Figures : Émile Masson, précurseur de la non-violence

Auteur

Christian Le Meut

Localisation

Afghanistan

Année de publication

2012

Cet article est paru dans
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Qui était Émile Masson ? Écrivain, poète, penseur libertaire, anarchiste et socialiste, pacifiste et non-violent, écologiste et féministe avant l’heure, pédagogue d’avant-garde, défenseur de la langue bretonne : la liste est longue des qualités de cet homme-là, injustement oublié et que plusieurs ouvrages font redécouvrir.

Christian LE MEUT, Journaliste.

 

Émile Masson est né en 1869 à Brest et mort à Pontivy en 1923. En 1898, il habite à Rennes où le capitai- ne Dreyfus est jugé. Il prend sa défense avec son ami Charles Péguy, dont il s’écartera quand celui-ci virera vers le nationalisme. Jeune enseignant, Émile Masson monte des universités populaires pour instruire les ouvriers et les paysans, passe le Nouvel an avec une famille d’ou- vrier, au grand dam de la bonne société de Loudun, ville où il enseigne à l’époque. Il se marie en 1902, avec une Galloise, Elsie, très proche de ses idées et admiratrice, comme lui, du penseur britannique John Ruskin. Elsie et Émile Masson traduisent en français les œuvres et lettre du poète britannique Carlyle (1795-1881).

En 1904, le couple emménage à Pontivy, ville qu’ils ne quitteront plus. Là, Émile Masson enseigne l’anglais à ses élèves. Il a dans ses classes les enfants de la bourgeoisie pontyvienne, externes et francophones, et ceux de la paysannerie des environs, bretonnants de langue maternelle pour beaucoup et internes qui s’intègrent difficilement dans le lycée public qui pratique la pédagogie par immersion, en français exclusivement... C’est à leur contact qu’Émile Masson apprend le breton, dans son dialecte vannetais, en échange de cours particuliers d’anglais, et se révolte face à la situation faite à la langue bretonne.

La langue bretonne : question « la plus importante en Bretagne »

Dans les actes d’un colloque consacré à Masson en 2003, à Pontivy, John P. Clark, professeur de philosophie à la Nouvelle Orléans, estime que « la question de la préservation des langues traditionnelles est centrale pour Masson. Il rejette l’idée d’un progrès qui décrèterait une uniformité universalisante et soutient que les révolutionnaires doivent parler le langage du peuple qui, dit-il, a été stupidement laissé aux réactionnaires1 ». À l’époque, en effet, les défenseurs du breton se situent plutôt du côté de l’Église et des conservateurs. Émile Masson ne veut pas leur laisser la langue bretonne mais l’utiliser pour faire avancer ses idées de progrès social, de dignité humaine, de fraternité. « La langue d’un peuple, c’est la peau de son âme », écrit-il en 1913. Dans la revue La pensée bretonne, n° 2, 1913, Émile Masson dit clairement sa pensée : « (...) j’estime que la question de la langue bretonne est en Bretagne, la plus importante de toutes (...). J’estime qu’il est aussi criminel de laisser mou-ir une langue de de laisser mourir un être humain. » Et ce polyglotte de soutenir la diffusion de l’espéranto, langue internationale créée quelques années auparavant.

La maison est ouverte et Émile Masson s’occupe de ses deux enfants : un père de famille qui change les couches de ses deux garçons, s’occupe du ménage, cela ne devait pas être très fréquent à l’époque. Il conçoit le mariage comme une « fusion des âmes », un accord volontaire, et non obligatoire, entre « deux personnes égales et libres ». Professeur, ses méthodes sont originales pour l’époque. Il est proche de ses élèves, pratique une pédagogie trilingue (français, anglais, breton) et obtient de bons résultats. La hiérarchie le laisse donc faire... Pédagogue, il refuse la violence mais pas la notion d’autorité : « Dans la société future, sans dieux ni maîtres, que se passera-t-il ? L’absolu liberté des individualistes, c’est l’oppression assurée des plus faibles, car qui croit à l’harmonie spontanée entre les hommes ? » « Hiérarchies et anarchie ne sont pas pour moi inconciliables — au contraire !... Il suffit que les héros soient de vrais héros, c’est-à-dire n’éprouvent pas le besoin anti-héroïque de traiter les hommes en choses... »

Les origines de la guerre par Masson

Émile Masson, qui refuse de voter, critique fondamentalement la société capitaliste et militariste de son époque, en des termes encore pertinents aujourd’hui : « Chaque nation est comparable à un enclos gardé par des soldats où des accapareurs entassent toutes sortes de richesses et même les êtres humains qui produisent ces richesses. L’intérêt de ceux qui dominent et qui acca- parent est de maintenir et de fortifier leur puissance. Le moyen le plus sûr et le moins dangereux pour eux- mêmes, c’est de représenter les hommes des nations voi- sines comme des êtres arriérés animés de desseins les plus pervers, ou bien d’essence humaine tout à fait inférieure moralement. Quand les hommes d’une nation quelconque sont persuadés que ceux de la nation voisine sont des espèces de fauves affamés de proies vivantes ou des bandits qui n’ont d’autres raisons ou moyens de vivre que le crime, l’agression, le vol... Il est bien naturel qu’ils se mettent en garde contre ces fauves, ces bandits, et même en devoir de les pourchasser jusque chez eux... » (extrait de Irlande et Bretagne, écrit en 1916, cité dans Émile Masson, professeur de liberté).

Ami de Péguy, Romain Rolland, Kropotkine...

Correspondant avec des écrivains comme Charles Péguy et Romain Rolland, des intellectuels libertaires comme le prince Kropoktine, Marcel Martinet et Gustave Hervé, et des écrivains bretons comme Fransez Vallé, l’abbé Le Goff ou Loeiz Herrieu, il décide, en 1913, de créer une revue bilingue, Brug (« bruyère »), afin de sensibiliser les masses bretonnantes du Morbihan aux idées nouvelles (socialistes, libertaires...). Il réunit un réseau de collaborateurs écrivant en breton. Les articles de Brug, publiés en plusieurs dialectes du breton (le vannetais, le trégorrois...) traitent de la condition ouvrière et paysanne de l’époque, du statut de la langue bretonne, du statut de la femme. Brug est un succès : de 500 exemplaires au départ, la revue tire bientôt à 2 200 exemplaires quand arrive la guerre de 1914, qui signe la fin de cette expérience. À l’époque, rares étaient les intellectuels républicains et laîcs à s’adresser en breton aux gens du peuple. Brug manifestait un attachement double, à la « petite nation », la Bretagne, et à sa langue, d’une part, et à la « France » de la révolution de 1789, d’autre part.

Contrairement à beaucoup de ses amis, comme Gustave Hervé, Émile Masson ne rallie pas L’Union sacrée en 1914 et continue à dire son opposition à la guerre : disciple de Tolstoï, il poursuit sa correspondance avec Romain Rolland, célèbre écrivain qui publie des appels à la paix et contre les nationalismes armés, en pleine guerre. « Je sais que les armées alliées sont pleine d’âmes nôbles qui veulent mourir pour que la vie vaille la peine d’être vécue. Mais je n’ignore pas que de telles âmes ne manquent pas non plus dans les rangs ennemis.(...). Est- ce que la guerre qui oblige à s’entretuer des hommes pareils n’est pas le pire des crimes ? », écrit-il en 1917 2.

Malade à partir de 1909 (neurasthénie), Émile Masson ne peut pas continuer son action une fois la guerre terminée. Lucide, il ne cède pas aux sirènes de la révolution bolchevique de 1917 en Russie. « Ce qui naît de la violence périra dans la violence », pense-t-il. Il esti- me que la révolution commence par soi-même et que c’est par la maîtrise de soi, par l’exemple et par la pédagogie, que la société peut progresser.

Proche de la pensée gandhienne

Dans le même temps, Gandhi mène une lutte non-violente pour l’indépendance de l’Inde et la justice sociale. Né la même année que le Mahatma Gandhi, Émile Masson meurt en 1923, année où Romain Rolland publie un essai qui rendra célèbre la personnalité et la pensée de Gandhi dans le monde entier. Tombées dans l’oubli, la vie et l’œuvre de Masson renaissent aujourd’hui et alimentent des réflexions encore contemporaines sur la fin et les moyens, sur la pédagogie et le rapport à l’enfant, sur le nationalisme et l’internationalisme, sur la révolution et le progrès, les langues régionales...

Émile Masson lançait aux révolutionnaires de « rentrer chez eux » et que la révolution « c’est toi ». La révolution commence d’abord par soi-même : il rejoignait en cela la pensée de Gandhi. Il écrivait le 16 janvier 1915, dans une note destinée à ses fils : « Je place les vertus domestiques au sommet de toutes les vertus, en temps de guerre aussi bien qu’en temps de paix. Car c’est au feu du foyer, et non à celui du champs de bataille, que s’épanouit la fleur de l’héroïsme. Il m’a toujours paru qu’il fallait infiniment plus de courage pour élever un homme que pour en abattre dix. » Et, la même année, dans une lettre à son ami le poète André Spire : « La guerre, le meurtre, la violence ne résolvent rien. Seul l’exemple, mille et mille fois répété, d’énergies individuelles se refusant à tout acte de violence, peut et doit résoudre toutes les batailles de l’homme. »

Dans une lettre à ses amis instituteurs Louis et Gabrielle Bouët, le 4 août 1917, il analyse la question de la violence : « Ce (que l’homme) n’obtient, ce qu’il ne fait qu’avec violence ou par violence, cela est à refaire, et à défaire, fatalement. (...) La violence est le contraire de la vérité (...). Lutter contre un mal par de la violence, c’est tenter d’éteindre un incendie en projetant des flammes dans les flammes. Je ne prétends nullement pour cela que moi je sois au dessus de la violence (Dieu sait, j’ai assez de peine à m’en défaire dans les moindres actes de ma vie !). Je ne prétends nullement être un ange de raison et de douceur. Mais je prétends que, quoi qu’il en puisse être de mes actes, des actes de l’humanité en général, il est quelque chose d’absolument indubitable, c’est que rien n’est proprement humain qui ait quelque chose à faire avec la violence. (...) La lutte des classes ne m’intéresse que dans la mesure où l’idée de justice et de raison y participe. (...) Arrêter le mal à soi, l’y transformer en bien, l’y transmuter comme l’alchimiste transmute en or tous les métaux, voilà le seul geste humain. Le reste est odieux et bestial. » Cité dans Émile Masson, prophète et rebelle.

« Fais-toi toi-même ce que tu voudrais que les autres soient. Tu voudrais que la justice règne ? Fais de toi un juste, envers et contre tout ! Que la justice règne en toi, par toi !... » clame Émile Masson, en 1917, pendant le grand massacre. 

1) Cité dans Émile Masson, prophète et rebelle, p. 111.

2) Cité dans Émile Masson, prophète et rebelle, p. 63.

Bibliographie sommaire

• Un dra bennag a zo da jeñch er bed, Émile Masson ha Brug, 1913-1914, Fañch Broudig, Éd. Brud nevez, 2003.

• Émile Masson, professeur de liberté, J.-D. et M. Giraud, Éd. Canope, 1991. La biographie à lire absolument pour découvrir la vie d’Émile Masson.

• Émile Masson, prophète et rebelle, Presse universitaire de Rennes, 2005, actes d’un colloque qui s’est tenu à Pontivy en 2003. Vient en complément utile du premier.


Article écrit par Christian Le Meut.

Article paru dans le numéro 164 d’Alternatives non-violentes.