Une alternative non-violente pour le paysage de l'espace public urbain ?

Auteur

Fanny Deslandres

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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C’est en abandonnant l’idée de la fonctionnalité de l’espace urbain que l’on parvient à s’intéresser véritablement à ce que pourrait être la ville de demain, une ville où notamment les violences urbaines ne seraient plus une conséquence logique d’un urbanisme déshumanisé.

Fanny DESLANDRES, Ingénieure agronome spécialisée en aménagement
du territoire (INHP Angers) ; actuellement en Suisse après avoir travaillé pour le Service de l’Urbanisme de la ville de Lausanne ; prépare une thèse sur le thème « Urbanisme et non-violence ».

Cet article est une ébauche de plan de recherche pour une thèse, mise en pause pour l’instant, mais débutée en 2011 à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Il dresse un constat puis pose la question du cadre de vie pour une vie en commun dans la ville aujourd’hui. Un cadre de vie urbain que l’on voudrait propice à l’épanouissement du mode de vie de chacun, et une vie que l’on rêve dans le respect et la paix.

Le constat des violences urbaines

Les sociologues de l’École de Chicago identifient dans les années 1920 la rapidité du processus d’urbanisation comme cause des désordres sociaux générateurs de violence (Shaw1 1929). Les crimes observés dans les zones urbaines sont associés pour une part aux rapports de la population avec leur territoire et d’autre part aux rapports de plusieurs populations d’origines différentes sur un même territoire. Selon des déterminations écologiques, l’espace urbain est compris comme espace d’adaptation et de coopération des individus, mais aussi comme espace de disputes et de contestation (Goffman2 1973).

Le recours aux analyses multidimensionnelles à partir des années 1960 et 1970 ouvrent les études à l’influence de l’environnement construit sur le comportement humain (Hall3 1966). De ces travaux découlent des modèles d’aménagement de l’espace urbain qui seront largement employés dans les grandes villes américaines et en Europe : des équipements de convivialité (Whyte4 1980 ; Shaftoe5 2008) à ceux de défense (Newman6 1972).

Dans la lignée de la critique de la segmentation fonctionnelle des espaces (Lefebvre7 1968), de nombreux analystes (Castells8 1999 ; Derrida9 2003 ; Mongin10 2005 ; Bauman11 2005) s’accordent désormais sur l’hypothèse selon laquelle la violence des villes proviendrait des divisions tant spatiales que sociales qu’engendrent les processus de mondialisation et de globalisation de l’information sur ces territoires. La sociologie questionne la perception des territoires ainsi que les processus d’appartenance, de rivalité et de stigmatisation (Pedrazzini12 2005). On approche l’idée d’une violence de l’urbanisation agissant sur les individus, une violence subie par les usagers de la ville et pouvant être à l’origine de réactions violentes de leur part. Les phénomènes de sécurisation en aménagement urbain ont été montrés du doigt, tels que les gated communities, et la privatisation de l’espace public dans les centres commerciaux (Davis 13 1997).

Depuis la fin des années 1970 et les recherches en criminologie du Home Office en Grande-Bretagne complétées par des recherches aux États-Unis, certaines villes aménagent leurs espaces publics suivant les principes de prévention situationnelle. En intégrant la sécurité dans la conception architecturale des espaces urbains et en organisant leur contrôle, la prévention situationnelle vise à dissuader le passage à l’acte d’un agissement violent (Robert14 2005). Pour de nombreux chercheurs, et s’appuyant sur le travail de Michel Foucault (Foucault 15 1975), le développement du principe de prévention situationnelle est lié à l’inflexion néolibérale des politiques publiques : celles-ci n’interviendraient plus pour lutter contre les inégalités et compenser les défaillances du marché mais pour établir des conditions de concurrence en « égale inégalité » (Benbouzid16 2010). La prévention situationnelle ne s’attache pas à rendre la société plus juste afin de faire disparaître la violence, mais à réduire le nombre de victimes en produisant un cadre de vie propice à la dissuasion des actes délictueux.

Cette approche quantitative analysant la violence urbaine par la statistique des délits et des victimes se propage en Europe, et complète ou remplace peu à peu les tentatives de lutte de la violence urbaine à travers des actions de prévention sociale. Celles-ci montrent leurs limites lorsqu’elles ne sont par reliées à des sanctions, comme ce fut le cas France dans les années 1980 (Body-Gendrot17 2001). En 1994, les Nations Unies affirment l’importance de la sécurité humaine dans l’établissement de la Paix dans le monde, et lui reconnaissent la même importance que l’affranchissement du besoin sur les fronts économique et social (Pnud18 1994).

Prévention sociale ou répression sécuritaire, il se pose la question de l’échelle d’intervention et des acteurs : l’autorité étatique n’est pas capable de contrôler seule l’espace public, même à ses différentes échelles de gouvernance, et investit dans des partenariats public-privés ou engage la co-responsabilité des citoyens dans des actions communautaires (Boisteau19 2006).

Des aménagements de l’environnement urbain porteurs de non-violence ?

 

La non–violence ici est comprise comme une absence de comportements violents dans la ville, et au-delà, comme un emprunt d’une certaine utopie, en l’établissement de comportements coopératifs de construction commune du vivre ensemble.

L’environnement urbain peut être décliné sous trois composantes : construite, sociale et naturelle. C’est à travers des processus de communication tels que le langage, les gestes corporels, l’usage de l’espace, qu’une partie de notre environnement est analysée. Ces processus agissent en filtres émotionnels et intellectuels complexes et sont à l’origine de nos réactions comportementales dans l’environnement urbain.

Une fameuse étude de linguistique datant de 1958 par Benjamin Lee Whorf fait état de la profusion de termes désignant la neige dans le langage esquimau, en contraste avec l’unique terme anglais « snow ». Ce filtre du langage est un exemple de l’altération de la perception de l’environnement faite par la culture. Il faut égale- ment mentionner les écrits d’Edward Hall20 en 1959, à propos du langage silencieux qu’il nomme proxémie et qui définit la distance physique qui s’établit entre deux personnes en interaction. La perception de l’espace social et personnel se reflète dans les cultures par des manières très diverses d’attribution de valeurs à l’espace et d’usage qui en est fait.

Comment alors, dans un environnement urbain polymorphe et multiculturel, concevoir des espaces suscitant pour chaque usager une réponse comportementale non–violente ?

Il serait facile d’imaginer un environnement urbain globalisé sur lequel l’usager n’ait pas prise, et qui ne suscite pas de réponse comportementale de sa part. Ni violence, ni non-violence. Une sorte d’ensommeillement généralisé bénéfique au fonctionnement paisible de la ville grâce à un unique mode d’emploi de l’urbain et de ses fonctions. Il semblerait que ce processus soit déjà en marche, grâce à la consommation de masse, aux aménagements de l’espace public impersonnels et inhospitaliers. Est-ce enviable ?

L’aménagiste (architecte, urbaniste, paysagiste) travaille au façonnage de l’environnement construit. C’est à lui, en partie, de concevoir les espaces avec les- quels les citadins interagissent. Ceux qui par leur fonctionnalité, leur qualité sociale et sensible influencent le quotidien et les humeurs. L’aménagiste est-il en mesure d’insuffler une logique de non-violence dans cet environnement ? Peut-être le peut-il en prenant l’Être humain comme référentiel de son travail de conception, et en n’oubliant pas de composer avec les deux autres environnements de la ville, le social et le naturel ?

Un angle d’approche envisagé pour le travail de recherche considère les deux notions spatiales du vide et de la densité au sein de deux cultures radicalement différentes : la culture française et la culture japonaise. Dans la ville, de nombreux espaces publics notamment inter- modaux (gares, stations de métro...) ou commerciaux (places de marchés, entrées de centres commerciaux...) connaissent avec le temps de fortes fluctuations d’affluence, faisant varier la fréquentation en densité d’usa- gers. D’autres espaces présentent, par leur forme, des dispositions de vacuité (jardin public, larges avenues...) ou de concentration (ruelles étroites, artères congestion- nées, répétitions de formes...). On s’intéresserait alors au paysage 21 de ces différents espaces : le lieu, tant dans sa forme que dans la perception qui en est faite par ses usagers. On reconnaîtrait en point de départ que l’une et l’autre notion a une influence sur le bien-être dans un lieu : on parle par exemple d’agoraphobie, de vertige, mais aussi de méditation et d’anonymat de la ville.

L’étude de ces deux notions spatiales rapportées à des espaces urbains dans l’un et l’autre pays, et aux comportements de Tokyoïtes et de Parisiens en ces lieux permettrait peut-être de mieux comprendre d’une maniè- re croisée l’influence de certains paysages de l’espace public urbain du quotidien. L’accent serait mis sur la capacité de chaque espace à permettre ou non le développement de comportements non-violents, avec une étude préalable de la notion de non-violence dans ces deux pays. Outre l’espace déjà aménagé et pratiqué, un volet s’intéresserait également aux paysages des espaces publics en projet d’aménagement : au-delà de la fonctionnalité, à quel moment du processus de création le bien-être dans le lieu est-il pris en compte ? La participation des futurs usagers aux décisions d’aménagements par la concertation ne permettrait-elle pas le développement d’un projet d’aménagement dans la non-violence, et peut-être porteur de non-violence par la suite ?

Winston Churchill déclarait en 1943 que nous façonnons des bâtiments, mais que par la suite ce sont eux qui nous façonnent. « Urbanisme et non-violence »... intégrer la notion de non-violence à l’action de création de la ville, particulièrement par l’aménagement de l’espace public urbain, est un principe auquel je crois... avec enthousiasme !

1) Shaw, Clifford Robe. 1929. Delinquency areas: a study of the geographic distribution of school truants, juvenile delinquents, and adult offenders in Chicago. Chicago, Ill., University of Chicago Press.

2) Goffman, Erving. 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. Sens commun. Paris, Éditions de Minuit.

3) Hall, Edward Twitchell. 1966. The Hidden Dimension. La Dimension cachée. 1984, Paris, Seuil.

4) Whyte, William Hollingsworth. 1980. The social life of small urban spaces. Washington, D.C., Conservation Foundation.

5) Shaftoe, Henry. 2008. Convivial urban spaces: Creating effective public places. London, Earthscan.

6) Newman, Oscar. 1972. Defensible space: crime prevention through urban design. New York, Macmillan.

7) Lefebvre, Henri. 1968. Le droit à la ville. Paris, Anthropos. 8) Castells, Manuel. 1999. L’ère de l’information. Tome II,

Le pouvoir de l’identité. Paris, Fayard.

9) Derrida, Jacques. 2003. Voyous : deux essais sur la raison. Paris, Galilée.

10) Mongin, Olivier. 2005. La condition urbaine : la ville à l’heure de la mondialisation. Paris, Seuil.

11) Bauman, Zygmunt. 2005. « L’Europe plurielle. Les usages de la peur dans la mondialisation, Entretien avec Zygmunt Bauman ». Esprit (7), 71.

12) Pedrazzini, Yves. 2005. La violence des villes. Paris, Éd. de l’Atelier.

13) Davis, Mike. 1997. City of quartz: Los Angeles, capitale du futur. Trad. par Michel Dartevelle et Marc Saint-Upéry. Paris, La Découverte.

14) Robert, Philippe. 2005. La sociologie du crime. Paris, La Découverte.

15) Foucault, Michel. 1975. Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris, Gallimard.

16) Benbouzid, Bilel. 2010. « Urbanisme et prévention situationnelle : le cas de la dispute des professionnels à Lyon ». Revue Métropoles 2010 (8). http://metropoles.revues.org/4391#quotation.

17) Body-Gendrot, Sophie. 2001. Les villes, la fin de la violence ? Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.

18) Pnud. 1994. Rapport mondial sur le développement humain 1994. Éd par. Programme des Nations Unies pour le Développement. Paris, Economica.

19) Boisteau, Charlotte. 2006. Construire le vivre-ensemble : aménagement urbain et politiques de sécurité. Dans Lausanne : EPFL, Ecole polytechnique de Lausanne, ENAC, Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit, INTER, Institut du développement territorial, LaSUR, Laboratoire de sociologie urbaine.

20 Hall, Edward Twitchell. 1959. The Silent Language ; Le langage silencieux, 1971. Paris, Seuil.

21) Défini par la Convention ruropéenne du paysage (2000) comme « une partie de territoire tel que perçu par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains ».


Article écrit par Fanny Deslandres.

Article paru dans le numéro 165 d’Alternatives non-violentes.