Le pacifisme de Jean Jaurès

Auteur

Marie Guertin

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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L’actualité de la pensée de Jaurès comme philosophe et artisan de la paix étonne encore aujourd’hui, plus de cent ans après sa mort. Marie Guertin développe dans son article les origines du pacifisme chez Jaurès qui tient compte de ses influences familiales et de celles des grands hommes qui l’ont marqué comme Marx et Lénine. L’auteur examine également les questions suivantes : Que signifient les concept-clés du « socialisme démocratique » et de « la philosophie de paix » chez Jean Jaurès ? Quel rôle jouent les peuples ? Autour de quels principes les peuples devraient-ils réagir ?

On peut dire d’emblée que Jean Jaurès est non seulement une figure attachante mais un penseur géant des XIXe-XXe siècles sur les questions internationales de la paix 1.

 

I) Comment Jean Jaurès a-t-il forgé sa pensée ?

Né à Castres en 1859 et issu d’une famille bourgeoise malheureusement appauvrie, il n’en demeure pas moins un fait que Jean ait été orienté dès son jeune âge au goût de la politique nationale et internationale sous l’influence de trois principales figures de sa famille qui se sont illustrées à la fois dans le Tarn, en France et à l’étranger.

 

Dans la famille de Jean Jaurès

Il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur les cousins germains de Jules Jaurès, père de Jean, à savoir Charles et Benjamin Jaurès, ainsi que le frère d’Adélaïde, sa mère, l’oncle Louis Barbaza. Ces hommes ont sensiblement marqué l’esprit de Jean sous plusieurs rapports. Il sera donc utile, afin de mieux cerner cette influence, de rappeler brièvement leurs carrières respectives. Nés à Albi d’une famille de marins — leur père étant lui-même vice-amiral —, Charles et Benjamin Jaurès sont deux frères qui ont eu une passion commune : la mer et une profession analogue dans la marine, ayant été tous les deux vice-amiraux. L’aîné Charles (1808-1870) prit part, comme officier de marine, à l’expédition d’Alger en 1830. Il se distingua en Égypte la même année, puis en 1844 dans les opérations que l’escadre de Toulon, sous les ordres de Joinville, menait sur les côtes du Maroc et quand la révolution de 1848 éclata, il commandait le Solon sur lequel embarquèrent le duc et la duchesse d’Aumale, ainsi que le prince et la princesse de Joinville pour gagner l’Angleterre. En 1852, on le retrouve au Caire, où il faisait partie de la mission du Louqsor, chargée d’aller prendre possession du fameux obélisque qu’on destinait à la place de la Concorde. Trois ans après, en 1855, il était de l’expédition de Shangaï, et l’année suivante il reprenait le chemin de l’Égypte avec Ferdinand de Lesseps, comme membre de la Commission internationale pour le percement de l’isthme de Suez. Enfin, il prenait part, en 1858, à l’expédition d’Indochine. Il n’est donc pas étonnant que de brillantes distinctions soient venues récompenser sa carrière : c’est ainsi qu’il fut nommé, dès 1834, « commandeur de la Légion d’Honneur » et que trente ans plus tard, en

1864, c’est-à-dire l’année même où il était nommé vice-amiral, il fut décoré de l’Ordre du Bain (The Order of Bath) en Angleterre : distinction que Sa Majesté britannique couronna en quelque sorte lorsque, en 1865, Charles fut fait « chevalier de la reine Victoria d’Angleterre ».

La carrière du cadet, Benjamin (1823-1889) ne le cède en rien à celle de son aîné. À peine avait-il dépassé la trentaine qu’il prenait part, en 1854, à la guerre de Crimée et au siège de Sébastopol. Comme son frère, il devait participer ensuite à l’expédition en Chine. Mais c’est

surtout lors de la guerre franco-allemande de 1870-71 qu’il eut l’occasion de démontrer sa valeur. Déjà capitaine de vaisseau et placé au commandement de la frégate cuirassée L’Héroine, il faisait partie de la flotte qui avait reçu pour mission le blocus de la Mer du Nord. Mais avec l’invasion de la France et le siège de Paris, c’est à de tout autres fonctions qu’il allait être appelé par les chefs du gouvernement provisoire, plus précisément par Gambetta et Freycinet. Nommé commandant du 21e corps d’armée, c’est en effet sur la terre ferme, et non plus sur les vagues de la mer, qu’il allait devoir déployer ses qualités.

Le changement était radical, mais le soldat patriote qu’était Benjamin Jaurès devait se montrer à la hauteur de sa nouvelle mission comme des circonstances dramatiques dans lesquelles il se trouvait. Bien qu’il ne connût pas les hommes dont il recevait la charge, l’objectif qui lui était assigné consistait à sauver les restes de l’armée française dispersés dans la région de la Loire, du Mans à Marchenoir et Lillé-le-Guillaume, pour les ramener vers Gambetta qui attendait à Tours. Or Benjamin, grâce à son habileté et à la discipline qu’il sut imposer à ses 60 000 hommes, s’acquitta avec succès de la difficile mission qui lui était confiée, sauvegardant les restes de l’armée française dans des conditions pénibles et périlleuses.

Ses mérites furent d’ailleurs en quelque sorte reconnus officiellement, lorsqu’il reçut, le 16 janvier 1871, le grade de général de division à titre définitif dans la première section du cadre de l’état-major général de l’armée, nomination qui fut directement annoncée à Benjamin par Gambetta lui-même. Il n’est donc pas étonnant qu’un tel homme fût élu, en juillet 1871, député à l’Assemblée nationale où il devait représenter le Tarn jusqu’en 1875, avant d’être nommé le 14 décembre de cette même année sénateur inamovible au titre de général — puisqu’il n’a repris son titre de vice-amiral qu’en 1875. Malgré tant de services rendus, cela ne signifiait pourtant pas pour lui la retraite, puisque, en décembre 1878, il était nommé ambassadeur à Madrid, où il restera jusqu’en 1882, période pendant laquelle il devra s’occuper activement, en particulier, face à son collègue Sir John Drummond Hay, des relations franco-anglaises au sujet du Maroc, ou encore de la protection des corps diplomatiques à Tanger. Cependant, en février 1882, Benjamin est envoyé à l’autre bout de l’Europe, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, où il allait séjourner jusqu’en 1883. En novembre 1886, il fit un voyage aux États-Unis pour l’inauguration de la statue de la Liberté où il prononça un discours au nom de la France. Élevé à la dignité de Grand Croix de la Légion d’Honneur, il devait terminer sa carrière dans le cabinet Tirard en 1889, année pendant laquelle il mourut au mois de mars.

La troisième figure que nous voulons évoquer ici, pour achever de mettre en relief les traits fortement politiques et intellectuels du milieu familial où Jean Jaurès a passé sa jeunesse, est celle de son oncle maternel, frère de sa mère Adélaïde, Louis Barbaza (15 août 1830-2 juin 1902). Celui-ci s’était destiné, comme les grands cousins du côté paternel, à la carrière militaire, puisqu’il était entré à l’École spéciale militaire en 1848 et fit plus tard la guerre de Crimée, comme Benjamin, mais avec les galons de lieutenant. Grièvement blessé à la jambe à Sébastopol, il sera contraint d’abandonner la carrière militaire et de se retirer à Castres, où il devint cependant adjoint au maire de 1884 à 1888, dans le village voisin de Puylaurens. Cette tâche et cette participation aux affaires favorisèrent sans doute chez lui l’essor d’un talent d’historien régional, puisqu’il a laissé à la ville de Castres de nombreux travaux historiques, parmi lesquels, notamment, un écrit sur La ville de Puylaurens, un autre sur L’Académie de Castres et les Annales de la Ville de Castres. En outre, il a été le fondateur de la Galerie d’histoire locale du Musée de Castres. Ainsi, s’il n’a pas laissé un nom prestigieux dans les annales militaires et diplomatiques comme les cousins paternels, il occupe une place non insignifiante dans celle de l’histoire locale. Telle fut la vie de ces hommes tout proches de Jean Jaurès. Et comment pourrions-nous prétendre que la présence de ces derniers autour de lui n’eût pas d’influence sur sa jeunesse, son adolescence, sa vie de jeune homme et même sur son âge mûr ? Charles, Benjamin Jaurès et Louis Barbaza formaient ensemble une banque de données impressionnante sur l’armée et la marine, sur les affaires de la France, qu’elles soient sociales ou politiques, sur les divers pays d’Europe ou d’Extrême-Orient ou sur les relations entre la France et les divers pays rencontrés. Bref, on sait aussi qu’étudiant de l’École Normale Supérieure, Jaurès se rendait souvent au Luxembourg pour y écouter les débats du Sénat, de même qu’au Palais-Bourbon, pour y suivre ceux des députés. À notre avis, c’est dans ce contexte que le jeune Jean a commencé à développer, dès ses années de jeunesse, l’intérêt qu’il a manifesté plus tard pour les affaires nationales et internationales, ainsi que pour la question de la guerre et de la paix.

Vu le parcours remarquable de ces cousins et de cet oncle, il n’est guère surprenant d’apercevoir le jeune Jaurès, professeur de philosophie au lycée Lapérouse à Albi de 1881 à 1883, puis à l’Université de Toulouse de 1883 à 1885, également tenté de mettre sa pensée en action, en s’impliquant d’abord dans sa ville, puis en politique municipale à Toulouse comme maire-adjoint, lorsqu’il revint à la Faculté de Philosophie, dans les années 1889-1893.

Donc, quand on le pressentit comme futur candidat à la deuxième circonscription d’Albi en 1885, sous les couleurs républicaines, il ne put résister à la voix qu’entendait son for intérieur et il allait naturellement la suivre, comme si elle eût été toujours la sienne, car il envisageait la politique comme une vocation, à laquelle il allait se dévouer corps et âme toute sa vie.

Gagnant ses élections en octobre 1885 à l’âge de 25 ans, le jeune député du Tarn entra à l’Assemblée nationale où il fût nommé secrétaire et il profita de son premier mandat, jusqu’en 1889, pour observer ce qui se passait autour de lui et réfléchir sur les débats entre politiciens.

Il remarqua qu’ils s’entredéchiraient et s’invectivaient beaucoup, qu’ils argumentaient sur des arguties, plutôt que de se confronter sur des idées. Il craignait alors une sorte d’affaiblissement de la France à court terme ou même une descente du pays dans des désordres anarchiques 2. Il constatait également qu’il n’y avait ni ordre du jour, ni débats, ni interventions portant sur la politique extérieure de la France, sauf pour faire voter les crédits pour l’armée et les colonies. On n’osait pas s’aventurer dans ce domaine pourtant essentiel, à cause, sans doute, de ces sables mouvants que demeurait la guerre franco-allemande de 1870, de la perte de l’Alsace-Lorraine et des ressentiments qui en résultaient entre la France et l’Allemagne. Mais Jaurès, quand il ne pouvait intervenir à la Chambre, s’exprimait en tant que journaliste dans La Dépêche de Toulouse, s’y plaignant du lourd silence qu’on gardait sur

ces importantes questions de politique extérieure. Il vaut la peine, ici, de dire un mot du caractère particulier de Jaurès comme orateur et penseur politique. Ouvert au dialogue et à la discussion, il est capable d’écouter l’expression des idées opposées aux siennes, pour les soupeser à leur juste valeur. C’est là une très grande qualité de cet homme, en qui ce sont l’objectivité et la raison qui priment, même s’il sait faire sa place au cœur, lequel a lui aussi ses raisons. Autrement dit, il cherche toujours à faire une analyse respectueuse des idées des autres, pour trouver en eux et lui comme un juste milieu. Car il n’est pas un homme d’excès.

 

La grave erreur de Marx et Lénine

Un exemple typique peut illustrer cette affirmation : le regard que Jaurès a porté sur le marxisme et le léninisme, ainsi que la position qu’il a prise à leur égard. S’il avait certes beaucoup de respect pour les marxistes orthodoxes qu’étaient Jules Guesde et Jean Lafargue, ou bien d’autres encore, parce que ces gens-là voulaient à tout prix l’avènement de la justice sociale, en revanche il pensait que ces derniers erraient dans un endoctrinement trop rigide de l’orthodoxie marxiste. Tout en reconnaissant en particulier la force de la pensée de Marx, l’auteur du Manifeste communiste et du Capital, il y dénotait de fâcheuses et sérieuses lacunes. Il faisait de même pour Lénine. Lisant d’abord en traduction les fascicules de ce dernier qui circulaient au sein de la Première Internationale et à Paris, il eut ensuite l’occasion de le rencontrer personnellement au congrès de la Deuxième Internationale socialiste à Stuttgart en 1907. Or si Lénine n’avait pas de sympathie personnelle pour le tribun socialiste qu’il méprisait, parce que « petit-bourgeois », Jaurès ne se mettait pas à ce niveau de dénigrement personnel pour lui répondre. Pareillement il respectait également nombre d’autres adeptes de la doctrine communiste : ainsi Kautsky, Rosa Luxembourg, les Aveling et la fille de Marx en Angleterre.

Ce que Jaurès appréhendait avec clarté, c’était la grave erreur que faisaient Marx et Lénine en n’accordant pas dans leurs doctrines respectives suffisamment de crédit à l’idée de démocratie et à celle de liberté. Car faire de la révolution violente un programme plutôt que d’avoir confiance dans la voie parlementaire et l’élection de députés, vrais représentants de la nation, c’était faire preuve de défiance envers la démocratie et manquer de respect pour les institutions de la liberté. Susciter la violence et propager la révolution pour amener soi-disant plus de justice ne devait produire en vérité que l’effet inverse : une kyrielle de gros ennuis, de soubresauts de toutes sortes, sans oublier la mort certaine d’innombrables et innocentes victimes. Tout compte fait, le bel avenir auquel rêvaient Marx et Lénine par leur révolution ne serait qu’un rêve tout cauchemardesque, autant que destructeur. Étouffer la liberté humaine par la violence et la dictature (même du « prolétariat », puis du « parti » !), instaurer le collectivisme sans y mettre au cœur la liberté d’entreprise, devait être non seulement une grosse chimère mais une ruine pour l’économie et la richesse d’un pays.

Ainsi, contre le choix du marxisme-léninisme pour la révolution, Jaurès favorisait une autre option, celle de l’instauration d’un socialisme tout démocratique. C’est la troisième voie, si l’on peut dire, celle qui correspondait aux aspirations françaises de son époque et sans doute à celles d’autres pays. C’est pourquoi on peut voir en lui le rénovateur et même le fondateur du Parti socialiste français, dont il devint d’ailleurs le chef incontesté dès 1905 et jusqu’à sa mort en 1914. Mais il faut voir que tout se lie, tout s’enchaîne à partir de là pour Jaurès, et cela très tôt dans sa réflexion sur la politique socialiste-démocratique dont il rêve et qu’il cherche à implanter de toutes ses forces vives. Pour lui, qui dit socialisme démocratique, dit également socialisme pacifique. On ne peut désirer le premier sans accepter d’emblée l’autre, car si on les dissocie, on n’a ni la démocratie ni la paix. Ce sont là deux idées-forces complémentaires l’une de l’autre. Or ces idées-forces ne peuvent être séparées, chez Jaurès, ni de sa pensée ni de sa pratique politique.

 

« Pour Jaurès, qui dit socialisme

démocratique dit également socialisme

pacifique. On ne peut désirer

le premier sans accepter d’emblée

l’autre, car si on les dissocie on n’a

ni la démocratie ni la paix. »

M. G.

 

La philosophie de la paix chez Jaurès

Il faut le dire haut et fort : la philosophie de la paix est le thème essentiel de la métaphysique ainsi de la pensée politique et sociale de Jean Jaurès. Dès ses jeunes années au lycée de Castres, en 1874, il s’était vivement indigné des propos de l’aumônier sur la façon dont on traitait les indigènes dans les colonies 2. La justice et la paix étaient sources de réflexions grandissantes pour lui, car cela n’est allé qu’en s’accentuant au fil des années. On s’en aperçoit encore, de 1878 à 1893, dans sa correspondance, ses conférences, ses cours au lycée d’Albi, puis dans sa thèse De la réalité du monde sensible, où il expose sa vision métaphysique de l’Harmonie universelle, l’Être infini d’Harmonie se diffusant à travers le monde, où tous les hommes sont appelés à faire leur part pour rendre possible et construire, en la rendant plus sensible, cette harmonie. On décèle encore cet idéal même dans la seconde thèse en latin intitulée Des premiers linéaments du socialisme allemand où il retrace les origines à la fois chrétiennes et idéalistes du socialisme allemand, en analysant les pensées de Luther, de Fichte, de Kant et de Hegel, dont il fait des précurseurs du socialisme tel qu’il devait apparaître chez Marx et Lassalle. Or cet idéal de paix prend plus de place encore, entre 1885 et 1904, dans les revues où il écrit, ainsi que dans La Dépêche de Toulouse ou La Petite République, dont il est un des rédacteurs, dans ses discours de campagnes électorales, ses conférences et ses multiples interventions à la Chambre des députés. Et ce n’est pas tout, puisqu’il profite de son adhésion à la Deuxième Internationale socialiste, lors du congrès de Londres en 1896, pour jouer un rôle de tout premier plan dans la promotion d’un socialisme pacifique : ce qu’il continuera de faire jusqu’à sa mort en juillet 1914.

 

Ainsi Jaurès est vraiment par excellence l’apôtre de la paix, ayant travaillé pour elle sans relâche dans son milieu, comme professeur, comme député, comme journaliste, comme historien, dans son Parti et à l’étranger. Il a pensé pour elle, il a écrit pour elle, il a discouru pour elle. La vérité, c’est qu’il a vécu toute sa vie avec elle et pour elle, travaillant à sa cause, non seulement pour la nation française et pour les nations européennes, mais pour toutes les nations. La veille de son terrible assassinat, le 30 juillet 1914, sa fille Madeleine relata un fait digne d’être raconté sur son père. Allant lui souhaiter vers minuit « bonne nuit », elle le vit « le visage inondé de sombres pensées, affaissé de douleurs et pleurant en sanglots à l’idée que la guerre qu’il avait tant combattue de toutes ses forces allait frapper aux portes de la France et de l’Europe ». Il s’interrogeait alors sur l’idée de civilisation européenne, sur ce que cette civilisation devait représenter et ce qu’elle ne semblait plus représenter en cette heure si noire de l’histoire.

 

Mais le lendemain matin, c’est-à-dire le 31 juillet, il avait repris courage en focalisant toutes ses énergies pour la paix elle-même, tant à la salle de séances des députés que dans celle des « Pas perdus » (symbolique !), tant aux locaux de L’Humanité, dont il avait été le fondateur en avril 1904, puis le directeur notoire, et où il venait de rédiger un nouvel article pour tenter d’arrêter la guerre, qu’au Café du Croissant où il se rendit un peu plus tard pour dîner en compagnie d’amis pacifistes pour y discuter des derniers événements, l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de leurs têtes, alors qu’ils essayaient d’apercevoir quelque lueur, quelque lumière au bout du tunnel. Il avait en effet demandé la tenue d’un congrès extraordinaire de la Deuxième Internationale socialiste pour le mois d’août 1914, car il sentait imminente l’arrivée de la guerre avec son hécatombe de millions de corps gisants, étendus et puants sur toute la terre européenne. Ses propres mots, qu’il avait prononcés au congrès de la Deuxième Internationale socialiste, en 1912, dans la cathédrale de Bâle lui revenaient à l’esprit : « Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango ! Vivos voco : j’appelle les vivants pour qu’ils se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon. Mortuos plango, je pleure sur les morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un remords. Fulgura frango, je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées3. » Et c’est dans ce souci de préserver la fragile paix et ses contemporains de la guerre que, soudainement l’effroyable et lâche attentat de Villain fit de Jean Jaurès la première victime de la guerre de 1914-1918. On venait de tuer l’amoureux de la paix, l’apôtre de la paix ; on venait de faire taire cette voix prophétique pour laisser place à la voix d’airain celle des canons.

 

II) La pensée et l’action de Jean Jaurès pour la paix

Il nous faut saisir ici d’un peu plus près la pensée et l’action de Jean Jaurès pour la paix. On peut déclarer sans ambages que tout son idéal socialiste, comme toute sa philosophie politique, en est profondément imprégné et marqué. Jaurès est en effet un être qui s’informe constamment sur l’état de la France, de l’Europe et du monde, par la lecture de grands quotidiens et de revues, par les rapports en provenance du Bureau international du Travail et de la Deuxième Internationale socialiste.

Dans la même veine, il discute avec ses collègues parlementaires, non seulement ceux de son parti, mais également ceux qui sont les représentants des partis adverses. En outre, il porte une attention très marquée à l’histoire, que ce soit celle d’un passé lointain, ou celle d’un passé récent , ainsi de 1859 à 1879, ou celle en cours dans le présent, dont il est, de 1880 à 1914, le contemporain.

Pourquoi attache-t-il autant d’intérêt à l’histoire ? C’est parce qu’elle témoigne des prises de position, des décisions et des actions humaines, bonnes ou mauvaises, issues des dirigeants et de leurs peuples, que ce soit à l’intérieur de leurs pays ou sur la scène internationale. En d’autres mots, il associe étroitement l’histoire à l’apport humain, car ce sont les hommes qui sont au centre même de l’histoire et qui la font, comme ils sont au centre de la politique qu’ils font également. C’est pourquoi le travail de pensée du député tarnais consiste à vérifier les faits, à les décortiquer, à les analyser, à en examiner les divers rapports tant du point de vue historique que politique. Tout cela lui sert de sources très éclairantes pour l’édification de sa propre philosophie de l’histoire, de sa propre pensée politique et pacifiste. Ce qui le conduit à formuler les concepts clefs de sa pensée sur la question qui nous occupe et le préoccupait plus que tout : la paix armée et la paix véritable.

 

La paix armée

Qu’est-ce que la « paix armée » ? Cette expression constitue en elle-même un paradoxe, voire une contradiction, que d’ailleurs Jaurès ne s’est pas fait faute de souligner sans cesse. Comment la paix peut-elle avoir pour condition un armement à la fois pour s’instaurer et se maintenir, alors que la fonction des armes est de préparer et de faire la guerre ? C’est la sorte de paix dont le dicton romain : Si vis pacem, para bellum (« si tu veux la paix, prépare la guerre ») est à jamais la devise ; en d’autres termes, on a affaire ici à une sombre paix puisque inspirée par le recours au glaive, n’étant, par suite, qu’une interruption momentanée de la guerre, donc une préparation à de nouvelles guerres. En fait c’est la paix telle qu’elle est assurée par les traités de paix et les équilibres provisoires qui résultent de guerres antérieures.

Il s’agit donc d’une paix qui est fille de la guerre. En vérité elle n’est qu’un armistice où l’on poursuit les mêmes fins qui ont déjà conduit aux guerres antérieures : « armure contre armure », elle ramène et revient à la guerre. Avec cette sorte de paix, on n’a donc affaire qu’à une période de paix bien brève après laquelle on retourne inlassablement aux armes et aux conflits armés. La tranquillité qu’elle apporte est toute provisoire et précaire, la paix ainsi obtenue ressemblant davantage à une trêve qu’on ne garantit qu’en se rendant redoutable à des étrangers plus ou moins hostiles dont on se défie.

Il s’agit donc, avec cette paix armée, d’une paix très instable où l’on a moins résolu les animosités et les conflits qu’on ne les a rendus latents. Mais il s’agit plus profondément, d’où d’ailleurs son instabilité, d’un régime mensonger qui est en vérité une fausse paix. L’histoire du passé le vérifie sans cesse, comme hélas celle du présent, malgré nos prétentions à une civilisation supérieure : cet état superficiel de paix, qui est en fait un « état de guerre » latent et sournois, retourne continuellement à la guerre ouverte. Ce qui fait que, si on voulait enfin s’affranchir de cette dernière, il faudrait sortir de l’état de paix armée, le seul pourtant que le monde ait connu jusqu’ici en dehors de la guerre à l’état pur, à savoir la guerre chaude. C’est pourquoi Jaurès pense qu’il est urgent de sortir l’Europe et le monde de cette ornière avant que de plus grands malheurs fondent sur l’humanité. De là vient d’ailleurs sa passion d’homme politique pour les relations internationales, à quoi sa vaste culture et son ouverture universelle, son intérêt pour les peuples les plus divers et son amour de l’humanité le prédisposaient, le préparant naturellement à comprendre et à vivre en profondeur ce qui se passait autour de lui. Car on peut dire qu’aucun des grands problèmes qui, sur ce plan, ont préoccupé ses contemporains ne l’ont laissé indifférent et qu’à nombre d’entre eux il s’est consacré corps et âme, avec toutes les ressources de sa pénétration intellectuelle, comme de son talent d’orateur, de journaliste ou de parlementaire, qui n’épargnait ni ses forces ni son temps.

C’est ainsi que, dès ses premiers pas à La Dépêche de Toulouse et jusqu’à sa mort, il a porté une attention constante à la question de l’Alsace-Lorraine, qui blessait la France, mais risquait de rallumer la guerre franco-allemande, et donc, comme il le craignait, de mettre le feu aux poudres en Europe et dans le monde.

Mais les problèmes plus lointains ou même très lointains ne le sollicitaient pas moins. Ainsi dès que l’Empire ottoman fut secoué par les graves crises que l’on connaît, provenant par exemple des rapports de la puissance musulmane avec les ethnies chrétiennes qu’elle avait soumises en Crète et en Arménie, non seulement il prit fait et cause pour les populations opprimées et massacrées, mais il étudia de près tous les aspects internationaux de la question.

Plus tard, ce furent d’autres points chauds du globe qui le préoccupèrent, ainsi la crise de Fachoda dans le Haut Nil entre Kitchener et le commandant Marchand, donc le conflit à redouter entre la France et l’Angleterre impériales. Tandis qu’il n’appréhendait pas moins les suites de la guerre sino-japonaise en Corée, puis de la russo-japonaise en Mandchourie : dans les deux cas, on le vit s’engager à fond pour rétablir la paix, le plus vite possible, tout en respectant l’équité véritable entre les peuples.

Les conflits actuels ou éventuels entre grandes puissances ne furent d’ailleurs pas les seuls à absorber son attention : il n’en portait pas moins à la guerre des Boers, aux expéditions coloniales de la France à Madagascar, puis au Maroc, tandis qu’il gardait un regard vigilant sur ce qui se passait en Algérie. Il suivait aussi de près l’expansionnisme états-unien en Amérique latine et à Cuba, puis en Chine et en Asie. Et on sait comment il s’engagea à fond pour prévenir la guerre européenne depuis le coup d’Agadir jusqu’à l’attentat de Sarajevo.

Mais l’intérêt pour tous ces conflits ou soubresauts va plus loin que l’immédiat, car Jaurès fait ressortir également leurs multiples causes profondes : l’absolutisme, le nationalisme, le capitalisme et l’impérialisme, le colonialisme, le militarisme, l’ingérence dans les autres États, le racisme, le génocide, le fanatisme politique et religieux, l’immoralité dans la diplomatie et les relations internationales, la peur chez les peuples et leurs dirigeants, les mensonges de la presse qui entretient cette peur et donc la course aux armements. Pour ne citer que quelques exemples : il condamne l’horrible existence de camps de concentration établis par les Anglais durant la guerre des Boers ; comme il dénonce avec sévérité l’exploitation et l’oppression des indigènes par les pays colonisateurs en Afrique et en Inde. Ou encore, lorsqu’il apprend en 1893, par des amis socialistes de Grande-Bretagne, les premières rumeurs qui circulent à Londres sur les premiers massacres des Arméniens dans l’Empire ottoman, il leur demande de bien s’assurer de la vérité de ces assertions. Ses amis lui répondent qu’ils ont le témoignage direct d’Arméniens qui ont assisté à ces horreurs et qui ont échappé à leur pays pour se réfugier en Angleterre. Alors il ne cesse plus de se préoccuper du sort des Arméniens tant au congrès de la Deuxième Internationale à Londres en 1896, qu’à la Chambre des députés, la même année, où il est le premier député à exiger la tenue de débats sur cette question si troublante, quoiqu’il y reçoive l’appui de Denis Cochin et d’Albert De Mun. Et Jaurès accuse le sultan Abdul Hamid de n’avoir pas respecté le traité de San Stéfano de 1880 dans lequel ce même sultan avait promis au concert européen, en y apposant sa propre signature, de protéger les minorités chrétiennes de son territoire.

Après avoir examiné tous ces manquements et cet entêtement dans une volonté exterminatrice, Jaurès revient souvent à la Chambre, de 1896 à 1914, sur ces accusations dans cette terrible affaire.

 

La paix véritable

Considérons maintenant le contenu de l’autre concept fondamental, et même plus fondamental que le précédent, de la pensée de Jaurès sur la paix, à savoir son concept de paix véritable. Qu’est-ce qu’une « paix véritable » ? Jaurès montre d’abord qu’elle est l’opposée de la paix armée. Ce doit être en effet une paix réelle qui ne retourne pas à la guerre et qui se maintient par de tout autres moyens que la guerre. Une telle paix sans nul doute n’existe pas encore et Jaurès ne le nie point. Il s’agit donc d’un idéal, mais qui se distingue radicalement de la rêverie en ce que, comme chez Kant, il oblige la volonté et doit donc inspirer des actions. En d’autres termes, il s’agit d’un idéal destiné à rejoindre le réel, autrement dit à devenir principe et loi de réalité, encore plus que chez Kant, Jaurès ne partageant pas le pessimisme de celui-ci sur le « monde sensible ».

La paix véritable n’est donc pas un idéal lointain pour le philosophe, car c’est en elle seule que la nature et la vocation de l’homme dans leur double dimension personnelle et sociale, dans la vie nationale comme dans la vie internationale, pourraient vraiment s’accomplir. Autrement dit, la paix réelle est pour Jaurès un état idéal mais possible à réaliser, un règne historique, politique et social dans lequel la guerre n’existerait plus parmi les hommes et aurait cessé de les menacer.

C’est un idéal universel, provenant d’un long désir de l’humanité, car les êtres, avant leur naissance, ont été bercés dès le début par une sorte « d’harmonie immense » et par suite les plus intelligents de ces êtres, à savoir les hommes, portent dans leur cœur, de façon innée, un idéal de justice. Mais ces idéaux de justice et d’harmonie ont été oblitérés et ensevelis dans une sorte de demi-conscience, paralysés qu’ils étaient par les guerres et le régime de la paix armée qui ont dominé les nations. Ils ont été comme figés par les passions qui ont inspiré les actions humaines au détriment de la raison. Toutefois la paix véritable n’est pas seulement un idéal provenant d’une longue aspiration, c’est un idéal pratique de la raison. « La paix véritable est — en effet — une obligation ardente et imprescriptible de la raison », et plus particulièrement aujourd’hui elle s’inscrit dans « notre devoir d’hommes ». Il faut donc l’instaurer dans les faits, et par conséquent, on doit en faire une sorte d’impératif catégorique exprimé dans la nouvelle devise que voici : « Si vis pacem, para pacem », « Si tu veux la paix, prépare la paix ». Car cette paix est devenue une nécessité et un devoir pour l’humanité du XXe siècle. Elle n’est pas passive, devant être réelle elle requiert au contraire une volonté énergique, un combat permanent et quotidien contre les passions, les intérêts trop égoïstes, les injustices et les guerres qui en résultent. Il faut donc chercher de toutes ses forces à en établir les conditions, et d’abord par des moyens pacifiques. En un mot, la paix définitive est la concorde effective, l’harmonie vivante entre les membres d’une nation et entre les nations, ce qui fait qu’elle est durable, profonde, organisée, « perpétuelle », étant à la fois le signe et le bienheureux privilège d’une humanité harmonieuse. Bref, la paix véritable serait simultanément un idéal de la raison humaine en même temps que le pôle, le modèle et le but de l’action concrète. Il faut donc se mettre en mouvement vers elle et travailler de toutes ses forces, avec tous les hommes de bonne volonté, à l’instaurer. Bien que la suite des événements semble avoir donné tort, dans l’immédiat, à Jaurès, mais j’aurais bien des commentaires à faire là-dessus, le député-philosophe croyait que ce qu’il appelait « la clairière de paix » qu’avait connue l’Europe depuis 1871 offrait à la paix authentique une chance tout à fait exceptionnelle, à en juger d’après les critères de l’histoire. Selon lui, ses contemporains, chefs de gouvernement, diplomates, intellectuels, chefs spirituels, hommes politiques, leaders syndicaux ou simples citoyens, hommes ou femmes au demeurant, avaient pour devoir absolu de ne pas laisser passer cette chance, sous peine de voir plonger l’Europe et le monde dans une catastrophe sans précédent. Pour cela, il leur fallait adopter la belle devise : « Si tu veux la paix, prépare la paix » et chercher de toutes leurs forces à en établir les conditions et d’abord, je le répète, par des moyens pacifiques.

En cela Jaurès annonce déjà la philosophie d’Alain, dénonçant comme celui-ci la croyance dans la fatalité de la guerre. Depuis trop longtemps les hommes ont cru, et croient encore, dit-il, à la fatalité de la guerre. Il faut se débarrasser d’une telle croyance qui propage un mythe, mais un mythe paralysant. Cette fatalité n’est en effet qu’une construction de l’esprit humain, mais, par sa présence dans cet esprit, elle devient principe de réalité. Ainsi, quoique cette réalité ne soit rien d’autre que le résultat d’un préjugé, elle continue à empoisonner la vie sociale, en particulier les rapports entre les nations. Il faut donc s’en défaire à tout prix, donc se débarrasser de cette idée de la fatalité de la guerre, qui installe en quelque sorte une consécration et une acceptation philosophique de la guerre dans l’esprit humain. La guerre n’est pas fatale, parce qu’elle naît de passions, d’aveuglements, de préjugés, de routines que l’humanité, au point où elle est parvenue de son progrès, peut surmonter, ou encore d’injustices qu’il est de son devoir d’éliminer. Cette possibilité est d’autant plus évidente, cette obligation d’autant plus impérieuse que la guerre ne concourt plus aujourd’hui au progrès de l’humanité, comme elle a pu y concourir dans le passé, par exemple en amenant la constitution de nouvelles unités sociales. Il n’en est plus ainsi, étant donné l’état de la civilisation et la puissance destructrice des armes modernes : elle n’a donc que des effets négatifs.

C’est pourquoi l’homme du XXe siècle a la capacité, s’il le veut, et s’il le décide, de rejeter la guerre sous toutes ses formes en utilisant sa raison. Pour cela, il lui faut d’abord surveiller les menaces de guerres qui sont un legs du passé, c’est-à-dire du régime de la paix armée, guetter les signes avant-coureurs justement pour les analyser froidement et pour empêcher que se réalise ce qu’ils annoncent. Si on agit ainsi avec vigilance et sans relâche, les résidus du passé finiront par disparaître progressivement et l’humanité tout entière marchera dans le sens de la paix véritable.

Un travail immense attend donc les hommes du XXe siècle et chacun, dans sa sphère, doit y contribuer. Jaurès lui-même donne l’exemple en proposant des solutions précises aux problèmes ou aux conflits en cours. Ne citons que quelques exemples : vis-à-vis de la colonisation, il a un plan de pénétration pacifique à Madagascar ; en Algérie et au Maroc ; à l’Alsace-Lorraine, il demande la patience sous le régime impérial allemand, tout espérant qu’elle revienne à la France dans l’avenir ; au sujet des longues plaintes de l’Irlande sous le joug de l’Angleterre, il favorise l’indépendance mais uniquement par la voie démocratique et parlementaire, non par le recours au terrorisme. Dans la même ligne, il réclame l’autonomie des peuples colonisés ; tandis que vis-à-vis des guerres balkaniques de 1912-1913, il préconise la formation d’une fédération entre les États rivaux. Enfin rappelons qu’en juin 1914, il ne cessera de demander la tenue d’une rencontre entre l’Allemagne, l’Autriche, la Russie et la Serbie, pour écarter par l’arbitrage l’imminent conflit qui se profilait et éviter déclenchement de la guerre généralisée. Bien d’autres problèmes de l’époque, nous l’avons déjà dit, l’avaient inquiété, ainsi le massacre des Arméniens, la guerre russo-japonaise, la révolte des Boers, etc. Mais il ne se contentait pas de solutions particulières, toujours fragiles. Car pour instaurer la « paix véritable » à laquelle il visait, il montrait qu’il fallait mettre en œuvre des moyens généraux : le désarmement progressif, le partage équitable des ressources du globe, le développement et le renforcement d’institutions juridiques telle la Cour de Justice de La Haye, afin d’établir plus de moralité dans les relations internationales.

 

Les peuples et la paix

Il est un autre point capital qu’il faut souligner : c’est que Jaurès ne songeait pas uniquement aux dirigeants des États pour établir le règne de cette paix véritable. Il attribuait une mission tout à fait décisive aux peuples mêmes. Car à ses yeux, les peuples doivent devenir les vrais auteurs de leur propre histoire, de leur destin par conséquent. Ils ne pouvaient demeurer indifférents, comme ils l’étaient trop, aux problèmes internationaux et abandonner passivement toute la responsabilité de ces affaires sur les épaules de leurs dirigeants.

En quoi consistait donc leur vocation nouvelle, autrement dit leur devoir actuel ? Il fallait d’abord, sans doute, que les peuples assurent eux-mêmes la protection de leur territoire par la défense nationale, et Jaurès, on ne le sait pas assez, a beaucoup insisté sur le devoir de défense comme sur la limitation de l’armement à un rôle défensif.

Mais, en second lieu, pour faire « la guerre à la guerre », les peuples ont le devoir de s’instruire, de s’interroger sur les événements internationaux et sur la politique menée soit par leur propre pays, soit par d’autres. Comme ils sont la démocratie en action, ils ont le droit et même l’obligation de peser sur les décisions de leurs représentants et de leurs gouvernants ainsi que de connaître les mesures d’ordre international qui ont été prises, car ils en sont les premiers bénéficiaires ou les premières victimes. Par conséquent, cette volonté de s’informer doit leur permettre un éclairage sur les enjeux internationaux et, par suite, ils deviendront capables d’inspirer des solutions pacifiques à leurs gouvernements.

Par quelles instances ? Par l’entremise de leurs représentants siégeant dans leurs parlements, mais aussi par l’entremise de la Deuxième Internationale socialiste qui, depuis 14 ans, travaille en faveur de la paix entre les peuples. Elle a en son sein, en effet, un large réseau qui collectionne les informations concernant les problèmes internationaux, qui vérifie ce qui se dit des événements, et elle est toujours disposée à instruire ses délégués et ses membres. Grâce à son intermédiaire, les peuples trouveront appui et force morale, car elle les aidera à s’organiser en union commune à travers les divers pays. Ainsi Jaurès tente-t-il de convaincre les peuples de se concerter, pour changer le cap de la paix armée vers celui de la paix véritable.

Dans ce but, il faut que les peuples prennent une conscience de leur force réelle, car ils ont pour eux, à la différence de leurs dirigeants, le nombre, et sont au fondement, en démocratie, de la souveraineté. Par cette pensée éclairée, suivie d’une action concertée et organisée, ils pourront agir sur la politique intérieure et extérieure de leur pays. Conscients de leur force, jusqu’alors trop ignorée, ils prendront part à l’instauration de la paix dans le monde. Et si leurs dirigeants ne peuvent conduire la nation à la paix avec les autres nations, ils auront alors le devoir de se prendre en main et de pousser leurs gouvernements à promouvoir une politique de paix.

Cela consistera d’abord à orienter ces derniers vers l’arbitrage international et, en cas de litige, à recourir à la Cour de Justice de La Haye. Si des dirigeants bellicistes s’y refusent, alors les peuples auront tout à fait le droit de les y forcer, en déclenchant partout la grève générale pour empêcher l’éclatement du conflit armé et en provoquant de nouvelles élections pour remplacer de tels dirigeants. Mais, au-delà de cette action négative de contrôle et de freinage, les peuples ont aussi, aux yeux de Jaurès, un important rôle positif à jouer, en travaillant à la réconciliation des diverses nations auxquelles ils appartiennent, en surmontant les préjugés qui les dressent les unes contre les autres, en acceptant leurs différences mutuelles, qu’elles tiennent à l’histoire, à leurs intérêts, à leurs cultures ou à leurs religions, bref en communiquant entre eux davantage. Ainsi verront-ils mieux, en chacun d’entre eux et précisément en raison de cette diversité qui si souvent mais malheureusement les oppose, l’image universelle de l’homme. Et par là ils deviendront eux-mêmes les défenseurs et promoteurs de cette paix universelle qui devrait être considérée désormais, Jaurès ne cesse de le proclamer, comme un des droits fondamentaux de l’homme 4. À la différence des autres intellectuels socialistes de son temps qui s’inspiraient de Marx et de Lénine, l’originalité de Jaurès consiste justement dans ce socialisme tout démocratique qui assigne aux peuples non seulement un rôle de justice sociale, mais aussi un rôle international de pacificateurs.

 

III) Les principes qui commandent la pensée et l’action pacifistes de Jaurès

Cette pensée s’inspire assurément, comme l’a souligné naguère M. Robinet, de la métaphysique jaurésienne de l’unité de l’Être qui se développe dans une vision universelle et conduit, sur le plan pratique, à un idéal d’harmonie. Vision et idéal qui ne nient pas du tout l’existence du mal et de la souffrance, aussi bien dans le monde que dans l’humanité, qui donc ne sont pas cette berceuse d’un doux rêveur qu’on a si souvent reproché à Jaurès, mais qui constituent l’un des versants d’une pensée unissant toujours étroitement, répétons-le, l’idéal et le réel, le monde et Dieu.

Toutefois une inspiration aussi générale n’eût pas suffi à l’articulation d’une véritable pensée politique, surtout quand celle-ci devait se muer immédiatement en action comme le fut celle de Jaurès. En fait on voit que, dans la ligne de son inspiration générale, la pensée politique, tant nationale qu’internationale, qui fut la sienne, s’articule, dès qu’elle se définit, autour de trois principes fondamentaux. Ces principes, énoncés maintes fois par Jaurès lui-même, et mis en œuvre dans ses discours comme dans son action, sont essentiellement ceux d’humanisme, de justice et des droits de l’homme, de la paix sociale et mondiale.

Disons d’un mot, pour esquisser l’idée maîtresse contenue dans chacun de ces principes, que l’humanisme jaurésien consiste surtout à mettre en évidence la valeur absolue de l’homme sur la terre. Valeur absolue qu’il faut respecter en tout homme, à quelque classe sociale, à quelque nation ou à quelque race qu’il appartienne et quelle que soit sa culture ou sa religion.

Par le principe de justice et des droits de l’homme, il faut surtout entendre le lien que Jaurès a essayé d’établir toute sa vie entre la conception socialiste de la justice et celle des droits de l’Homme tels qu’ils avaient été énoncés auparavant par la Révolution française. Pour lui, il revient aux socialistes de son temps, non pas de dédaigner la Charte des droits de l’homme comme certains socialistes d’orthodoxie marxiste et léniniste y inclinaient, sous prétexte qu’elle serait devenue une « idée creuse », mais au contraire de la récupérer, de la rendre à son authenticité que l’usage bourgeois a fini par travestir, enfin de l’intégrer à l’idée plus large du droit humain. Par le droit humain, Jaurès entendait en effet s’appuyer sur les institutions existantes qui sont bonnes pour les faire progresser vers une voie plus compatible avec la paix. Ainsi, c’est aux principes de justice et de droit, en particulier du droit humain, nouveau concept inventé par lui, qu’il se réfère pour ouvrir les esprits à une compréhension nouvelle de l’idéal et de la pratique de la paix dans le monde. Le philosophe voulait donc apporter une dimension nouvelle à son époque, en l’amenant à instituer des moyens juridiques appropriés pour assurer la paix. Ces moyens juridiques étaient pour lui : 1) le droit à l’autodétermination

des peuples et le désarmement progressif des nations, ce qui favoriserait une détente et un mieux-vivre pour les gens, l’argent consacré aux armements permettant de donner un gagne-pain à de nombreux affamés ; 2) l’arbitrage obligatoire par l’intermédiaire de la Cour de Justice de La Haye pour les nations qui auraient des différends entre elles, de façon à éviter des conflits sanglants ; 3) le développement du droit international, car de plus en plus on en aurait besoin pour réglementer les rapports entre les nations, par exemple au sujet soit de leurs contestations frontalières ou maritimes, soit de leurs querelles économiques, soit des armements autorisés. Ainsi serait mieux respectée la morale dans les relations internationales, grâce précisément à un nouveau droit international pourvu de codes appropriés, qui s’imposeraient aux hommes d’État, aux diplomates et aux juges.

Quant au principe de la paix sociale et mondiale, il désigne surtout l’étroite réciprocité que Jaurès établit entre les deux termes : pas de paix mondiale sans paix sociale, comme le proclament du reste les socialistes dans leur ensemble ; mais non plus, et ici l’originalité de Jaurès par rapport à ses compagnons de lutte éclate, pas de paix sociale sans un effort pour établir la paix mondiale. Car dans les nations sur lesquelles pèsent la guerre ou la crainte de la guerre, l’urgence et les intérêts s’allient pour renvoyer aux calendes grecques l’instauration de la justice sociale. C’est pourquoi, il ne faut pas se lasser de le répéter, si on veut comprendre la philosophie politique du tribun tarnais, le socialisme démocratique doit vouloir devenir, à l’intérieur des nations, comme dans leurs rapports, facteur de paix.

 

Conclusion

Quelques mots maintenant pour conclure sur ce qui me paraît être la vivante actualité de Jaurès comme philosophe et artisan de la paix. Nous venons de voir qu’entre 1880 et 1914, Jaurès aura été sans doute le leader socialiste non seulement français, mais européen, qui a le plus réfléchi, comme celui a le plus agi, sur les questions de la guerre et de la paix. Nous avons vu aussi comment sa pensée a voulu mettre en pleine évidence ce dont sa vie et sa mort portent témoignage, à savoir la nécessité d’unir, à ce point où c’est si difficile que cela paraît à beaucoup impossible, l’idéal et le réel, le rêve mais au sens jaurésien du terme, et l’action concrète. Certes lui qui a tellement appréhendé, tellement dénoncé ou même annoncé, la montée des guerres qui se profilait dans les conflits en cours, on ne peut dire qu’il ait été aveugle aux dangers dont le présent et l’avenir immédiat étaient gros. Mais, de même qu’il ne s’est jamais laissé décourager, jusqu’à son dernier souffle, par les appréhensions les plus sombres, il nous laisse à la fois un message de lucidité, de courage et d’espoir.

Message de lucidité, parce qu’il pressentait que la sinistre marche des hommes dans le régime de la paix armée les conduisait inévitablement à la misère et à la ruine. Car, à ses yeux, la guerre moderne devenait, par le développement scientifique et technique, de plus en plus destructrice et qu’il craignait qu’un jour, l’humanité tout entière, par le déclenchement d’une guerre générale, en vînt à sa destruction totale, donc au suicide collectif.

C’est pourquoi il demandait si instamment aux peuples, et c’est là son message de courage et de bon sens, de se prendre en main pour « faire la guerre à la guerre » et pour instaurer la paix véritable. C’était, pour lui, à la fois, la seule issue qui demeurait ouverte pour sauver l’humanité tout entière et l’amener vers cet avenir plus radieux qui lui paraissait aussi dans la logique de l’histoire, comme d’ailleurs dans la logique du monde entier, et qu’il cherchait à préparer de toutes les forces de sa pensée, de sa parole et de son action. Tel est son message de devoir et d’espoir pour l’Humanité.

 

L’Armée nouvelle

En 1911, Jean Jaurès publie L’Armée nouvelle, un écrit qui serait à resituer dans son contexte historique face à l’annexion de l’Alsace-Lorraine, le pangermanisme et la loi des trois ans qui sera débattue au Palais Bourbon peu après 1911.

Qu’écrit Jaurès dans L’Armée nouvelle qui puisse aujourd’hui nous intéresser ? Il prône une nation solidaire derrière une armée qui ne serait plus entre les mains d’une aristocratie nationaliste, comme c’est encore le cas en 1911. Pour lui, l’armée de la République peut et doit défendre la nation mais en aucun cas servir à des conquêtes. Cette armée du peuple doit être conduite et éclairée par des militaires de métier. Dans la problématique élaborée par Jaurès dans L’Armée nouvelle, il y a la figure emblématique de la bataille de Valmy, qui, en 1792, sauva la première République, avec une armée de volontaires issus du peuple, mettant ainsi en déroute la coalition militaire étrangère antirévolutionnaire.

Que retenir de L’Armée nouvelle quand on est partisan de la non-violence ? C’est tout d’abord qu’il convient à une nation de se défendre pour protéger ses libertés et droits, en plus de son territoire. Certes, Jaurès ignore des moyens de la non-violence (non-coopération, désobéissance civile…) qui seront initiés plus tard par Gandhi, mais L’Armée nouvelle se situe comme un passionnant maillon entre une défense armée laissée aux seuls militaires et ce qui est appelée la défense civile non-violente.     F. V.

 

1) Notre thèse de doctorat nouveau régime est intitulée : La Philosophie de la paix de Jean Jaurès. De son développement et de son articulation en idée et en action, 1 262 p., et a été soutenue en février 1991 à l’Université de Toulouse. Cette thèse va être bientôt publiée.

2) Le radicalisme et le socialisme en 1885 (long texte de 818 pages), rédigé de la main même de Jaurès. On ignorait l’existence de ce manuscrit original que j’ai découvert en 1983 à la Bibliothèque de la Chambre des députés de l’Assemblée nationale à Paris.

3) Dans La Petite République du 21 janvier 1898, où Jaurès lui-même relate un de ses souvenirs de collège, alors qu’il avait 15 ans. Il s’agit d’un récit d’un professeur de théologie du collège de Castres, ancien aumônier militaire en Algérie, qui racontait à ses élèves comment il s’était conduit lui-même envers les Algériens. Un jour qu’il voulait obtenir quelques arbres pour les planter dans son jardin, cet aumônier n’avait trouvé rien de mieux qu’aller en voler dans la cour intérieure d’un Arabe pendant son absence. Mais l’Arabe étant survenu sur ces entrefaites, l’aumônier laissa son ordonnance lui briser le bras, sans rien faire pour lui porter secours. Qui plus est, tous deux intimèrent à leur victime d’avoir à garder le silence sur l’incident, s’il ne voulait pas avoir l’autre bras cassé. « De ce jour, je l’avoue, écrit Jaurès, j’ai eu pour la race arabe que les soldats et les prêtres avaient à ce point détestée et outragée, une grande pitié. Il me sembla voir, comme en un éclair, l’abîme triste de servitude. » Il continue, en rappelant la répulsion que ses amis et lui éprouvèrent pour leur professeur lorsque celui-ci, devant leur stupéfaction, répliqua : « qu’ils n’étaient pas les seuls à avoir agi ainsi vers les Arabes ».

4) Congrès international extraordinaire de Bâle, 24-26 novembre 1912, Introd. G. Haupt, Minkoff Reprint, Genève, 1980, T. 22, 845 p., pp. 7-8.


Article écrit par Marie Guertin.

Article paru dans le numéro 140 d’Alternatives non-violentes.