Auteur

Élisabeth Maheu

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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É. Maheu travaille sur les différentes postures au sein des groupes : adhésion, implication et coopération ou bien opposition, résistance, retrait, soumission, etc. Le sentiment d’équilibre ou non du rapport des forces en présence est un facteur déterminant dans le choix de ces postures.

 

ÉLISABETH MAHEU est membre du MAN et formatrice d’adultes en régulation non-violente des conflits. Elle a contribué à la fabrication du parcours-expo du MAN, La non-violence, une force pour agir.

Si « rapport de force » désignait une relation de brutalité, une violence, il faudrait bien sûr non seulement l’éviter mais l’interdire. On parle parfois d ’aller au rapport de force : il est parfois indispensable d’exercer une contrainte pour faire entendre justice ou d’envoyer une force d’intervention pour empêcher de nuire. Les personnes qui visent la non-violence s’engagent alors dans une épreuve de force mais ils s’appliquent à résister sans recourir à la violence.

LA FORCE, UN MOT-VALISE

On parle de la force d’un syndicat, de la force de frappe d’un pays, de la force de cohésion d’un groupe. Certaines forces sont des freins : force d’inertie, force de l ’habitude, conformisme qui s’oppose à la force de la créativité et à l’accueil de nouvelles potentialités. Nul ne nie la force d'une démonstration, la force de la vérité... On parle aussi de la force du style, tel le talent d’un orateur qui emporte l’adhésion d’une foule préchauffée. De gré ou de force : le mot force décrit souvent l’emploi de moyens violents contre la volonté de l’autre. Mais une personne, sans avoir une force musculaire herculéenne, peut avoir une grande force d’âme ou un équilibre psychologique à toute épreuve : rien de négatif en cela. Chacun a de fait plus ou moins d’influence de par son tempérament, son physique, ses compétences, sa fonction officielle, son habileté à écouter, comprendre et argumenter, son humour, sa façon d’exercer l’autorité, son expérience ou son exemplarité. Le poids social d’une personne est une combinaison de ces facteurs, dans un contexte donné. La force, ce n’est en soi ni bien ni mal. C’est l’abus de la force au détriment de l’autre qui consti- tue un comportement violent. Violence physique ou autoritarisme, ces formes visibles provoquent tôt ou tard, parfois trop tard, une rébellion des victimes ou des témoins. La manipulation est, quand à elle, une force très sournoise car les manipulateurs savent être aimables et s’ils sont malins, leur violence reste invisible. Des forces parfois obscures s’exercent aussi, issues de la jalousie, du besoin de dominer des uns à quoi s’ajoutent parfois l’admiration, la fascination ou la peur des autres. Et n’oublions pas la responsabilité de chacun dans les violences structurelles, économiques ou politiques que nous cautionnons par le fait même de ne rien faire ou de profiter du système qui les génère : ultralibéralisme, institutions maltraitant leurs usagers, etc.

RAPPORT DES FORCES, QUELQUES MÉTAPHORES

Je suis de ceux qui écrivent « rapport de forceS » au pluriel, pour nommer un ratio entre des forces. Dès qu’il y a deux personnes, il y a un rapport de forces, équilibré ou non. Si des parties en conflit ont un pouvoir inégal, la partie la plus forte est potentiellement dominante et la plus faible potentiellement dominée. La réalité est en fait plus complexe, car les forces peuvent tirer dans des directions différentes, sans être tout à fait opposées. La notion physique de résultante de plusieurs forces en donne une image.

Le mouvement d’une brouette dépend non seulement de son poids et de la force du jardinier mais aussi du moment, de la distance entre les points d’accrochage, d’appui et d’inertie. Tels des leviers, nos forces vives peuvent donc agir sur des mécanismes, des fonctionnements, et faire évoluer un système, tout en manifestant respect et bienveillance aux personnes impliquées dans ce système.

LES PLUS FORTS NE SONT PAS DES MÉCHANTS, MAIS...

La partie dominante veut parfois sincèrement le bien de l’autre. C’est sans doute le cas de certains colons de la IIIe République ou des riches qui donnent une frac- tion de leurs biens à des pauvres du tiers ou du quart-monde. Monsieur gagne beaucoup d’argent, prend les grandes décisions, est galant, généreux et protège sa femme. Madame tient le logis et gère le quotidien du mieux qu’elle peut. Quand on regarde ensemble dans la même direction, parfois tendrement, nos forces s’ajoutent, qu’elles soient égales ou non. Le loup et le mouton vont boire ensemble au ruisseau. Mais que se passe- t-il quand Madame ou quand l’Africain souffrent, alors que Monsieur ou l’Européen « ne voient pas où est le problème » ? Si les uns subissent le comportement des autres ou s’en accommodent, on peut penser que la situation est vivable et le déséquilibre passe inaperçu.

LE RAPPORT DE FORCES SE RÉVÈLE DANS LA CONFRONTATION

Dans la confrontation des parties en désaccord, il y a tension entre deux volontés qui s’efforcent chacune de se faire entendre. Confrontation ne veut pas dire combat. L’on peut se confronter pour combattre l’injustice sans se battre et sans abattre la personne responsable de l’injustice.

Comment repérer s’il y a déséquilibre du rapport des forces? C’est simple : qui a intérêt à ce que les choses changent? Qui a intérêt à négocier? Qui est en capacité de négocier? Si les parties ne s’accordent pas, qui va trancher ? En faveur de qui ? Si, dans cette équipe professionnelle, il y a un cadre de trop, lequel va devoir partir? Pour éviter de réduire la situation à un problème de personnalités ou de faire peser sur celui qu’on exclut la culpabilité de son départ forcé, il faut reconnaître ce rapport de forces comme une réalité et non comme la méchanceté de quelqu’un. Dans une perspective non-violente, c’est la négociation qui est visée. Mais une vraie négociation suppose que chacun : 

—considère l’autre comme un interlocuteur valable, reconnu dans ses droits et dans ses besoins ; 

— voie un intérêt à négocier ;

— trouve quelque chose que l’autre désire à mettre dans la balance.

C’est à ces conditions que la coopération est possible pour trouver ensemble de nouvelles et meilleures so- lutions aux problèmes qui se posent.

Les personnes en situation de faiblesse restent tou- jours dépendantes du bon vouloir de ceux qui sont en position de force. Aussi, seul un rééquilibrage du rapport de forces protège durablement contre la violence.

FACE AU RAPPORT DE FORCES, L’EMPATHIE ?

Parfois il est possible de stimuler la capacité d’empathie de la partie dominante en s’appuyant sur son humanité et son goût pour la justice. Alors, l’affirmation raison- née de son point de vue ou encore une visualisation humoristique de la situation suffisent à provoquer un questionnement... et à faire bouger les représentations et les lignes. Mais revenons à nos moutons. Imaginons que le loup ait très faim et manque d’empathie... ou que l’eau du ruisseau devienne rare... La liberté du loup dans la bergerie doit être contenue par la loi et la loi garantie par une force. C’est la condition de la liberté du mouton...


Article écrit par Élisabeth Maheu.

Article paru dans le numéro 173 d’Alternatives non-violentes.