Colère, colères, comprendre ce qui se passe

Auteur

Élisabeth Maheu

Localisation

Afghanistan

Année de publication

2011

Cet article est paru dans
158.png

La colère n’est pas la vilaine méchanceté qu’on interdit aux enfants en leur disant que ce n’est pas beau (surtout pour une petite fille). La colère n’est pas un péché capital. Car tout ce que nous éprouvons, nous avons le droit de l’éprouver, que ce soit la faim, la solitude, l’amour, la fatigue ou la colère. Malheureusement, le mot colère 1 est utilisé indistinctement pour évoquer ce que l’on ressent et la manière de l’exprimer.

Elisabeth MAHEU, Formatrice en régulation des conflits pour les enseignants de collèges et lycées ; auteure de Sanctionner sans punir, Lyon, Chronique sociale, 4e édition, 2010.

1) Alain Rey, Dictionnaire culturel, Le Robert, 2005, p.1647 : Colère, du latin cholera , pris au grec kholera « bile ». (Chez Hippocrate et Galien la bile était responsable des colères). « La colère me rend malade, elle m’emprisonne. Je respire mal, mon cœur bat au hasard, mes articulations sont pleines de sable, je me sens l’estomac houleux » (Georges Duhamel, Chronique des Pasquier, VI, p318). Le choléra est une maladie qui se manifeste par des vomissements et diarrhées violents. En hébreu colère vient du mot nez ou narines (aph, apayim), liée au souffle qui perd son rythme calme.

Nous parlerons ici du mécanisme émotionnel de la colère, avec successivement un déclencheur, une perception, une réaction, et une manifestation.

• Le déclencheur : un obstacle imprévu s’oppose à la satisfaction des désirs ou des besoins, ou bien empêche d’atteindre les objectifs fixés. Telle situation est vécue comme dévalorisante ou menaçante pour soi ou ses proches, pour son territoire, son identité, sa dignité...

• La perception de la situation s’avère désagréable, cela peut aller d’un simple agacement à une révolte intense... La colère ressentie signale à la personne qu’il est urgent de faire respecter ses limites, ou de changer quelque chose.

• La réaction biologique, sous la forme d’un dégagement d’énergie, ne se fait pas attendre. Les neurobiologistes la nomment « agressivité » (qui, comme le mot « agression » et le verbe « agresser » vient du latin ad « vers » et gradi « marcher »). Cette agressivité se tra- duit par l’augmentation du tonus musculaire, en particu- lier dans les bras, les poings et les mâchoires, pour pré- parer la défense. La chaleur intérieure due à une accélération de l’oxygénation du corps (les rythmes respiratoire et cardiaque augmentent) se manifeste sur le visage et prévient l’entourage que la personne est prête au combat. À cause de cela, on confond facilement l’agressivité et la violence. D’ailleurs, il en faut peu pour que l’agressivité bascule en violence. Marie Balmary 2 évoque l’orgué qui, en hébreu, est ce lieu d’où jaillissent les émo- tions, la montée de la sève et du désir. L’agressivité est du côté de la vie. La violence est du côté de la mort. « La violence n’est qu’une perversion de l’agressivité », écrit Jean-Marie Muller 3.

• La manifestation : l’énergie peut être refoulée ou exprimée. La manière de contenir ou d’exprimer sa colère varie selon les cultures.

Quand la colère se manifeste

 

Une émotion peut en cacher une autre : une manifestation de colère parle souvent de nos fragilités et de notre impuissance. Certaines colères sont probablement des tentatives de vaincre notre peur. La peur n’est-elle pas l’émotion ancestrale de l’homme face au feu, à la nuit, au danger, à la mort ? La colère est parfois une réaction à la surprise qui bouscule nos repères habituels, finalement encore notre sécurité. Enfin, comme nous savons peu comment dire nos répugnances, il nous arrive de les maquiller en colère (telle cette soignante épui- sée qui tance un malade dont l’odeur l’indispose : « Vous le faites exprès ? »).

Certaines personnes sont plus enclines que d’autres à la colère. Les personnes colériques ont un faible seuil de tolérance à la frustration et sont souvent très exigeantes envers elles-mêmes comme envers les autres. Certaines personnes irascibles sont les victimes de colères impulsives à répétition, car celles-ci ont leurs racines dans leur histoire inconsciente, dans des jalousies imprimées dès leur tendre enfance.

Une autre cause serait plutôt d’ordre culturel. Les gens qui n’ont pas appris à s’exprimer avec des mots ou qui ont été conditionnées à tout garder en dedans sont plus vulnérables à l’explosion de la colère. En bien des familles et des écoles, il est plus correct d’exprimer de la tristesse ou de l’anxiété que de la colère.

Une jeune femme est frustrée car son conjoint militant est presque tous les soirs en réunion. Elle n’ose pas le lui dire car elle craint de lui déplaire. Intellectuellement elle est d’accord avec ses options et l’admire. Mais seule, elle boude silencieusement. À son retour, elle lui sourit comme à l’accoutumée. Mais elle accumule de la rancœur ou de la douleur.

La colère est évidemment malaimée par ceux qui préfèrent la tranquillité des ménages à la prise en compte des conflits, ou par les privilégiés qui ne voient pas d’intérêt immédiat à être remis en cause. Oui, pour de multiples raisons, la colère peut être refoulée, censurée, interdite, ou bien endormie avec des dérivatifs. Mais non supprimée. Et quand la colère explose en violence, cette violence joue finalement le rôle d’un autre dérivatif qui bien souvent occulte la cause elle-même. La violence ne résout pas le problème, elle y ajoute un autre problème.

Nous utilisons différents moyens pour détourner la colère

 

«Moi, me faire de la bile ? Je m’en moque éperdument ! » : cette personne tente instantanément de préserver l’image de douceur qu’elle veut donner d’elle- même. Elle croit qu’il est dans son intérêt de ne pas ressentir ni montrer sa colère. « Pourquoi est-ce toujours après que je pense à ce qu’il fallait dire ? » : cette personne attend en fait un moment où elle sera plus en sécurité pour s’autoriser à sentir sa colère, l’exprimer et réagir. Il arrive aussi que l’on déplace la colère qu’on ressent à l’encontre de quelqu’un (par exemple un patron menaçant), pour la reporter sur un proche moins inquiétant (par exemple, sur une épouse ou un enfant).

« Les gens rationnels et civilisés gardent la tête froide et ne crient pas » : la personne ressent la colère, mais trouve de bonnes raisons intellectuelles pour en diminuer l’intensité ou se prouver qu’elle n’est pas vraiment en colère. La colère peut aussi être reportée sur soi- même. Mais le prix de tous ces détournements est une accumulation d’insatisfactions intérieures qui expliquent l’apparition de nombreux symptômes (ulcère...). Une combinaison de ces mécanismes peut étouffer, geler toutes les émotions, dans une sorte d’auto-anesthésie qui tue la spontanéité, la sensibilité, la créativité. Comment pourrions-nous nouer des relations avec autrui si nous ne ressentons rien ?

Des causes multiples utiles à repérer

Chacun a intérêt à connaître et reconnaître le type de contrariétés qu’il supporte le moins, pour tenir comp- te de ses besoins de reconnaissance, de ses fragilités, mais aussi de ses attachements et de ses convictions. Il peut alors choisir de se mettre en retrait de certaines situations, ou bien s’engager dans une protestation réflé- chie. Voici une variété de situations qui peuvent provo- quer de la colère.

• Le style de communication de certains interlocuteurs peut nous agacer : ton cassant, ironie, nonchalance... Et les manières d’être culturelles, incorporées et donc inconscientes, sont autant d’écrans entre les personnes, car elles induisent des erreurs d’interprétation et des procès d’intention.

• L’agacement est un bon indicateur pour flairer un dysfonctionnement dans un groupeUn membre d’une association exprime un avis minoritaire ; il n’est pas écouté et se sent frustré. Nous pouvons l’imaginer sortir de ses gonds et crier, ou bien bouder... et fomenter quelque règlement de compte ; ou bien, et peut-être plus poliment que d’autres, revendiquer énergiquement un temps de parole. Tant que la personne espère encore convaincre, elle se bat, elle est du côté de l’agressivité. Puis une deuxième réaction peut succéder à la première : la personne n’y croit plus et s’en va, déçue, toutes illusions perdues. Elle est alors du côté de la résignation et de la tristesse.

• Certains états de tension, de stress ou de fatigue, des contentieux non-dits et accumulés, augmentent la susceptibilité. Des ruminations d’évènements exaspérants peuvent faire renaître la colère, dans un processus d’escalade : une pensée en entraîne une autre qui met la personne davantage en furie. Un événement apparemment bénin peut alors provoquer une réaction violente et disproportionnée.

• Parfois la colère est mise en scène (consciemment ou non), comme un bruit d’évitement, qui dispense d’évoquer les véritables problèmes, ou bien comme une projection sur l’autre, pour l’effrayer dans l’espoir naïf de le faire changer, ou au moins de se déculpabiliser. De telles colères irrationnelles peuvent nourrir la haine et être très destructrices. Suspendre la relation peut s’avérer la seule issue.

• Un traumatisme accidentel : en psychiatrie de catastrophe, on distingue les réactions émotives normales, les réactions exagérées, les réactions névrotiques, et les psychoses. Les tiers (intervenant par exemple dans le cadre d’une cellule psychologique d’urgence) épongent souvent des explosions de colère... Après avoir accueilli comme légitime la réaction émotionnelle, ils doivent en limiter la contagion (« on n’est pas tous obligés de ressentir pareil ; untel crie de rage, mais ses voisins ont le droit aussi de ne pas pleurer »). Le fait d’inviter au récit concret de ce qui s’est passé permet une régulation émotionnelle. Dans un groupe, une mise à plat des tensions antérieures peut s’avérer nécessaire. Il faut ensuite couper court aux ruminations, opérer un retour à la vie, savoir dire « stop » avec empathie !

• Notre capacité de compassion nous fait souffrir face à la maltraitance d’autrui, et cela déclenche en nous une juste indignation qui fournit l’énergie nécessaire au combat contre injustices et autoritarismes. Si la colère peut rendre injuste, elle peut aussi motiver une action en justice !

Apprivoiser, exprimer sa colère et la transformer en action de justice

Une démarche non-violente permet d’utiliser l’agressivité comme combustible pour un plan d’action constructif, où chacun est invité à prendre la responsabilité de sa vie, de ses actes et de ses émotions. Cette démarche commence par le repérage et l’accueil sans jugement du signal apporté par notre cerveau émotionnel (« Je sens mon pouls et ma respiration qui accélèrent : je suis énervé. J’entends mon ton cassant : je suis exaspéré. Je retiens de justesse un geste impulsif de mon bras... »). Il est urgent de s’autoriser quelques secondes de recul pour passer le relais à notre « cerveau rationnel » et analyser ce qui se passe (« Qu’est-ce qui me contrarie ? »). Il est utile ensuite d’inventorier ses ressources et celles de son environnement, de choisir des priorités et des objectifs réalistes. La colère s’apaise par paroles, par actions, rarement par omission !

Un client est dans une longue queue d’attente à la caisse d’un magasin, et une personne passe devant en prétextant, un peu gênée, qu’elle n’a que trois petits articles. Le premier client sent la moutarde lui monter au nez. Il tente toutefois de se calmer en émettant l’hypo- thèse que la personne a peut-être des enfants en bas âge qui l’attendent dans la voiture. Plus détendu, il arrive alors à exprimer que c’est normalement à lui de passer. La modification volontaire des pensées est une tactique efficace lorsque la colère est encore modérée. Si nous ne prenons pas en compte notre colère le plus en amont possible, nous risquons d’atteindre un niveau d’émotion difficile à contrôler.

Avant un affrontement probable, ou après coup, pour décompresser, l’activité physique aide à réduire les tensions. Un environnement bienveillant permet de « déposer le paquet hors de soi » : décrire les faits qui nous ont contrariés, exprimer notre ressenti, identifier où nous avons été touchés (« Pourquoi cela me contrarie-t-il autant ? et davantage que mon voisin ? »). Pendant le moment de crise, on évite l’escalade mimétique en opérant un « ancrage émotionnel » : ralentir sa respiration, adopter une position d’équilibre stable, poser sa voix, son regard, agir sur son mental (« Quel est mon objectif, ma mission ? »), laisser parler ses convictions (« Je ne cautionne pas cette violence, mais je respecte la personne »). Le temps permet de prendre de la distance, il vaut mieux différer le traitement du problème.

Pour ne pas basculer de l’agressivité légitime au passage à l’acte interdit qu’est l’agression (insulte, coup...), il nous faut distinguer émotion et jugement (nous pouvons ressentir de la colère envers un voisin sans en déduire aussitôt que c’est un irresponsable). Une colère non régulée risque de nous pousser à détruire l’autre ou notre image de lui, à le réduire à son acte (« ce n’est qu’un tricheur ! »), ou à généraliser (« Les arabes, les juifs, les profs, les parents, les dockers sont (tous ?) des... »). Pour ne pas accumuler de ressentiment qui pourrait dégénérer en jugement global négatif puis en désir de vengeance, il vaut mieux dire à l’autre nos désaccords sur ses actes, lui suggérer d’exprimer concrète- ment sa difficulté ou ses critiques, et si on a été blessé, le lui dire et demander réparation. Quand il est impossible de faire cela en face à face, il est sain de proposer une médiation. Quand les mots sont difficiles à dire, un message écrit permet, après un premier jet spontané au brouillon, de choisir les mots les plus recevables pour l’autre (« En t’entendant me faire ce procès d’intention, je me suis sentie très en colère »). L’interlocuteur, après une possible réaction impulsive en privé, a le loisir d’ajuster sa réponse. Puis, en fonction de son positionnement, de l’enjeu du conflit, de la nature de notre attachement et de notre énergie disponible, nous aurons à choisir : nous accommoder, nous taire, continuer à discuter, faire pression, contre-attaquer ?

La communication non-violente s’avère bien utile : dire ce que nous ressentons à la personne concernée, décrire ce qui nous contrarie, exprimer nos besoins, formuler des demandes concrètes, préciser ce que nous acceptons et ce que nous refusons, proposer des alter- natives réalistes. Mais la communication, même non-violente, est rarement suffisante. Elle suppose évidemment que l’interlocuteur soit intéressé à nous écouter, et nous considère, de gré ou de force, comme un interlocuteur valable. Il nous faut prendre en compte le cadre qui défi- nit les statuts, les responsabilités et les fonctions de cha- cun, qui justifient certaines exigences. Il nous faut aussi interroger des répartitions de richesses parfois injustes, des moyens peut-être inadaptés aux objectifs, des fonc- tionnements plus ou moins équitables (qui traduisent souvent des discriminations culturelles), les jeux de pou- voir, des personnalités peu aptes à la coopération. Cela nous oblige parfois à poser des actes pour rééquilibrer les rapports de force, sans attendre les permissions. Et cela peut provoquer d’autres colères...

« Indignez-vous ! », un impératif ?

 

Nous ne pouvons rayer la colère de notre vie, mais nous pouvons changer la façon dont nous laissons les évènements nous atteindre. Nous déplorons par ailleurs que des situations injustes se perpétuent dans l’indifférence majoritaire. Bien entendu, la colère ne se commande pas. Mais contrairement à une critique 5 émise à l’encontre de Stéphane Hessel 6, je n’entends pas cet « Indignez-vous ! » comme un ordre, mais plutôt comme un souhait profond, conjugué au temps hébreu et biblique de l’inaccompli : « Je vous sens, je vous sais capables de vous indigner, je crois qu’un jour viendra où votre capacité d’indignation se manifestera, osez vous indigner ! » C’est plutôt une autorisation, une sollicitation de ce potentiel endormi par tant de choses... « Aimez- vous les uns les autres », cela non plus ne peut advenir sur ordonnance 7 ; mais la fraternité avec ceux qui sont injustement traités a souvent besoin d’être réveillée.

L’indignation, bien sûr, ne suffit pas. La colère donne l’impulsion et nourrit le cri de l’insoumission. Puis, raison aidant, nous analysons plus finement la situation et les enjeux, nous mesurons les rapports de force, nous choisissons un objectif réaliste et un mode d’action cohé- rent. Que nos colères soient contenues, mais pas bloquées ou censurées. Qu’elles soient canalisées, civilisées, trans- formées : que nos cris deviennent parole, paroles et actions, actions de protestation, actions de résistance, programme constructif, recherche d’alternatives issues de la coopération entre plusieurs intelligences. 

2) Marie Balmary, Le sacrifice interdit, Freud et la Bible, Paris, Grasset et Fasquelle,1986.

3) Jean-Marie Muller, Le dictionnaire de la non-violence, Gordes, Le Relié Poche, 2005, p. 29.

4) Antonio Damasio, Spinoza avait raison, Paris, Éditions Odile Jacob.

5) Peut-on prescrire l’indignation ?, article de Chloé Salvan, site de la revue Études, janvier 2011 (thème : Résistance).

6) Stéphane Hessel, Indignez-vous !, 11e éd. 2011, Montpellier, Indigène éditions.

7) Voir Le sacrifice interdit, Freud et la Bible, Marie Balmary, 1986, Paris, Grasset et Fasquelle, p. 55.

 

Les émotions et les sentiments sont le résultat du long cheminement de l’évolution animale

 

La réhabilitation des émotions doit beaucoup au neurologue américain Antonio Damasio 4. Ses recherches l’amènent à conclure que sans émotions, nous ne pouvons pas décider : pour nous guider dans la prise de décision, nous avons des « marqueurs somatiques ». Lorsque nous arrivons dans une rue sombre, nous sentons soudainement une certaine inquiétude et nous hésitons. L’émotion est accompagnée de sensations physiologiques, mais aussi d’une sorte de signal viscéral inconscient qui nous amène par exemple à emprunter un autre chemin.

Grâce aux caméras à positrons, il est possible de suivre en direct l’activité électrique et chimique qui agite les différentes zones d’un cerveau humain, et d’en mesurer l’intensité. On a découvert le rôle de l’amygdale (pas celle de la gorge, celle du cerveau) dans le déclenchement de la peur et de la colère. Si vous vous trouvez nez à nez avec un ours, votre cortex visuel envoie des signaux à l’amygdale, qui déclenche la réaction de peur. On commence à comprendre les systèmes qui supportent des émotions plus complexes, comme la honte ou la compassion, qui impliquent le lobe frontal.

Les animaux sont capables d’émotions. Même un organisme unicellulaire comme la paramécie s’enfuit lors- qu’il rencontre un danger, une brusque variation de température, une vibration... Il y a là l’essence et le début d’un pro- cessus émotionnel. Les émotions sont détectables dans le corps, par dosage d’hormones ou par enregistrement des ondes. Les sentiments, eux, sont en quelque sorte la conscience d’un certain état du corps lorsque celui-ci est perturbé par un processus émotionnel. Les deux — émotion et sentiment — sont intimement liés, et nous avons tendance à les confondre. Damasio pense que les oiseaux et les mammifères ont des émotions sociales et des sentiments très proches de ceux des humains (sympathie, embarras, culpabilité, orgueil, envie, gratitude, admiration, indignation, mépris). Ils disposent de structures cérébrales qui font l’encartage du corps : le cerveau reçoit en permanence des signaux de l’organisme tout entier, qui l’informent sur son état, via les nerfs et le réseau sanguin. Il réagit par des substances chimiques (quand le taux de glucose baisse, on ressent le besoin de manger). Dans un cerveau complexe, où les informations reçues sont innombrables, ce système de détection a besoin d’une carte qui représente l’organisme, comme le schéma électrique d’un immeuble, pour répondre immédiatement et précisément aux demandes de l’organisme. Celui-ci permet aussi d’établir une relation entre une réaction automatique du corps (l’émotion) et ce qui la provoque. Les sentiments permettent de mettre en mémoire différents épisodes émotionnels avec leur cause, donc de prévoir qu’un certain événement risque de provoquer une certaine émotion, d’échapper ainsi à la tyrannie de l’automatisme et d’acquérir un certain sens du bon et du mauvais. Un chimpanzé exprime de la compassion envers un congénère meurtri. Il le fait même à l’égard des enfants humains. Dans un zoo de Chicago, un petit enfant est tombé dans la fosse des chimpanzés et s’est évanoui. On a alors vu une énorme mère chimpanzé s’approcher de lui, le prendre dans ses bras, doucement, comme s’il s’agissait de l’un des siens.

Cependant, l’humain — doté d’un cortex très développé et d’une mémoire de grande capacité — ne se contente pas de montrer de la compassion comme les bonobos. Il sait qu’il ressent de la compassion. À tout moment, notre cerveau peut se faire une idée de notre passé et de notre futur. Quand nous éprouvons une joie intense ou une profonde tristesse, celle-ci est toujours en relation avec ce que nous avons vécu ou ce que nous allons vivre. De plus, notre langage nous permet de faire des catégories, comparer, délibérer, choisir... Ce sont les cerveaux qui produisent des comportements, des romans, des souvenirs, des poèmes, ou des lois. On peut voir les règles sociales et éthiques, et même les institutions, comme des pro- longements de la recherche d’équilibre que l’évolution a menée. Pour Antonio Damasio, c’est de la rencontre entre les émotions et le cerveau rationnel que jaillit la conscience, une caractéristique uniquement humaine. E. M.

La colère au féminin

L’agressivité est vécue par certains comme une expression de la virilité ; on dit qu’une femme en colère perd sa féminité. Il est urgent que les hommes comme les femmes parviennent à manifester autant la douceur et l’agressivité. Ces distinctions ne relèvent pas d’un déterminisme biologique. Une femme nous dit ses colères : « Quand on me dicte ce que je dois faire ou, pire, quand on me suggère ce que je dois ressentir, quand on me rétribue moins à travail égal que si j’étais un homme, quand les autres m’aident trop, quand je m’investis trop dans une relation au détriment de moi-même, quand je me sens incapable de dire ‘non’ par peur de blesser. Mais je suis encore plus en colère de voir mes sœurs exposées comme des objets dans les vitrines d’Amsterdam, sur les trottoirs et sur les affiches publicitaires, mes sœurs qu’on oblige à se voiler la face, mes sœurs violées ou brûlées, mes sœurs qui donnent leurs enfants quand elles n’ont plus de lait pour eux. » 


Article écrit par Élisabeth Maheu.

Article paru dans le numéro 158 d’Alternatives non-violentes.