, il n’est plus que l’humanité elle-même au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer. […] Nous pouvons, sans contredire nos principes, et sans manquer à la lutte de classes, écouter le cri de notre pitié ; nous pouvons, dans le combat révolutionnaire, garder des entrailles humaines ».

Le 22 janvier, dans son intervention à la Chambre, il a même dit en termes tout à fait modernes et très éloignés du marxisme que le Parlement et la tribune sont de vrais champs de bataille, que l’argumentation et l’éloquence sont de vraies armes, que la démocratie s’énonce d’abord en termes politiques, que la République sait vraiment entendre tous les « clans » et les départager au seul nom de la Vérité, de la Justice et de l’Humanité. De même, tout plein de ses récents contacts avec les étudiants collectivistes et de sa fréquentation devenue plus active de ses « petits camarades » de la rue d’Ulm, a-t-il opposé aux antisémites, aux résignés, aux vieux de toutes les classes et de toutes les familles de pensée, la jeunesse des Péguy et des Blum, de « tous ces jeunes hommes, cette élite de pensée et de courage qui, sans peur, proteste publiquement contre l’arbitraire croissant des porteurs de sabre, contre le mystère dont ils environnent leur palinodie de justice ».

Dans cette Affaire finalement tenue pour l’injustice suprême, inaugurale d’abominables temps nouveaux, Jaurès s’est constamment détourné de Marx qui assénait, lui, qu’aucun des « prétendus droits de l’homme ne dépasse l’homme égoïste, l’homme en tant que membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé ». Tout au contraire, Jaurès a constamment réaffirmé sa foi dans la Justice et dans l’Humanité, sa confiance dans la victoire prochaine du Droit sur l’arbitraire.

Son dernier mot ? « Qu’on n’objecte pas, comme le font quelques socialistes, qu’il est puéril et vain d’invoquer la justice, que c’est une idée toute métaphysique et ployable en tout sens, et qu’en cette pourpre banale toutes les tyrannies se sont taillé un manteau. Non, dans la société moderne le mot de justice prend un sens de plus en plus précis et vaste. Il signifie qu’en tout homme, en tout individu, l’humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut. » Mieux, encore qu’autrement plus discutable, ou insupportable, aujourd’hui : « C’est le socialisme seul qui donnera à la Déclaration des droits de l’Homme tout son sens et qui réalisera tout le droit humain3. »

1) Voir Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils. Textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Paris, Omnibus, 2006, p. 121. Voir aussi Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005.

2) Voir Jean Jaurès, Libertés. Présentation de Gilles Candar, Paris, Ligue des droits de l’Homme et EDI, 1987, partie 1, « Jaurès et les droits de l’Homme », pp. 19-66.

3) Cité par Vincent Peillon, Jean Jaurès et la religion du socialisme, Paris, Grasset, 2000, pp. 176-181.


Article écrit par Jean-Pierre Rioux.

Article paru dans le numéro 140 d’Alternatives non-violentes.