Le Royaume de Dieu est en vous, le maître livre de Gandhi

Auteur

Alain Refalo

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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« Devant l’insoumission des chrétiens les États sont désarmés. » Cette phrase extraite de l’œuvre de Tolstoï Le Royaume de Dieu est en vous, résume ce pamphlet contre l’État, l’armée, la guerre – bref, contre tous les pouvoirs. Quels ont été, et quels sont aujourd’hui les impacts de cette œuvre pour la philosophie de la non-violence ? L’article suivant aborde cette question en tenant compte des réflexions des jeunes concernant le service militaire, l’influence profonde de Tolstoï à Gandhi ou encore l’actualité des pensées provocantes de Tolstoï.

Le livre de Tolstoï, Le Royaume de Dieu est en vous, paraît en 1893, mais il est immédiatement censuré par les autorités russes. Des copies dactylographiées circulent alors dans tout le pays, puis ce livre est publié en Europe de l’Ouest. Cet ouvrage, si central pour approfondir la pensée de Tolstoï, est l’écrit de cet écrivain qui enthousiasma le plus Gandhi, tant il y trouvait les fondements de la non-violence.

 

En 1884, Léon Tolstoï, alors célèbre en Russie pour ses Récits de Sébastopol (1855), l’immense épopée Guerre et Paix (1863-1869) et Anna Karénine (1874-1877), publie un livre intitulé En quoi consiste ma foi ? 1 Cet ouvrage fait directement suite à sa Confession (1881) qui marque une rupture avec ses écrits antérieurs, essentiellement littéraires. Cette publication, censurée dès sa parution, s’insère dans un ensemble de travaux sur le christianisme qui occupe l’écrivain russe depuis plusieurs années et qui accaparera l’essentiel de son temps jusqu’à sa mort en 1910. Dans En quoi consiste ma foi ?, Tolstoï expose pour la première fois sa doctrine de « non-violence » qui lui apparaît comme le centre de gravité des évangiles. « De même que le feu n’éteint pas le feu, écrit Tolstoï, le mal ne peut éteindre le mal. Seul le bien, face à face avec le mal, sans en subir la contagion, triomphe du mal 2 ». Au terme d’une longue et minutieuse étude 3 menée en toute indépendance, bien loin des interprétations « savantes » des théologiens, il rejette l’enseignement officiel des Églises qu’il accuse d’avoir trahi le message du sage de Nazareth.

Ce sont les commentaires et les débats suscités par la publication de En quoi consiste ma foi ? qui ont décidé Tolstoï à entreprendre Le Royaume de Dieu est en vous. Contrairement à ce que son titre à connotation religieuse semble indiquer, ce nouvel ouvrage est avant tout un virulent pamphlet contre l’État, l’armée et la guerre et plus généralement tous les pouvoirs, qu’ils soient politiques ou religieux qui cautionnent et entretiennent la violence. Commencée le 3 mars 1891, plusieurs fois abandonnée et reprise, l’œuvre ne sera achevée qu’en avril 1893, soit deux ans plus tard. « Jamais aucune œuvre ne m’a donné autant de mal que Le Royaume des cieux est en vous », écrira Tolstoï à son ami et collaborateur Vladimir Tcherkov.

Durant ces années-là, « le grand écrivain de la terre russe » est absorbé par une œuvre humanitaire de grande ampleur consécutive à la grave famine qui a frappé plusieurs provinces du centre de la Russie. Des centaines de paysans meurent de faim dans un total dénuement.

Tolstoï, abandonnant l’écriture du Royaume de Dieu est en vous, part pour la région sinistrée avec deux de ses filles, Macha et Tatiana, en septembre 1891. Pendant deux ans, il s’associe avec ardeur aux efforts de secours en liaison avec la Croix-Rouge. Il crée des cantines gratuites, recueille des fonds (bien qu’il se soit toujours opposé à toute forme de philanthropie), sollicite des dons en nourriture et en vêtements. Il écrit de nombreux articles, notamment La question terrible, pour alerter ses concitoyens. Mais certains de ses écrits sont censurés car, en haut lieu, on suspecte Tolstoï de mener des activités révolutionnaires et de pousser les paysans à la révolte. Surveillé par la police, attaqué par les milieux gouvernementaux (on envisage de le mettre en prison), ecclésiastiques (certains popes des régions sinistrées l’appellent « l’Antéchrist ») et même par la presse (qui le voue à l’exil), Tolstoï se consacre inlassablement à son action d’aide aux malheureux, n’ayant cure de tout ce qui se dit sur son compte. À sa femme, qui s’est associée à l’œuvre de son mari malgré la charge des huit enfants et qui s’alarme des risques qu’il encourt, il répond : « J’écris ce que je pense et qui ne saurait plaire ni aux États, ni aux gens riches. J’ai fait cela pendant les douze dernières années, non par hasard, mais délibérément, et je n’ai pas l’intention de chercher à m’en justifier 4. » Jusqu’à l’automne 1893, Tolstoï se consacre essentiellement à son œuvre de secours. C’est pourquoi Le Royaume de Dieu est en vous, qu’il reprend de temps en temps, n’est achevé qu’au début de l’année 1893.

 

Dès sa parution, le brûlot de Tolstoï est d’ailleurs interdit par la censure et ne circule que sous forme de copies dactylographiées dans toute la Russie. Des traductions paraissent d’abord en langue française 5 et allemande (1893), puis en langue anglaise (1894) aux États-Unis, dans les mois qui suivent. Il est difficile aujourd’hui de mesurer l’impact de cette diatribe sur la génération de Tolstoï. En Russie, il a alimenté la réflexion de nombreux jeunes sur la question du service militaire. Pourtant, Tolstoï ne conseillait pas à ceux qui lui demandaient avis de s’insoumettre car il savait trop à quels risques personnels ils s’exposaient. L’acte de désobéissance devait être un choix procédant d’une démarche intérieure et mûrement réfléchie. Combien de « soldats chrétiens » ont été interpellés par cet ouvrage dans lequel Tolstoï martèle qu’il est impossible au chrétien d’apprendre à tuer et d’obéir aux ordres qui commandent de tuer ? Fait remarquable, mais isolé, un certain Arthur St John, officier anglais de l’Armée des Indes démissionna de l’armée après avoir lu Le Royaume de Dieu est en vous au cours d’une navigation en rentrant d’Orient. Il entrera en correspondance avec Tolstoï et soutiendra activement la communauté des Doukhobors, objecteurs de conscience chrétiens, adeptes des idées de Tolstoï, qui devront émigrer au Canada pour fuir les persécutions du régime tsariste.

 

L’immense intérêt du Royaume de Dieu est en vous dans l’histoire de la non-violence 6 est qu’il a profondément influencé celui qui deviendra le mahatma Gandhi, le libérateur de l’Inde. Jeune avocat installé en Afrique du Sud — il a alors 24 ans — où il entreprend de défendre les droits de la minorité indienne face aux lois discriminatoires des Britanniques, Gandhi découvre l’ouvrage de Tolstoï en 1894, dans sa version anglaise. « Il y a de cela quarante ans 7, écrit-il en 1928 à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’écrivain russe, alors que je traversais une grave crise de scepticisme et de doute, il m’arriva de tomber sur le livre de Tolstoï Le Royaume de Dieu est en vous. Cette lecture me fit une profonde impression. À cette époque-là, je croyais à la violence. Après avoir lu cet ouvrage, je fus guéri de mon scepticisme et crus fermement à l’ahimsa 8. » Dans son Autobiographie, Gandhi avoue que la lecture du Royaume de Dieu est en vous, l’« enthousiasma » et qu’il en garda « une impression inoubliable ». « Devant l’indépendance de pensée, la profondeur des vues morales et le souci de vérité de ce livre, écrit-il, tous ceux que m’avaient donnés Mr. Coates 9 devenaient pâles et insignifiants 10. » Le Royaume de Dieu est en vous est bien le maître livre qui lui fit découvrir l’esprit de la « non-violence ».

La dette de Gandhi envers Tolstoï est immense. Lui-même a reconnu à plusieurs reprises que Tolstoï figurait, avec Râychandbhâi 11 et Ruskin 12, parmi « les trois modernes qui avaient marqué d’un sceau profond sa vie 13 ». En 1909, un an avant la mort de Tolstoï, à l’initiative de Gandhi, commence d’ailleurs une étonnante correspondance entre les deux hommes 14. Et la dernière lettre de Tolstoï à Gandhi, en date du 7 septembre 1910, deux mois avant sa mort, est généralement considérée comme son testament spirituel où il réaffirme sa foi inébranlable en la non-violence. À plusieurs reprises, Gandhi rendra hommage à son maître en des termes particulièrement élogieux. « Il fut l’homme le plus véridique de son temps, écrira-t-il. Sa vie fut marquée par un effort constant et acharné pour chercher la vérité et la mettre en pratique une fois trouvée. Il n’essaya jamais de cacher la vérité ou de l’atténuer. Au contraire, il osa l’exposer intégralement aux yeux de tous, sans équivoque ni compromis ; aucune puissance au monde ne l’en aurait détourné. Il est le plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu 15. » Mais Gandhi ira plus loin que Tolstoï en mettant en œuvre une véritable stratégie collective de résistance non-violente face au colonialisme britannique.

 

Les réflexions provocantes de Tolstoï dans Le Royaume des cieux est en vous conservent pour une large part leur pertinence et leur actualité. Nous émettrons cependant une réserve sur la question de l’État, tel que Tolstoï le perçoit à la fin du XIXe siècle. Car sa diatribe écrite en 1893 puise sa source dans la Russie tsariste où existait encore le servage. Tolstoï, qui emploie sans les distinguer les termes d’État, de pouvoir, de gouvernement, ne semble pas considérer qu’il puisse exister un État fondé sur le droit. Bien qu’il soit vrai que l’État de droit soit parfois coupable de dérives policières ou militaristes, et que la vigilance soit toujours nécessaire à cet endroit, on ne saurait porter le même jugement sur un État tyrannique et sur un État de droit. Gandhi, qui avait le souci de construire un État indien indépendant et démocratique, se démarque clairement de Tolstoï sur ce point.

 

Formulées vingt ans avant la grande boucherie de 1914, les idées percutantes de l’auteur de Guerre et paix sur le service militaire, la guerre, la violence et la quête de la vérité, prennent aujourd’hui un relief tout particulier. Car si les armes et les stratégies des États évoluent, la souffrance et la détresse des victimes civiles, des miséreux et des opprimés demeurent et cela suffit à légitimer encore et encore la révolte des consciences face aux entreprises guerrières des États. Aux quatre coins de la planète, l’histoire des violences des hommes contre d’autres hommes se poursuit sans que quiconque ne semble pouvoir enrayer la marche de l’humanité vers sa perdition. Aujourd’hui, comme hier, la voix de Tolstoï résonne encore comme un cri douloureux qui exhorte les hommes à sortir de la spirale suicidaire de la violence et à chercher les chemins de la sagesse et de la vérité.

 

Extraits du Royaume de Dieu est en vous

« Dans le peuple russe, où, surtout depuis Pierre 1er, la protestation du christianisme contre l’État n’a jamais cessé ; dans le peuple russe où l’organisation sociale est telle que les hommes s’en vont par communautés en Turquie, en Chine, dans des contrées inhabitées et que, loin de sentir la nécessité d’un État, ils l’envisagent toujours comme une charge inutile qu’on supporte seulement, qu’il soit turc, russe ou chinois ; dans le peuple russe l’affranchissement chrétien de la soumission à l’État se produit en ces derniers temps par cas isolés de plus en plus fréquents. Ces manifestations sont d’autant plus dangereuses pour l’État que les manifestants appartiennent souvent aux classes moyennes et supérieures et qu’ils expliquent leur refus, non plus par une religion mystique et sectaire comme autrefois, mais le motivent en s’appuyant sur les vérités les plus simples, comprises et reconnues de tous.

Ainsi on refuse de payer l’impôt, parce qu’il est employé à des actes de violence. On refuse de prêter serment, parce que promettre d’obéir aux autorités, c’est-à-dire à des hommes qui emploient la violence, est contraire au sens de la doctrine chrétienne, et que, dans tous les cas, c’est défendu par l’Évangile. On refuse les fonctions de police, parce qu’il est interdit au chrétien d’employer la violence contre ses frères. On refuse de participer à la justice, parce qu’elle accomplit la loi de la vengeance, inconciliable avec la loi du pardon et de l’amour chrétien. On refuse le service militaire, parce que le chrétien ne doit pas tuer.

Que peuvent faire les États contre ces insoumis ? Ils peuvent exécuter, emprisonner et déporter à perpétuité tous ceux qui désirent les renverser par la violence ; ils peuvent couvrir d’or et acheter les individus dont ils ont besoin ; ils peuvent soumettre à leur pouvoir des millions d’hommes armés, prêts à tuer tous leurs ennemis. Mais que peuvent-ils contre des hommes qui, ne voulant rien détruire ni créer, n’ont qu’un seul désir, ne faire rien qui soit contraire à la loi du Christ, et refusent, pour ce motif, de remplir les obligations les plus élémentaires et, par suite, les plus nécessaires aux États ?

Si c’étaient des révolutionnaires prêchant et pratiquant la violence et l’assassinat, la répression serait facile : une partie pourrait être achetée ; une autre, trompée ; une autre, terrifiée ; et ceux auprès de qui aucun de ces moyens ne réussirait, on les ferait passer pour des criminels, ennemis de la société, on les emprisonnerait, on les exécuterait, et la foule approuverait. Si c’étaient des fanatiques, appartenant à quelque secte particulière, il serait facile, grâce aux superstitions qui sont mêlées à leur doctrine, de réfuter en même temps la vérité qu’elle contient. Mais que faire avec des hommes qui ne prêchent ni révolution ni quelque dogme religieux particulier, mais qui refusent simplement, parce qu’ils ne veulent faire de mal à personne, le serment, l’impôt, la participation à la justice, le service militaire, obligations qui sont la base de l’Etat actuel ? Les acheter est impossible, le risque même qu’ils courent volontairement démontre leur désintéressement. Les tromper en leur affirmant que cela est ordonné par Dieu est également impossible, car leur refus est basé sur la loi de Dieu, nette et indiscutable, professée également par ceux qui veulent forcer ces hommes à agir contrairement à son esprit. Les effrayer par des menaces est encore moins possible, car les privations et les souffrances qu’ils subiront ne feront qu’augmenter leur désir de suivre la loi divine qui dit d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes et de ne pas craindre ceux qui peuvent tuer le corps, mais de craindre ceux qui peuvent tuer le corps et l’âme. Les emprisonner à perpétuité ou les exécuter est également impossible : ces hommes ont un passé, des amis ; leur façon de penser et d’agir est connue, tout le monde sait qu’ils sont bons et doux, et on ne peut pas les faire passer pour des criminels qu’il faut supprimer dans l’intérêt de la société. Et l’exécution d’hommes reconnus par tous comme bons ferait naître des défenseurs, des commentateurs de l’insoumission.

Devant l’insoumission des chrétiens les États sont désarmés. Ils voient que la prédiction du christianisme se réalise, que les liens des enchaînés tombent, que les esclaves secouent le joug, et que cet affranchissement doit infailliblement être la ruine des oppresseurs ; ils le voient et savent que leurs jours sont comptés et ils ne peuvent rien faire. Tout ce qu’ils peuvent pour leur salut, ce n’est que retarder l’heure de leur perte. C’est ce qu’ils font, mais leur situation est quand même désespérée.

Elle est semblable à celle du conquérant qui voudrait conserver la ville incendiée par ses propres habitants. À peine éteindrait-il le feu d’un côté qu’il s’allumerait des autres. Les foyers sont rares encore, mais ils se réuniront en un incendie qui, né d’une étincelle, ne s’arrêtera que lorsqu’il aura tout consumé. La situation des États devant les hommes qui professent le christianisme est si précaire qu’il s’en faut de bien peu que ne s’effondre leur pouvoir, élevé par tant de siècles et si solide en apparence. Et c’est alors que l’homme social vient prêcher qu’il est inutile et même nuisible et immoral de s’affranchir isolément ! Mais les choses sont trop avancées. Les États sentent déjà leur impuissance et leur faiblesse, et déjà les chrétiens se réveillent de leur torpeur et commencent à sentir leur force. “J’ai apporté le feu sur la terre, a dit le Christ ; combien je languis après le moment où il s’allumera !” Ce feu commence à s’allumer. »

 

1) Cet ouvrage est paru en France en 1885 sous le titre Ma religion (Éd. Fischbacher). Une nouvelle traduction a vu le jour en 1923 chez Stock sous le titre Quelle est ma foi ?

2) Quelle est ma foi ? (1884 ), Paris, Stock, 1923, p. 59.

3) Le résultat de ce travail qui dura six ans est concentré dans quatre ouvrages : Critique de la théologie dogmatique (1879-1881), Concordance et traduction des quatre évangiles (1881), Abrégé de l’Évangile (1881), et En quoi consiste ma foi ? (1884).

4) Cité par Daniel Gillès, Tolstoï, Paris, Julliard, 1959, p. 225.

5) Sous le titre Le salut est en vous, Éd. Perrin, 1893.

6) La revue Alternatives non-violentes a édité en 2001 une affiche intitulée « 100 dates de la non-violence au XXe siècle » dont la première d’entre-elles est précisément la publication par Tolstoï, en 1893, du Royaume de Dieu est en vous.

7) Trente-cinq ans exactement.

8) Gandhi, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1969, p. 291. Ahimsa est un mot sanskrit qui signifie le désir de maîtriser sa violence. Gandhi l’a traduit par « non-violence ».

9) Missionnaire quaker que Gandhi rencontra à Londres en 1893.

10) Gandhi, Autobiographie ou mes expériences avec la vérité, Paris, Puf, 1950, p. 173.

11) Penseur et poète jaïn que Gandhi rencontra à Bombay après ses études de droit en Angleterre et qui devint son ami et son guide spirituel.

12) Écrivain anglais que Gandhi lut pour la première fois en 1904. Gandhi citait souvent son œuvre Unto this last (Jusqu’au dernier), dont les théories économiques et sociales sont à l’origine de son choix de vie communautaire.

13) Ibid, p. 114.

14) Cette correspondance a été publiée par la revue Alternatives non-violentes, « Du nouveau sur Tolstoï », n° 89, 1993.

15) Gandhi, Tous les hommes sont frères,


Article écrit par Alain Refalo.

Article paru dans le numéro 153 d’Alternatives non-violentes.