Comment fonder le droit de désobéir en démocratie ?

Auteur

Manuel Cervera-Marzal

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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Entretien avec MANUEL CERVERA-MARZAL, doctorant en science politique à l’Université Libre de Bruxelles et à l’Université Paris-Diderot. Il est l’auteur de trois ouvrages, dont Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King (Paris, Forges de Vulcain, 2013) et La gauche et l’oubli de la question démocratique (Paris, D’ores et déjà, 2014, préfacé par O. Besancenot). Propos recuillis par Paola Caillat.

P. C. : Dans votre ouvrage Désobéir en démocratie, vous explorez les manières dont la résistance à des lois injustes dans un régime démocratique a pu être justifiée, à travers l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Quelles sont les différentes justifications philosophiques de cette désobéissance aux lois iniques ?

M. C.-M. : Précisons d’abord que toute forme de désobéissance n’est pas « civile ». La délinquance, le terrorisme ou la corruption ne s’inscrivent pas dans cette catégorie. La désobéissance civile désigne une action politique, publique, collective, non-violente et extra-légale. Partant, la grande question est de savoir si ce type d’actions est acceptable — légitime — dans un régime démocratique. En effet, si nous sommes en démocratie et que la loi est donc, comme le disait Rousseau, le produit de la volonté générale, au nom de quoi certains citoyens s’autoriseraient-ils à la transgresser ? J’identifie trois attitudes différentes face à ce problème de la légitimité démocratique de la désobéissance civile. La première réponse, que j’appelle « conservatrice », discrédite par avance toute action désobéissante. Celles-ci sont accusées d’être anarchiques (elles entrainent la société vers le chaos) et anti-démocratiques (elles refusent de se plier à la loi de la majorité). Face aux conservateurs, qui conçoivent donc la désobéissance civile comme une « menace », j’identifie une seconde réponse, « libérale », qui voit la désobéissance comme une « opportunité » pour la démocratie. Elle permet de corriger les dysfonctionnements de nos institutions politiques. Mais, dans le fond, les libéraux partagent avec les conservateurs la « crainte du désordre » qui pourrait résulter de telles actions. Par conséquent, ils mettent en cage la désobéissance civile en lui adjoignant toute une série de conditions : les désobéissants doivent refuser de manière a priori et absolue toute forme de violence (même contre les objets), ils doivent plaider coupable au tribunal et accepter la sanction juridique qui découle de leur acte, ils ne peuvent désobéir qu’après avoir essayé tous les moyens légaux d’obtenir gain de cause, ils ne doivent pas remettre en cause le système, mais seulement un de ses aspects ponctuels, etc. Ces conditions sont tellement strictes qu’elles en viennent à vider la désobéissance civile de toute portée pratique. C’est une façon de domestiquer son potentiel subversif. Si l’on s’en tient à ces critères (énoncés par des universitaires libéraux comme John Rawls ou Jürgen Habermas), les campagnes menées autrefois par Gandhi et Martin Luther King, ou aujourd’hui par les Faucheurs d’OGM et les Déboulonneurs, sont absolument illégitimes. Par conséquent, j’identifie une troisième approche, que j’appelle « désobéissante » parce qu’elle vient des écrits et des discours des grands précurseurs de la désobéissance civile : Henry David Thoreau, Gandhi et Martin Luther King. Selon eux, la désobéissance civile est constitutive de la démocratie. Il ne s’agit pas seulement d’un « droit », que nous devrions utiliser avec extrême parcimonie, mais d’un « impératif », qui exige de nous que nous affrontions de manière systématique toute loi injuste, voire le système juridico-politique dans sa globalité si c’est de lui que viennent les injustices.

 

P. C. : Thoreau puis Gandhi ont fondé le droit à la désobéissance civile sur la « conscience » individuelle. Cette position est parfois considérée comme dangereuse pour l’ordre social. Qu’en pensez-vous ?

M. C.-M. : Effectivement, Thoreau et Gandhi (c’est moins le cas chez Martin Luther King) justifient souvent la désobéissance civile en affirmant que « la loi de la majorité n’a rien à dire là où la conscience doit se prononcer ». Cette posture philosophique est incontestablement pertinente du point de vue éthique et/ou religieux. Mais elle me semble difficilement tenable si l’on raisonne en termes politiques — ce qui m’intéresse le plus. Comme l’a souligné Hannah Arendt, c’est une justification intensément subjective, qui peut conduire n’importe quel individu à désobéir pour une raison quelconque. Nous avons chacun notre propre conscience, qui nous dicte des principes différents de ceux d’autrui, voire contradictoires entre eux. Si chacun prend sa conscience pour seul guide de son action, ressurgit alors le spectre d’une guerre de tous contre tous. Qui plus est, en ce qui concerne la conscience, la collectivité n’a aucun moyen de vérifier la véracité, la sincérité et l’authenticité de ce que vous affirmez. Le risque est grand, alors, que chacun puisse se prévaloir des injonctions de sa prétendue « voix intérieure » pour justifier de désobéir à sa guise aux lois qui lui déplaisent. Ceci étant dit, il y a chez Gandhi et Thoreau d’autres façons de justifier la désobéissance civile, à mes yeux plus fécondes.

 

P. C. : En quoi les adeptes contemporains français de la désobéissance civile s’inspirent ou s’écartent de la 
pensée désobéissante (Gandhi, Martin Luther King et Thoreau) dans ce débat sur le droit de désobéir ?

M. C.-M. : C’est une question très complexe, d’autant plus que, depuis le début des années 2000, les collectifs de désobéissance civile se sont multipliés. Ils n’abordent pas tous la question de la même façon. Mais, de manière un peu schématique, on peut souligner deux éléments. Premièrement, Thoreau, Gandhi et King constituent, pour ces collectifs, des figures emblématiques, des références théoriques et historiques primordiales. À ce titre, il semble clairement y avoir une continuité entre ces trois « précurseurs » et ceux qui désobéissent aujourd’hui en France. D’ailleurs, dans les années 1960, lorsque la désobéissance civile et l’action non-violente apparaissent chez nous, c’est en partie sous l’influence d’un disciple de Gandhi (Lanza del Vasto) et de disciples de ce disciple (Joseph Pyronnet, Jean-Marie Muller). Mais, deuxièmement, le contexte qui est actuellement le nôtre n’est pas celui de la colonisation britannique de l’Inde ou de la ségrégation que subissaient les Afro-américains. Nous sommes face à une contre-révolution néolibérale, qui voit l’oligarchie capitaliste et ses alliés attaquer sans relâche les peuples du Sud et du Nord. Dans cette situation, qui va en s’aggravant depuis une trentaine d’années, les désobéissants civils se pensent aujourd’hui davantage comme les hérauts de l’antilibéralisme que comme les agents de leur « conscience personnelle ».

 

P. C. : Quelle est la conception de la démocratie sous-jacente à la pensée désobéissante ? Quelle est la place de l’utopie dans cette pensée ?

M. C.-M. : L’idée qui se trouve en germe dans la pensée désobéissante, mais qui n’a pas encore pleinement éclos, c’est que la démocratie n’est pas un régime politique figé, un ordre fixé de manière définitive dans le marbre des institutions (le Parlement, la Constitution, les élections). À côté de sa dimension instituée (i.e. les institutions nécessaires au bon fonctionnement de la vie collective quotidienne), la démocratie comporte une seconde dimension, instituante. Dit autrement, la démocratie n’est pas qu’un état des choses, c’est aussi un mouvement, une dynamique, avec ce que cela implique de conflictualité, de soulèvements, de rébellion, de désordre, de création. C’est là qu’intervient l’utopie, étroitement liée à la démocratie et à la désobéissance civile. En effet, contrairement à ce que prétendent les idéologues académiques et autres défenseurs de l’ordre établi, nous n’avons ni atteint la fin de l’histoire, ni la forme achevée de la démocratie. La démocratie comme l’histoire restent à faire, à inventer, à créer. Elles sont devant nous, loin devant. Elles sont un projet, qui exige que l’on s’arrache aux pesanteurs du réel, à la glaciation ambiante. L’utopie peut nous y aider. Elle est, comme l’écrit le philosophe Miguel Abensour, « cette disposition qui, grâce à un exercice de l’imagination ne redoute pas, dans une société donnée, d’en transcender les limites et de concevoir ce qui est différent, le tout autre social » 1 .

 

1. Abensour Miguel, L’homme est un animal utopique, Paris, Sens et Tonka, 2013, p. 8.


Article écrit par Manuel Cervera-Marzal.

Article paru dans le numéro 170 d’Alternatives non-violentes.