Tchécoslovaquie : les Chartistes défendaient une approche non-violente

Auteur

Jan Kavan

Localisation

Afghanistan

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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Entretien avec Jan KAVAN.

Jan Kavan est l’un des animateurs du mouvement étudiant tchécoslovaque lors du Printemps de Prague en 1968. Après l’intervention soviétique et la « normalisation », il s’installe à Londres où il reste en exil jusqu’en 1989, tout en soutenant activement la dissidence démocratique de son pays. À Londres, il est directeur de la maison d’édition Palach Press. Rentré au pays lors de la chute du régime communiste, il est l’un des membres fondateurs de la Helsinki Citizens’Assembly, et un militant politique actif dans la nouvelle démocratie. Élu député sur la liste du Forum civique en 1990-1992, puis sénateur social-démocrate de 1996 à 2000, et à nouveau député en 2002-2006. Il a été ministre des Affaires étrangères et vice-Premier ministre en 1998-2002, ambassadeur et président de l’Assemblée générale des Nations unies en 2002-2003.

ANV : Peux-tu nous dire quelle était ta situation à l’automne 1989, tes premières réactions au moment de la chute du mur de Berlin, puis au début de la Révolution de velours en Tchécoslovaquie ?

Jan Kava : J’étais alors en exil à Londres où je vivais depuis l’été 1969. Pendant vingt ans, j’y ai travaillé pour l’opposition en Tchécoslovaquie, principalement pour le mouvement des droits de l’homme Charte 77. J’envoyais au pays de la littérature, des duplicateurs, des caméras vidéos, etc., et mes courriers acheminaient à Londres les documents de la Charte 77, les déclarations du Comité de défense des personnes injustement poursuivies (VONS), des publications « samizdat » (non auto- risées), des interviews filmés clandestinement, etc. J’avais aussi pour tâche d’organiser des contacts entre la Charte 77 et les groupes d’opposition en Pologne (Solidarnosc), Hongrie, Allemagne de l’Est, Slovénie...

Début novembre 1989, j’étais dans la ville polonaise de Wroclaw pour participer à une réunion de solidarité polono-tchécoslovaque organisée par Solidarnosc. L’atmosphère qui y régnait a renforcé ma conviction que des changements n’allaient pas tarder à survenir en Tchécoslovaquie. C’était inévitable juste après la chute du mur de Berlin, mais aussi et plus particulièrement en fonction des changements qui s’étaient produits antérieurement en Pologne, et, bien sûr, l’attitude de Gorbatchev à Moscou.

Quand la révolution de velours a commencé, j’ai été, le 25 novembre 1989, le premier émigré tchèque à rentrer. On m’a interrogé pendant 14 heures à l’aéroport de Prague, puis la police a finalement autorisé mon entrée en ville. Les premiers jours, les premières semaines, j’étais extrêmement heureux car je croyais que mes rêves devenaient réalités ; c’est seulement plus tard que j’ai commencé à constater que le changement se heurtait à un grand nombre de difficultés et de problèmes, car les gens, pleins d’illusions envers l’Ouest, ont commencé à construire « un thatchérisme à visage humain ». Malgré tout j’étais heureux de revenir chez moi après vingt années d’absence, et de pouvoir lutter avec mes amis pour une société plus juste. Vingt ans, c’est un long exil !

ANV : Bien qu’il n’y ait pas eu en Tchécoslovaquie de mouvement de masse comme Solidarnosc en Pologne, et plus tard les protestations en Allemagne de l’Est, on considère généralement que les dissidents tchécoslovaques ont joué un rôle important. Peux-tu nous en dire plus sur la Charte 77, le VONS, leur influence malgré leur isolement apparent de la population ? Quel a été le rôle de la non-violence dans le mouvement dissident ?

J. K. : En termes d’influence, je considère que la Charte 77 n’est dépassée que par Solidarnosc. La Charte 77 a une longue histoire depuis janvier 1977 : elle a réuni les communistes réformateurs, les mouvements chrétiens, des personnalités libérales et du monde cul- turel. Les Chartistes ont établi des liens très forts au travers des frontières de l’Est européen, avec d’autres mouvements d’opposition, de même qu’avec des mouvements pour la paix et les droits de l’homme à l’Ouest. Son influence en Tchécoslovaquie a été bien au-delà des quelques 2 000 signataires officiels de la Charte, d’autant que d’autres groupes d’opposition ont coopéré avec elle dès le début des années 1980. Parmi eux, il y avait plusieurs groupes de paix, qui coopéraient particulièrement parce que les Chartistes défendaient une approche non-violente de la politique et le dialogue pour la paix et le désarmement. Certains de ces groupes, comme le Mouvement de paix indépendant (NMH) ou le Club John Lennon pour la paix regroupaient principalement des jeunes qui considéraient la Charte comme le groupe de leurs aînés.

Les groupes de paix dissidents et la Charte 77 étaient en contacts étroits avec le mouvement END en Grande-Bretagne, le Conseil inter-églises pour la paix (IKV) des Pays-Bas. L’Appel de Prague de la Charte 77, en mars 1986, était un appel au mouvement de paix occidental pour qu’il contribue à la démocratisation et au désarmement de l’Europe, à la fin de la guerre froide, de la course aux armements, de la persécution des groupes de défense des droits de l’homme et des droits civiques, tout en voulant contribuer à la réunification de l’Allemagne comme premier pas vers la réunification de l’Europe.

ANV : Après la révolution de velours, il a existé une sorte de front politique commun au sein du « Forum civique ». Des clivages politiques sont ensuite apparus. Comment analyses-tu cette phase ? Et la séparation entre Tchèques et Slovaques ?

J. K. : C’était un processus politique normal, que les autres pays postcommunistes ont aussi connu. Pendant le régime totalitaire, qui n’acceptait le fonctionnement d’aucune opposition, on pouvait comprendre que tous les groupes d’opposition s’unissent sur le plus petit commun dénominateur, sur les critères éthiques, moraux, et la nécessaire défense des droits de l’homme et des libertés civiques. Sans le respect de telles libertés fondamentales, aucune opposition ne pouvait fonctionner. Mais dès que le changement a eu lieu, et qu’il a été permis de constituer des partis politiques, l’opposition pour les droits de l’homme s’est rapidement cristallisée autour de ses groupes politiques, devenus ensuite des partis politiques.

Depuis le tout début il y avait une aile droite et une aile gauche dans la Charte 77, mais avec l’accord que ces différences devaient être subordonnées au but commun, à la lutte contre l’ennemi commun. Il n’y avait plus besoin de pareille unité après la Révolution de velours. Le même processus a eu lieu dans Solidarnosc et dans le mouvement démocratique hongrois.

Je me suis personnellement opposé à la scission Tchéco-Slovaque, car je ne considérais pas la dissolution de la Tchécoslovaquie comme inévitable. Mais il est compréhensible que des pays multinationaux, bénéficiant de nouvelles libertés, se désintègrent quand chaque nation a l’occasion de réaffirmer son identité nationale réprimée si longtemps, en particulier celles des nations qui n’avaient joué qu’un rôle mineur dans ces États multinationaux. Il était peut-être inévitable que ces États traversent un processus de désintégration et d’auto-affirmation avant de se mettre d’accord au sein d’un nouveau processus d’intégration dans l’Union européenne. En 1991-1992 j’étais favorable à une sorte de confédération, mais cela n’était pas acceptable pour M. Klaus (le Premier ministre). Cependant, le type de relations que nous entretenons aujourd’hui avec les Slovaques est très similaire à ce qu’il aurait été dans un système confédéral. La Slovaquie est sans aucun doute notre allié et partenaire le plus proche.

ANV : Quel est ton opinion sur la manière dont s’est opérée la transition économique dans ton pays ?

J. K. : Je suis très critique sur la manière dont s’est déroulée ici la transition économique. À l’époque, les politiciens voulaient que le pays embrasse le plus vite possible le capitalisme. Cela a signifié que la privatisation s’est déroulée sans qu’un système légal ne soit installé et fonctionne correctement. Résultat, certaines per- sonnes sont devenues très riches du jour au lendemain, d’autres ont beaucoup perdu, y compris l’État. Ceux qui avaient pas mal d’argent, de nombreux contacts à l’étranger et peu de scrupules, sont devenus d’ardents capita- listes. Ce fut le cas, par exemple, de nombreux dirigeants d’entreprises communistes. Cette privatisation sauvage a été à la racine des problèmes économiques auxquels nous avons dû faire face à la fin des années 1990 et qui ont conduit à la crise gouvernementale de 1997, puis aux élections anticipées, gagnées, pour la première fois dans l’histoire tchécoslovaque, par les sociaux-démocrates.

ANV : Certains politiciens tchèques, et peut-être une partie de l’opinion publique, ne veulent plus entendre parler des anciens dissidents. Il semble qu’ils veulent souvent effacer l’héritage du printemps de Prague de 1968. Comment expliques-tu cette atti- tude idéologique ?

J. K. : Beaucoup de gens sont mal à l’aise à pro- pos des anciens dissidents dont l’existence leur rappelle qu’il était possible de prendre des risques et de s’engager dans l’opposition sous le régime communiste, bien que l’on risquât alors de perdre son emploi, voire d’être jeté en prison. L’existence même des dissidents rend moins crédible l’explication de ceux qui ont collaboré avec l’ancien régime, parce qu’il n’y avait, parait-il, rien d’autre à faire ! Beaucoup de personnes de ce genre ont retourné leurs vestes en 1989. Elles sont devenues des anticommunistes virulents, en partie pour faire oublier leur passé conformiste. Très peu de dissidents par contre ont participé à la chasse aux sorcières anticommuniste des années 1990.

L’héritage du printemps de Prague de 1968 n’est pas très agréable pour beaucoup de gens car cela leur rappelle que le communisme était réformable et que tous les communistes n’étaient pas des staliniens, des traîtres et des criminels comme ils voudraient le faire croire aujourd’hui. Si les communistes réformateurs étaient prêts à accepter un certain degré de démocratie et de liberté en 1968, alors il est plus difficile d’expliquer que l’on ne doit en aucune manière coopérer avec eux car ce sont les ennemis de la démocratie et du système multi-partiste. Beaucoup de gens ont été choqués quand le président Obama, lors de son discours à Prague (en avril 2009), a rappelé positivement la mémoire du Printemps de Prague et apprécié sa signification historique.

ANV : Nous discutons tous les deux alors que le gouvernement tchèque assume la présidence de l’Union européenne. Peux-tu nous dire en deux mots comment les Tchèques envisagent leur place au sein de l’Union ?

J. K. : Il n’y a pas de consensus clair entre les Tchèques sur cette question. Il y a les positions du président Klaus, eurosceptique, contre toute nouvelle intégration sociale ou politique de l’Europe et contre les nouveaux 

transferts de pouvoir de décision aux institutions européennes, contre le traité de Lisbonne, etc. Les positions du gouvernement actuel 1, dirigé par des euro-réalistes, n’est pas très enthousiaste vis-à-vis de l’Union européenne. Il veut conserver le maximum de pouvoir au niveau des gouvernements et parlements nationaux, mais en même temps il sait très bien qu’il est futile de vouloir combattre pratiquement tout seul contre Bruxelles.

Dans la coalition gouvernementale, les partenaires minoritaires — c’est-à-dire les Verts et les chré- tiens-démocrates — sont plutôt pro-européens et favorables à la ratification du traité de Lisbonne. Dans l’opposition, le Parti social-démocrate (CSSD) est nettement pro-européen tandis que le Parti communiste est modérément critique de l’Union, et plus particulièrement du traité de Lisbonne. Tous les sondages d’opinions indiquent que 60 à 65 % des sondés sont pro-UE, bien que 50 % seulement soient favorables au traité de Lisbonne, à propos duquel il y a d’ailleurs très peu d’informations accessibles au grand public.

La plupart des gens ici comprennent que de nombreux problèmes cruciaux, tels que la crise environnementale, la lutte contre le crime organisé, la crise financière globale, etc., ne peuvent être résolus par un pays tout seul, en particulier un pays de taille moyenne au milieu de l’Europe centrale comme la République Tchèque. Nous devons donc coopérer avec l’Union européenne, et au sein de l’Union européenne, pour chercher des partenaires qui ont les mêmes intérêts, c’est-à-dire souvent les autres pays d’Europe centrale et orientale de taille comparable.

ANV : Quelle est ta position personnelle aujourd’hui au sein du spectre politique tchèque ? Comment vois-tu le proche avenir ?

J. K. : Je suis actuellement conseiller pour la politique étrangère du président de la Chambre des députésdu parlement tchèque. Je suis également membre du comité exécutif du Parti social-démocrate (CSSD). L’avenir n’est pas très clair, car un nouveau gouvernement intérimaire doit être mis en place le 9 mai, mais sa tâche principale sera d’achever avec succès la présidence tchèque de l’Union et de conduire le pays aux élections des 9-10 octobre 2009. D’après les sondages, ces élections pourraient être gagnées par le CSSD. Si c’est le cas, j’espère jouer un rôle dans le domaine de la diplomatie et de la politique étrangère.

Entretien réalisé par Bernard DREANO

1) Gouvernement mis en minorité au Parlement le 25 mars 2009 et qui a la date de l’entretien gérait les affaires courantes...


Article écrit par Jan Kavan.

Article paru dans le numéro 151 d’Alternatives non-violentes.