La décroissance, l'heuristique de la peur et la pédagogie des catastrophes

Auteur

Serge Latouche

Année de publication

2013

Cet article est paru dans
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Deux thèse s’opposent sur l’urgence à modifier nos comportements face à l’urgence écologique : celle de la pédagogie des catastrophes et celle du catastrophisme. À y voir de plus près, ce n’est pas si simple. Éclaircissements.

« Il arriva que le feu prit dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On pensa qu’il faisait de l’esprit et on applaudit ; il insista ; on rit de plus belle. C’est ainsi, je pense, que périra le monde : dans la joie générale des gens spirituels qui croiront à une farce. »

Soeren Kierkegaard, Diapsalmata, Paris, Gallimard, 1943, p. 27.

On accuse souvent, de bonne ou de mauvaise foi, les partisans de la décroissance d’être des prophètes de malheur. Certains ajoutent que ce n’est pas une bonne tactique pour amener les gens à entreprendre un changement d’attitude. La peur, dit-on, n’est pas bonne conseillère et serait plutôt démobilisatrice. Si la catastrophe est inévitable, en effet, autant brûler la chandelle par les deux bouts qu’entrer en repentance… Les visions de l’apocalypse peuvent aussi être instrumentalisées par des tribuns démagogues pour imposer des dictatures écofascistes, voire écototalitaires.

Tout cela n’est pas faux et l’accusation peut s’avérer juste en ce concerne certains groupes sectaires qui se revendiquent, le cas échéant, de la décroissance. Mais c’est évidemment sans fondement pour la plupart de ceux qui inscrivent le projet de construction d’une société d’abondance frugale sous le signe de la joie de vivre. Si nous prêchons pour une sortie de la société de consommation, en effet, c’est avant tout parce qu’elle trahit la promesse de la modernité du plus grand bonheur pour le plus grand nombre.

Toutefois, je ne peux pas ne pas me sentir interpellé par la critique, du fait que j’ai repris et développé l’idée d’une pédagogie des catastrophes, et que celle-ci me paraît jouer un rôle important pour la nécessaire décolonisation des imaginaires. L’heuristique de la peur — pour reprendre l’expression du philosophe de l’écologie Hans Jonas — est au fondement de ma pédagogie des catastrophes comme du catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy ; si je la convoque ici, c’est que, malheureusement, l’aspiration à un monde meilleur, l’utopie concrète de la décroissance, ne suffit pas à rompre la toxicodépendance mentale et pratique des addicts du consumérisme. Parce que nous refusons de croire en ce que nous savons, comme dit Dupuy : un électrochoc est nécessaire pour nous amener à désirer ce qui est vraiment désirable. Aussi convient-il de bien distinguer la pédagogie des catastrophes d’un catastrophisme systématique et de s’interroger sur l’efficacité de ce type d’instrumentalisation de la peur.

 

Pédagogie des catastrophes et catastrophisme. 


« Jesens venir, écrivait en 1977 Denis de Rougemont, un des premiers penseurs de l’écologie, une série de catastrophes organisées par nos soins diligents quoique inconscients. Si elles sont assez grandes pour réveiller le monde, pas assez pour tout écraser, je les dirai pédagogiques, seules capables de surmonter notre inertie et l’invincible propension des chroniqueurs à taxer de “psychose d’Apocalypse” toute dénonciation d’un facteur de danger bien avéré mais qui rapporte 1 . » Cette idée fondée sur le bon sens populaire, à savoir que l’expérience est donneuse de leçons, choque par son côté radical et fataliste en même temps qu’on peut douter de son efficacité, mais elle a connu un renouveau avec la parution du livre de JeanPierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé 2 .

Qu’est-ce qu’une catastrophe ? Selon le Larousse : « Malheur soudain et funeste à une personne ou à un peuple. Accident qui cause la mort d’un grand nombre de personnes : une catastrophe ferroviaire, aérienne. Littéralement, événement décisif qui amène le dénouement d’une tragédie. » Les catastrophes qui nous concernent sont celles de l’anthropocène, c’est-à-dire celles qu’engendre la dynamique d’un système complexe, la biosphère, en coévolution avec l’activité humaine et altérée par elle : Tchernobyl ou Fukushima, mais aussi le dérèglement climatique ou l’effondrement de la biodiversité. Pour réaliser la décolonisation de l’imaginaire nécessaire au changement de la trajectoire fatale sur laquelle nous sommes engagés, nous avons effectivement soutenu qu’on peut très largement compter sur une « pédagogie des catastrophes 3 ». Avant nous, François Partant, gourou des alternatifs français et précurseur de la décroissance, avait repris l’expression et comptait, lui aussi, sur le sursaut engendré par les menaces pour sortir du délire de la société productiviste. Ce n’est pas un hasard s’il a intitulé un de ses livres qui reste une de nos références : Que la crise s’aggrave ! Dans cet ouvrage au titre provocateur, publié en 1978, il soutenait qu’une crise profonde serait le seul moyen pour éviter l’autodestruction de l’humanité. « Il faudrait, concluait-il, que partout, les sociétés ex-nationales autogèrent leur crise, en vivant progressivement les rapports qu’elles veulent instaurer en leur sein et entre elles 4 .» Ce message redevient plus que jamais d’actualité.

Cette vision est-elle, pour autant, catastrophiste ? Il est vrai que l’idée de la pédagogie des catastrophes est née dans le fil des réflexions sur l’apocalypse nucléaire qui ont suivi l’expérience des premières bombes atomiques, et en particulier des livres de Karl Jaspers ou de Gunther Anders. Elle n’est pas sans lien avec les thèses de l’effondrement (collapse). La catastrophe a à voir avec ce thème popularisé par Jared Diamond, mais déjà développé vingt ans auparavant par Joseph Tainter 5 . Une civilisation disparaît, selon Diamond, pour avoir détruit son environnement sans pouvoir s’adapter à la situation nouvelle, ce qui pourrait bien être notre destin. Pour Joseph Tainter, les sociétés complexes tendent à s’effondrer car leurs stratégies de captage d’énergie sont sujettes à la loi des rendements décroissants. Cette dernière vision a poussé Yves Cochet à soutenir dans son ouvrage Pétrole apocalypse un catastrophisme plutôt sombre 6 . Et plus encore Yves Pacalet avec son brûlot L’humanité va disparaître, bon débarras ! 7 Notre thèse est à l’opposé de cette vision, mais toute réflexion sur les dangers qui menacent notre civilisation est immédiatement accusée de pessimisme par les adorateurs du progrès.

En tout cas, si le catastrophisme n’est pas totalement absent dans la pédagogie des catastrophes, il ne s’agit en aucun cas d’un catastrophisme borné. Cette pédagogie-là rejoint pleinement « l’heuristique de la peur » du philosophe Hans Jonas. Comme lui, nous pensons qu’il « vaut mieux prêter l’oreille à la prophétie du malheur qu’à celle du bonheur 8 ». Non par goût masochiste de l’apocalypse mais précisément pour la conjurer, la politique de l’autruche étant en tout état de cause une forme d’optimisme suicidaire. C’est l’optimisme béat (et passif) qui nous mènera au désastre bien plus sûrement qu’une attitude catastrophiste éclairée qui ne fait que refléter une situation réellement inquiétante. 

En cela, la pédagogie des catastrophes rejoint les analyses plus récentes du philosophe Jean-Pierre Dupuy. Il est naturel alors de s’interroger sur le rapport entre la méthodedu catastrophisme éclairé et notre approche. Nes’agit-il pas aussi chez Dupuy d’une forme de pédagogie des catastrophes ? D’ailleurs, il se réfère comme nous à Hans Jonas et il fait jouer incontestablement un rôle pédagogique à son catastrophisme. Toutefois, dans sa conception, ce n’est pas la catastrophe en elle-même qui est pédagogique, c’est son anticipation. « Afin de nous inciter à veiller, le catastrophisme éclairé, au sens où je l’entends, consiste à se projeter par la pensée dans le moment de l’après-catastrophe et, regardant en arrière en direction de notre présent, à voir dans la catastrophe un destin — mais un destin que nous pouvions choisir d’écarter lorsqu’il en était encore temps 9 . »

Il s’agit d’une méthode de gouvernance proposée aux technocrates, consistant en une expérience de pensée pour les inciter à la prudence face aux risques technologiques majeurs, et tout particulièrement nucléaires, avant que l’irréparable n’arrive. La différence est mince puisque la pédagogie des catastrophes vise aussi à éviter l’irréparable et en particulier l’effondrement ou la catastrophe finale. Ni l’une ni l’autre des approches ne suppose le souhait du pire et toutes deux visent à le conjurer, mais la première repose sur l’expérience et le choc vécu de crises annonciatrices dont la seconde pense peut-être faire l’économie. La nôtre n’est pas une méthode pour énarques avisés, mais avant tout le constat que l’expérience vécue de la catastrophe peut rendre plus sage. 

Pour éviter le pire, on compte moins sur le fait de dessiller les responsables politiques ou de la technostructure que sur la prise de conscience la plus large de l’opinion susceptible de faire pression sur des élites souvent plus aveugles qu’éclairées. Non par hasard, Jean-Pierre Dupuy reprend à son propos une formule amendée de Roger Guesnerie à propos de la planification à la française : « Obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près, et une autre image suffisamment désirable pour déclencher les actions qui mènent à sa réalisation. » Finalement, si la pédagogie des catastrophes vise à être un catastrophisme éclairé, le catastrophisme éclairé est aussi une pédagogie des catastrophes au moins au deuxième degré, puisqu’il tire les leçons de ces catastrophes que furent la shoah et Hiroshima.

 

Les catastrophes présentes et prévisibles sont-elles pédagogiques ?


Il est naturel de se demander, par exemple, si les leçons d’une expérience tragique récente, comme celle de Fukushima, sont effectivement profitables. On a pu ironiser sur les effets pédagogiques limités des catastrophes antérieures. Ainsi, pour Bernard Charbonneau, l’un des fondateurs de l’écologie politique : « La pédagogie d’une première catastrophe, celle du Torrey Canyon (en 1967), n’avait abouti qu’au plan Polmar (plutôt que Dépolmar) ; et il faut attendre la marée noire de l’Amoco-Cadiz, en 1978, pour que l’Etat français se décide à des mesures plus sérieuses 10 . » Il est vrai que pour Charbonneau, « la vraie catastrophe, c’est le développement. Et il ne faut pas oublier qu’il continue. Plus… toujours plus… d’accidents et de crises, et surtout de déchets divers et de contraintes. Le développement est l’a priori tabou, qui n’a même pas besoin d’être proclamé, en fonction de quoi tout s’organise à rebours de la montée des pénuries qu’il engendre 11 ».

Plus récemment, Naomi Klein, dans son ouvrage fameux, La stratégie du choc 12 , soutient une vision radicalement opposée à celle d’une catastrophe bénéfique. Selon elle, l’oligarchie néo-libérale et néo-conservatrice profite des catastrophes, voire les provoque, afin d’imposer ses solutions, désastreuses pour les couches populaires mais juteuses à court terme pour la world company. Son livre s’ouvre ainsi de façon spectaculaire sur l’exemple de la dévastation de la Louisiane par le cyclone Katrina et la gestion calamiteuse de la désolation par l’administration Bush : destruction du système scolaire public, exclusion urbaine des pauvres, spéculation débridée pour la reconstruction, etc. De nombreux autres exemples, du 11 septembre 2001 à la guerre en Irak, sont analysés dans la suite du texte et renforcent une démonstration tout à fait convaincante. 

En fait, les deux thèses ne s’excluent pas. Toutes deux sont vérifiées suivant le contexte. La raison de ce paradoxe : ce n’est pas l’humanité qu’il s’agit de rendre plus sage mais l’oligarchie qu’il s’agit de désarmer et de neutraliser. Dans certains cas, les lobbies l’emportent, dans d’autres c’est la pression populaire qui impose les solutions salvatrices. Ainsi, en décembre 1952, le smog londonien, qui aurait tué 4 000 personnes en cinq jours, provoqua une réaction telle qu’on se décida à voter le clean air act de 1956 ! Les dysfonctionnements inéluctables de la Mégamachine (contradictions, pannes, crises, risques technologiques majeurs), sources d’insupportables souffrances, sont des malheurs qu’on ne peut que déplorer. Cependant, ce sont aussi des occasions de prise de conscience, de remise en cause, de refus, voire de révoltes. L’histoire de la vache folle, en même temps qu’un bon témoignage de la déraison du système, a été un signal fort qui a contribué à freiner l’emballement du productivisme agricole insensé. D’après la fédération des agriculteurs bio, la moitié des vignerons qui ont abandonné la viticulture productiviste l’ont fait après de graves ennuis avec des pesticides.

Malheureusement, comme on le voit, il ne s’agit pas d’avertissements sans frais et les conséquences peuvent aller, suivant le rapport des forces en présence, dans le bon comme dans le mauvais sens. Si l’inquiétante canicule de l’été 2003 a fait beaucoup plus que tous les arguments pour populariser le thème d’un dérèglement climatique et convaincre de la nécessité de s’orienter vers une société de décroissance, elle a aussi poussé les Italiens et les Espagnols à s’équiper massivement de climatiseurs qui ne peuvent qu’aggraver le phénomène… Malgré une facture colossale dont on n’a pas fini d’évaluer le montant et encore moins de la payer, l’explosion du quatrième réacteur de la centrale atomique de Tchernobyl, dans la nuit du vendredi au samedi 26 avril 1986, a permis à un certain nombre de pays démocratiques de sortir du nucléaire. Malheureusement pas à la France ni au Japon, pays où le lobby nucléocrate s’est révélé plus puissant que la volonté populaire. 

Alors, qu’en sera-t-il de Fukushima ? Des signes favorables pour sortir du nucléaire, ou tout au moins pour ouvrir un véritable débat, se manifestent un peu partout, mais le poids des intérêts et des routines comme l’addiction à une société de gaspillage énergétique joue pour maintenir et, à terme, relancer cette industrie mortifère. Le nucléaire n’a jamais été mis en place et géré de façon démocratique ; il a toujours été le domaine de l’opacité et de la désinformation, une sorte d’îlot totalitaire au sein des sociétés pluralistes. Pour le dérèglement climatique, grâce en particulier aux travaux du GIEC, la menace est clairement identifiée et désormais reconnue, mais l’instance sensée représenter la communauté internationale est paralysée par le poids des intérêts particuliers de court terme et l’action des lobbies.

Certes, nous savons tous que nous sommes condamnés à sortir de la société de consommation, mais nous rechignons à rompre avec l’addiction consumériste. Aujourd’hui, l’enjeu est de savoir si nous en sortirons de façon positive en allant vers l’abondance frugale d’un système écosocialiste ou si nous laisserons l’oligarchie imposer une gestion écofasciste de l’austérité. « Est-ce qu’une catastrophe quelconque — écologique, par exemple — amènerait un réveil brutal, ou bien plutôt des régimes autoritaires ou totalitaires ? Personne ne peut répondre à ce type de questions », s’inquiétait déjà le philosophe Cornélius Castoriadis 13 . Si la catastrophe de Fukushima provoque un sursaut de l’opinion assez vigoureux pour engager la sortie définitive du cauchemar nucléaire, nous aurons fait un pas dans la bonne direction. On pourra dire que l’optimisme de Denis de Rougemont a prévalu sur le pessimisme de Naomi Klein et que le choc aura été pédagogique. Mais alors, quelle catastrophe décidera les États à réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre ?


1) Denis de Rougemont, Foi et vie, avril 1977. cité par F. Partant, La Réforme du 3 mars 1979.

2) Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain. Seuil, Paris 2002.

3) Voir La mégamachine, La découverte 2ème édition 2004, p. 121 et Le pari de la décroissance, Fayard/pluriel 2010, p. 279.

4) 1ère édition, Solin, Paris 1978, réédité avec une préface de José Bové par Parangon en 2002, p. 179/193.

5) Jared Diamond, Collpase, How societies chose to fail or succeed. Peguin, Harmondsworth, 2005. Joseph Tainter, The Collapse of Complex Societies (1988).

6) Yves Cochet, Pétrole apocalypse, Fayard, 2005.

7) Yves Pacalet, L’humanité va disparaître, bon débarras !, Arthaud, 2006.

8) Hans Jonas, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Éditions du Cerf, 1990, Paris p. 54.

9) Jean-Pierre Dupuy, La marque du sacré, Carnetsnord, 2008, p. 46.

10) Charbonneau Bernard, Le Feu vert, Parangon 2009, , p. 42.

11) Ibid. p. 116.

12) Naomi Klein, La stratégie du choc – Montée d’un capitalisme du désastre, Leméac/Actes Sud.

13) Cité par Miguel Benasayag, Introduction à Étienne de la Boétie, De la servitude volontaire. Le passager clandestin, 2010, p 84.


Article écrit par Serge Latouche.

Article paru dans le numéro 166 d’Alternatives non-violentes.