XXe siècle : ces désobéissances qui nous font honneur

Auteur

Guillaume Gamblin

Année de publication

2011

Cet article est paru dans
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Provoquer des prises de conscience, sauver des vies, changer les lois : la désobéissance s'avère parfois indispensable. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont plusieurs corps de métiers qui ont désobéi et grâce à qui des milliers d'enfants juifs ont eu la vie sauve. Dans les années soixante-dix, la légalisation de l'IVG a résulté d'un processus accéléré par la confession en public de pratiques illégales d'IVG par des médecins. Aujourd'hui, les mouvements de désobéissance et de résistances civiles sont de plus en plus nombreux dans une démocratie qui semble se dégrader. A cela s'ajoute les prises de conscience sur le fonctionnement de la société de consommation : utilisation des OGM, du nucléaire, omniprésence de la publicité... Les actes de désobéissance redonnent le sens perdu de la mission professionnelle de ceux qui les adoptent.

Y a-t-il eu des antécédents dans notre histoire aux désobéissances de fonctionnaires, d’agents de l’État et des collectivités que nous connaissons aujourd’hui ? Dans quelles circonstances ? Et que pouvons-nous tirer de ces expériences ?


Il manque en France une étude sur l’histoire des désobéissances des agents des services publics depuis la Seconde Guerre mondiale. Aussi n’avons-nous pu trouver qu’un seul exemple de désobéissance d’agents des services publics sous la Ve République, antérieure à la vague de ces dernières années.

Il s’agit de la désobéissance ouverte de ces 331 médecins qui déclarèrent publiquement, le 3 février 1973, avoir pratiqué ou aidé à pratiquer des avortements, ce qui était alors illégal. Leur geste faisait suite à celui de ces 343 femmes qui avaient déclaré avoir vécu un avortement illégal. Dans leur Manifeste, ces médecins s’engageaient à « répondre collectivement de leur action devant toute autorité judiciaire et médicale ainsi que devant l’opinion publique ». Ils déclaraient : « Nous pratiquons des avortements : inculpez-nous si vous l’osez ! ». Ni la justice ni l’État n’ont osé. Et leur geste collectif de désobéissance revendiquée aura contribué à nourrir le débat public et à faire avancer la société vers la loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en 1975. Ce geste de désobéissance intervenait à un moment où la société française était mûre pour évoluer de manière décisive sur ce point.

Les autres exemples que nous avons à notre disposition sont plus éloignés de nous politiquement. 


Désobéissances durant la Seconde Guerre mondiale


La période la plus documentée est celle de la Seconde Guerre mondiale. L’historienne israélienne Limore Yagil, dans une étude récente, nous en apporte de nombreux exemples 1.

Il importe évidemment de ne pas faire d’amalgames ou de raccourcis trop faciles entre des situations historiques qui peuvent être radicalement différentes les unes des autres. Nous ne sommes pas aujourd’hui dans une situation similaire à la France de la Seconde Guerre mondiale, dans une situation de guerre et d’invasion militaire par un régime totalitaire et génocidaire. Mais le fait est que c’est durant cette période que notre pays a connu le plus grand nombre d’actes de désobéissance aux ordres de la part de fonctionnaires et d’agents de l’État.

En France, durant la Seconde Guerre mondiale, 75 000 juifs ont été déportés par le régime nazi. Cela représente 25 % de la population juive française. Aux Pays-Bas, à titre de comparaison, ce furent 90 % des juifs qui furent déportés. De quelle manière, se demande l’historienne, 75 % des juifs de France ont-ils pu échapper à la déportation ? Son étude montre le rôle capital joué par les actes de désobéissance dans les secteurs professionnels et dans la fonction publique. Nous prendrons 3 exemples d’actes de désobéissance. 

 

1) Les assistantes sociales

Les assistances sociales sous Vichy bénéficiaient de laissez-passer qui leur permettaient de circuler plus facilement de part et d’autre de la ligne de démarcation notamment. Leur rôle était entre autres de placer des enfants délaissés dans des familles. « En utilisant leur position officielle, estime Limore Yagil, dans les différents services sociaux, il était possible, de façon officieuse, de
faire des actions clandestines : faire passer la ligne de démarcation, donner de fausses attestations ou de faux papiers, procurer des tickets d’alimentation à des Juifs qui se cachaient, placer un nombre important d’enfants juifs à la campagne sous un faux nom 2
»… Par ces actions illégales, des milliers d’enfants juifs ont pu être sauvés. À Lyon, une assistante sociale a prévenu des familles que la milice allait faire une rafle, et elle a sauvé à elle seule 108 enfants. Sans être forcément ce qu’on appelle des résistantes,

« elles agissaient souvent au nom de leur conscience et tentaient de conserver une honnêteté professionnelle tout en travaillant pour des organismes issus du gouvernement de Vichy 3 ». 


 
2) Les professions médicales

Les exemples de médecins et d’employés des centres hospitaliers ayant désobéi à leurs autorités sont innombrables. Ainsi du docteur Elberg, à Drancy, qui apprend aux enfants à simuler les symptômes de maladies graves contagieuses. Ces derniers sont ainsi évacués à l’hôpital Rotschild, d’où ils sont placés dans des familles d’accueil grâce à des médecins 4.

À l’hôpital de Tarbes, des maquisards blessés ou des réfractaires au STO furent admis dans le service des contagieux où les Allemands n’osaient pas rentrer 5. Françoise Lapeyre, sage-femme à la maternité de Cahors, accoucha 17 femmes juives sous un nom d’emprunt, avec la complicité de plusieurs médecins. Elle cacha en outre de nombreuses familles ainsi que le philosophe Vladimir Jankélévitch dans la cave de la maternité. À l’école dentaire de Marseille, on fit cours clandestinement à 25 élèves juifs, en faisant le guet au besoin, et l’école fournissait aux autorités des listes de noms avec de fausses adresses. 


3) La désobéissance des préfets

On se situe ici à un autre échelon de la hiérarchie. En France, 14 préfets et 20 sous-préfets ont été déportés pour aide à la Résistance ou aide aux populations juives. Sans compter ceux qui agirent de la sorte et ne furent pas déportés 6.

Par manque d’élites, le régime de Vichy avait décidé de maintenir 130 préfets de la République déjà en poste, sur les 200 en exercice. Par idéologie républicaine ou patriote, beaucoup étaient hostiles à l’invasion allemande et cherchaient à récupérer le maximum d’autonomie. Le général de Gaulle lui-même, depuis Londres, les avait appelés à rester en poste, craignant qu’ils soient remplacés par des collaborateurs convaincus.

Certains préfets ont cherché à servir une certaine conception de l’intérêt général contre le régime collaborationniste et les autorités allemandes, en agissant avec duplicité, par la résistance discrète, notamment en exécutant certaines lois de manière bornée ou déviante. Un exemple courant étant de mettre un délai avant l’application d’une rafle, afin de permettre à l’information de s’éventer au sein de l’administration préfectorale et aux personnes de réagir. 

Leur appartenance antérieure à une culture républicaine expliquait pour certains Préfets leur obéissance (au nom de la continuité de l’État), et pour d’autres leur désobéissance (au nom des valeurs républicaines). 


4) Les préfets Angeli et Chiappe, deux attitudes différentes

Le préfet de la région Rhône-Alpes Alexandre Angeli chercha à limiter la collaboration entre la police française et la police allemande, à limiter les représailles contre la population, et à aider des juifs. Dans ses rapports d’activités auprès des forces d’occupation, il cherchait à donner l’impression qu’il en faisait un maximum en matière d’arrestations et de politique antisémite, alors qu’en réalité ses résultats étaient dérisoires. Il fit capoter une opération contre des maquisards en les faisant d’abord prévenir, et se basa sur ce résultat insignifiant pour dépeindre à Vichy l’image d’un maquis sans danger ! Angeli entra en opposition directe avec ses autorités lorsqu’il refusa de livrer à la Gestapo des listes de personnes juives qui étaient en sa possession, et il fut destitué de son poste en janvier 1944 pour sa « mollesse ».

Plus ambigu fut le rôle joué par le préfet du Gard, Angelo Chiappe, un proche de Laval, qui pratiqua une répression zélée contre les maquisards et les communistes (à ses yeux, des combattants subversifs), mais qui parallèlement contribua au succès d’opérations de sauvetage des juifs, en donnant son accord discret à ses fonctionnaires pour qu’ils aident à celui-ci (par sentiment humanitaire sans doute envers des familles et des enfants). On voit ici la complexité du mélange entre obéissance et désobéissance, loyauté et déloyauté chez un même fonctionnaire.

On pourrait aussi parler des actes de désobéissance des enseignants, des maires, des employés de mairie et de préfecture, etc. Tous agissaient en étant surveillés par leurs collègues et en courant le risque permanent d’une dénonciation. Selon Limore Yagil, au final,

« l’un des enjeux majeurs du succès du sauvetage des juifs dans les différentes régions fut l’aptitude des civils, essentiellement les fonctionnaires de l’administration en France, à désobéir au pouvoir politique ».


5) La résistance civile des professeurs norvégiens

Concernant les actes plutôt individuels que l’on vient d’évoquer, on parlera alors d’actes de désobéissance. On parle de résistance civile pour désigner une résistance sans armes, collective et organisée. La résistance civile utilise des méthodes souvent proches de la non-violence, mais elle est la plupart du temps une pratique spontanée et pragmatique, qui n’affirme pas comme principe le refus de la violence.

Un exemple frappant de cette résistance civile est celle des professeurs norvégiens contre le nazisme. En 1942, le ministre-président de la Norvège nommé par le IIIe Reich, Quisling, tente d’imposer aux enseignants l’adhésion obligatoire à un nouveau syndicat nazi, afin d’implanter l’idéologie nationale-socialiste auprès des élèves. Soutenus par leurs syndicats légitimes ainsi que par leur gouvernement en exil, et par les parents d’élèves, plus de 80 % des enseignants refusent ouvertement d’y adhérer, en envoyant une lettre nominative de refus à leur autorité. Après avoir vainement tenté la répression, Quisling est impuissant à imposer cette mesure et se voit contraint de faire marche arrière. Dans ce cas et sur ce point, la désobéissance massive des enseignants aura fait reculer le régime nazi.

On pourrait citer également la résistance massive, par la désobéissance aux ordres, de l’ensemble des corps de l’administration face au putsch de Kapp en Allemagne en 1921,qui a permis de faire échouer en quelques heures cette tentative de prise de pouvoir, et illustrant de manière presque nue la maxime de La Boëtie selon laquelle un pouvoir ne tient que par l’obéissance de ceux qui lui sont soumis. Ou encore le rôle des employés de l’électricité et des télécommunications dans la chute du président autoritaire Estrada, aux Philippines en 2001, dans le cadre du mouvement People Power II


Pourquoi désobéir aujourd’hui ?


Impossible de ne pas être questionné par le fait que la plupart des actes de désobéissance des fonctionnaires que nous avons pu recueillir interviennent dans des contextes extrêmes : dictature, putsch, invasion armée étrangère… Des contextes fortement éloignés de notre contexte politique actuel. Comment se fait-il alors que des actes et des mouvements de résistance et de désobéissance de plus en plus nombreux se fassent jour aujourd’hui dans les services publics en France ? Que nous révèlent ces résistances contemporaines sur la situation politique où elles prennent place ? Ne sont-elles pas le signe d’une dégradation de notre démocratie ?

Cette recrudescence d’actes de désobéissance peut signifier deux choses :

a) La situation présente tendrait plus que d’autres à se rapprocher des situations exceptionnelles qui ont justifié par le passé ces désobéissances. Nous n’en sommes pas, nous l’avons dit, au même point que les situations extrêmes décrites plus haut, mais… étionsnous déjà arrivés précédemment, depuis l’avènement de la VeRépublique, à un point aussi critique qu’aujourd’hui au niveau du démantèlement des services publics et des acquis du Conseil national de la résistance ? Au niveau du recul des libertés publiques, de l’ampleur de la répression, de la xénophobie institutionnalisée (qui fait que la leader d’un parti d’extrême droite décernait récemment avec ironie la carte d’adhérent d’honneur de son Parti au ministre de l’Intérieur) ? Il ne nous faut pas oublier deux épisodes majeurs de cette République : la guerre d’Algérie d’une part, et Mai 68 d’autre part. Mais quels que soient les troubles et les résistances qui en ont résulté dans la société française, cela ne s’est pas traduit semble-t-il par des actes de désobéissance d’une telle ampleur au sein des services publics.

b) Cela nous mène à un second facteur d’explication qui est complémentaire du premier. Ce n’est sans doute pas un hasard si ces mouvements et ces actes individuels de désobéissance interviennent au terme d’une décennie qui a été fortement marquée par une augmentation des actes de désobéissance civile dans la société civile : que l’on songe aux OGM, au nucléaire civil et militaire, à la publicité, au logement, aux sans-papiers, au fichage par l’ADN… Autrement dit, la désobéissance a fait une entrée remarquée dans la société et elle a percé dans les médias et dans les esprits comme l’une des formes possibles de la protestation et de la résistance. La désobéissance aux lois que l’on juge injustes a gagné en notoriété en tant que modalité de l’action démocratique et légitime face à l’inacceptable et à l’impuissance. 

Elle a fini par contaminer même l’intérieur des services publics, qui ont à faire face à une offensive sans précédent du pouvoir oligarchique en place actuellement pour démanteler l’ensemble de ce qui faisait le sens de la mission du service public.

Peut-être est-ce par ces actes de désobéissance, précisément, que certains agents des services publics parviennent à redonner du sens à leur activité, à leur mission au service de la société. ■

 


Du devoir de désobéir à des ordres illégaux
Il existe des cas où c’est l’obéissance de fonctionnaires qui a été sanctionnée par la Justice.

Ainsi de l’affaire des écoutes de l’Élysée, il y a 25 ans. Dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris, puis la Cour de cassation, ont reconnu coupables d’écoutes illégales deux hauts-fonctionnaires ainsi que deux officiers de gendarmerie et un commissaire de police. Selon la Cour d’appel, si les protagonistes avaient un devoir d’obéissance envers les directives de leur hiérarchie, ils avaient aussi le devoir supérieur de ne pas obéir à un ordre manifestement illégal. Même si cet ordre émanait du président de la République lui-même.

Plus près de nous, le procureur de Nice Éric de Montgolfier s’est opposé en 2010 aux ordres de son préfet. Celui-ci essayait d’appliquer un décret qui avait été signé par Michel Bart, directeur de cabinet de Brice Hortefeux. Ce décret a été attaqué par une association de défense des droits humains, le Cran, comme ouvertement discriminatoire envers les Roms, concernant le démantèlement des camps illégaux. Michel Bart est poursuivi pour incitation à la haine raciale. Un commissaire de police a affirmé que ce décret « violait les principes mêmes de notre constitution ».

Que dit Éric de Montgolfier, le procureur de Nice ? « Il y a la question de l’obéissance à la loi si elle est en désaccord avec les principes républicains. Ainsi, un procureur ne peut s’associer à l’expulsion des roms si elle relève d’une discrimination. Je l’ai clairement fait savoir à mon préfet. »

Terminons par cette phrase de Daniel Vaillant, ancien ministre de l’Intérieur, qui déclarait récemment à propos de l’affaire Woerth-Bettencourt, à propos des agissements de certains policiers : « Leur seul tort est de ne pas avoir désobéi à un ordre illégal. »

G. G. 

 


 

1) Limore Yagil, La France, terre de refuge et de désobéissance civile (1936-1944). L’exemple du sauvetage des juifs, tome I, Le Cerf, 2010, 468 p.

2) Ibid., p. 259.

3) Ibid., p.261.

4) Ibid., p. 223.

5) Ibid., p. 225.

6) Les informations sur les résistances des préfets sont issues du tome II de l’étude de Limore Yagil déjà citée, pp. 13-128


Article écrit par Guillaume Gamblin.

Article paru dans le numéro 160 d’Alternatives non-violentes.