Germaine Tillion, une figure exemplaire du XXe siècle

Auteur

Hans Schwab

Localisation

Afghanistan

Année de publication

2010

Cet article est paru dans
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ANV se propose de présenter régulièrement la vie d’hommes ou de femmes qui ont fait le choix de la non-violence et dont la mémoire demeure pour tous une force d’avenir. Qui fut Germaine Tillion ?

Hans SCHWAB, Enseignant à Fribourg (Allemagne); auteur d’une thèse en linguistique sur le mot « non-violence ».

« Pour trouver son chemin dans la vie, on a besoin non seulement de grands principes ou de pré- ceptes vertueux mais aussi de figures exemplaires que l’on puisse admirer et transformer en source d’inspiration. » Ces mots introduisent l’hommage de Tzvetan Todorov 1 à Germaine Tillion, cette grande dame du XXe siècle, « engagée avec autant de succès dans l’action publique que dans le travail de connaissance » (p. 7).

Comment se fait-il que notre revue n’ait jamais parlé de Germaine Tillion, dont la vie a été synonyme de résistances constructives, toujours avec modestie et fermeté, détermination et humour, humanité et courage et pour qui la vérité et la justice tenaient lieu de boussole ? Comment se fait-il que ceux qui théorisent et labourent le champ de la non-violence ont négligé l’apport de Germaine Tillion qui, pourtant, était proche de André Mandouze, Louis Massignon et Jacques de Bollardière ?

Ne pouvant, ici, retracer sa vie si riche, voici quelques flashs...

Résistance et déportation

Après de longs séjours chez les berbères algériens entre 1934 et 1940, l’ethnologue Tillion revient en France. En juin, elle rejette la capitulation et entre en résistance. Par le refus absolu de la servitude, elle se montre au-dessus du maître du moment. Ainsi l’occupant est déjà vaincu par l’esprit, même s’il peut martyriser le corps. Germaine Tillion rejoint le noyau dur du réseau du Musée de l’homme. Sept de ses compagnons sont arrêtés et fusillés en février 1942. Elle-même est vendue par un traître, un prêtre, en août de la même année. Internée en France puis déportée dans le camp de concentration de Ravensbrück, la déportation n’est pas pour elle la fin de la résistance, mais « un engagement encore plus fondamental » (p. 169). En ethnologue-sociologue, elle analyse le système concentrationnaire pour comprendre son fonctionnement. Cela lui permet de se distancier, de sor- tir du rôle de victime impuissante. Résister au lieu de glisser sur la pente raide de la déshumanisation voulue par les SS ; maîtriser une parcelle de sa vie, même minime ; découvrir les dysfonctionnements inhérents au système pour « jouer » avec eux, pour se soustraire aux corvées ou composer, en cachette, une opérette et la jouer avec les camarades, au nez des surveillant(e)s. En résistant par le rire, elle utilise l’humour comme le meilleur remède contre la réification de la personne humaine. Par son être et ses actions, elle a su construire la cohérence du groupe des détenues du « bloc » pour qu’il y ait solidarité plutôt que concurrence pour la survie individuelle, souvent mortelle et voulue par les responsables du camp. Courage et fermeté : lorsqu’un SS frappe une détenue avec un outil sur la tête et est en train de l’achever à coups de botte, elle s’approche, le regarde et dit « nein » ! Sa détermination désarme le forcené qui s’en va.

Algérie 1957

Entre 1945 et 1954, son engagement, comme son travail scientifique, porte sur la documentation de la Résistance et de la déportation ainsi que sur l’analyse des systèmes concentrationnaires fascistes et staliniens. En ethnologue des conditions extrêmes, elle applique sa méthode — observer tous les détails avant de juger — quand elle retourne en Algérie, 20 ans après son premier séjour et 9 ans après Ravensbrück. La guerre a éclaté. « Nul ne les connaît mieux que vous, lui dit Louis Massignon. Partez, dites-nous si la répression n’est pas, d’emblée, criminelle, si le peuple n’est pas piétiné, massacré » (p. 195). Germaine Tillion y va et constate : l’Algérie a faim, l’Algérie est en voie de clochardisation (c’est elle qui crée ce néologisme). Elle réagit : « Et si d’abord on leur donnait la chance de vivre ? Et si on leur donnait la chance de s’instruire et par là de surmonter la misère ? » (p. 196). En guise de réponse, elle crée les Centres sociaux. Ce programme constructif agit concrètement contre l’avilissement des femmes puisque Germaine Tillion est convaincue que tout progrès social fondamental passe par l’éducation des femmes et leur maîtrise de la procréation : il faut leur donner une instruction, des droits, des emplois.

À partir de 1957, lorsque la République abandonne le pouvoir à l’armée, elle puise dans son expérience de résistante : ce n’est pas la lutte armée contre l’ennemi, mais la lutte pour sauver des vies et résister à la déshumanisation. En capitulant devant l’autorité militai- re, l’État crée des situations dans lesquelles des gens ordinaires sont encouragés à agir de façon immorale (p. 163) et enclenche un cercle vicieux — attentats contre des civils, répressions, torture — qui déshumanise les bourreaux aussi bien que les victimes. À leur demande, elle se retrouve face à face dans la casbah d’Alger avec les deux chefs du FLN, Yacef Saadi et Ali la Pointe. Sans concession elle leur dit : « Vous êtes des assassins. Vous avez versé le sang innocent. Il crie vengeance. Si je suis ici en ce moment, c’est pour l’amour du sang innocent, français ou algérien. Je n’ai jamais fait la différence » (p. 209). Un accord s’esquissera par la suite et tiendra quelques semaines : l’arrêt du terrorisme contre la suspension des exécutions capitales.

Ces flashs ne mettent en valeur que quelques épisodes dont la vie de Germaine Tillion est riche. Toujours dominent chez elle la fermeté dans le refus de s’accommoder de l’inacceptable, une fermeté nourrie de bonté et d’humour, et cette conviction : « Je pense que la justice et la vérité comptent plus que n’importe quel intérêt politique » (p. 188) ; et lors d’une interview, à l’âge de 95 ans, elle ajoute lapidairement : « Mettre une violence contre une violence, c’est la chose la plus sotte qu’on puisse faire » (p. 369). 

Choix d’ouvrages de Germaine Tillion

  • Ravensbrück, Seuil, 1997
  • L’Algérie bascule vers l’avenir, Éd. Tirésias, 1999
  • Les ennemis complémentaires. Guerre d’Algérie, Éd. Tirésias, 2005
  • Le Harem et les cousins, Seuil, 1982
  • La traversée du mal, Arléa, 2000

Article écrit par Hans Schwab.

Article paru dans le numéro 155 d’Alternatives non-violentes.