Le problème des jeunes, c'est avant tout un problème d'adultes

Auteur

Yazid Kherfi

Année de publication

2018

Cet article est paru dans
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Depuis 1988, au détour de la trentaine, Yazid Kherfi s’est donné pour mission d’aider les jeunes des cités et d’expliquer aux adultes le cheminement de la violence et de la délinquance. Yazid Kherfi sait de quoi il parle, il en a goûté. Le gamin de Mantes-La-Jolie a joué avec le feu, dangereusement. Pour cela, il a écopé de plusieurs années de prison avec les vrais et les faux durs des cités. Il n’affiche pas ce passé au revers de sa boutonnière. Il n’en fait pas une gloriole. « On ne réussit pas dans la délinquance, on finit en prison » affirme t-il. Et pourtant, « ce n’est pas parce que tu as été un ancien délinquant que tu ne peux pas t’en sortir, il faut faire des choix. Après cela ne suffit pas, il faut faire des études ». La compétence et la légitimité, Yazid Kherfi les doit à son expérience professionnelle, en tant qu’animateur social, éducateur, professeur et spécialiste des politiques de prévention et de sécurité.

YAZID KHERFI, fondateur et directeur de l’association Médiation nomade, il est consultant indépendant en prévention urbaine depuis 15 ans. Il enseigne en Master Sciences de l’éducation à l’Université de Nanterre depuis 2011. Il est l’auteur de Repris de justesse (La découverte, 2003), en écho à son passé de délinquant, et de Guerrier non-violent. Mon combat pour les quartiers (La découverte, 2017). Propos recueillis par PAOLA CAILLAT.

Comment se déroule une médiation nomade ?

YAZID KHERFI. — Nous arrivons et nous nous installons à 20 h : camion, tables dehors, thé à la menthe, etc. Nous accueillons entre 20 et 80 personnes. Le vendredi, il y a plus de monde ; quand il fait beau aussi. S’il y a un match de foot, il y a moins de monde dehors... J’y vais accompagner de professionnels de la ville, de médiateurs, de stagiaires, ou seul. Si je suis tout seul, je n’ai pas la capacité de me déplacer, je reste autour du camion. Quand il y a des bénévoles, on se répartit le travail : installer, accueillir, servir à boire, attirer le public, faire la vaisselle, sortir les jeux de société, mettre de la musique, etc. Le décor du camion attire. D’une soirée sur l’autre, les habitants du quartier, les jeunes, nous attendent. Ils sont impatients de nous revoir, ils sont contents qu’on vienne les voir et ils apprécient la démarche. Environ 260 soirées, jamais un incident...

Ce sont les acteurs de la ville qui identifient le lieu, nous y restons maximum quatre soirées. En général, il y a 2 ou 3 jours de formation avant pour les professionnels. Chaque action donne lieu à un bilan pour les acteurs, la ville et la préfecture. À partir des observations, je fais des préconisations. Que faire après notre départ ? Ouvrir la Maison des jeunes jusqu’à 23 h par exemple, le matin ça ne sert à rien ! Parfois ça se fait, parfois rien ne change.

La solution « caméras » est une mauvaise solution qui ne fait que déplacer le problème. L’objectif, c’est de bousculer les acteurs. Je leur dis : « Si vous voulez que ça change, il faut changer d’abord. »

Souvent ils sont en échec mais ils ne veulent pas changer... Des élus disent après avoir participé à une soirée et avoir échangé avec des jeunes : « Ça m’a bousculé. Ils critiquent et ils ont raison. » Et je leur réponds : « Interrogez-vous sur vos pratiques. » Il faut se poser les bonnes questions... Le problème des jeunes, c’est avant tout un problème d’adultes. Les adultes sont défaillants. On a les jeunes qu’on mérite.

Qui rencontrez-vous, la nuit, dans les quartiers ?

Y. K. — Le public change au fur et à mesure de la soirée. En début de soirée, ce sont les plus jeunes qui s’installent. Et puis des adultes, des mères de famille, vers 21 h.

À partir de 23 h par exemple, les jeunes les plus marginalisés arrivent. C’est le bon public. Nous discutons, prenons un verre, écoutons de la musique... comme en terrasse d’un café. C’est un espace de parole. Moi, je parle et je fais parler sur les problématiques du quartier : comment ça va dans le quartier ? Avec la police ? Au tra- vail? Je ne mets pas en avant mon parcours mais si c’est opportun, j’en parle. C’est un parcours qui leur ressemble, ça donne de l’espoir : on peut changer de vie. Il faut venir et provoquer la rencontre. Plus les jeunes se sentent accueillis, plus ils restent longtemps, plus on peut parler et les aider. Il y a peu de femmes dans l’espace public le soir. Mais dans les médiations nomades, il y a des femmes béné- voles, stagiaires, étudiantes... C’est intéressant de travailler sur les rapports garçons/filles.

Quelle est la recette ? Pourquoi ça marche ?

Y. K. — L’amour. Il faut aimer le public, porter de l’intérêt à ces jeunes, les faire exister. Ils ont besoin d’écoute. C’est en partageant avec les jeunes qu’une relation de confiance s’installe, qu’on peut parler des problèmes. Il ne s’agit pas de justifier les problèmes mais de les comprendre.

La police s’arrête et repart... Des policiers sont venus à certaines soirées et les discussions se font d’humain à humain, d‘adulte à jeune (pas « jeune à problèmes »). Ils apprennent plein de choses, réciproquement. Derrière un policier, il y a un humain. Derrière un délinquant, il y a un humain. Il faut faire tomber les masques.

Convivialité, passion, amour, rencontre : « Je viens pour vous. – On est de la merde. – J’aime pas ce que vous faites, vous vous comportez mal. – Les gens nous aiment pas. Les gens qui nous aiment pas, on les emmerde. On fait du bruit pour exister... On déconne un peu, c’est vrai, t’as raison. »

La convivialité : faire venir des personnes extérieures et passer un bon moment ensemble.

 

ÉCOUTONS LEUR PAROLE...

Intervention de Yazid Kherfi lors du Forum « La nuit nous appartient », le 21 septembre 2018 à Lyon.

On m’appelle en général dans des quartiers où cela se passe mal et non où tout va bien, dans des villes où le maire est d’accord pour que j’intervienne, puisqu’il faut une autorisation municipale. J’aimerais, pour ma part, intervenir dans certaines villes où il existe d’importants problèmes mais la municipalité ne le souhaite pas. Heureusement, parfois, les délégués du préfet peuvent intercéder en notre faveur. Il existe dans certains quartiers de la désolation et des personnes qui ne vont pas bien. Celles-ci se rencontrent, forment un groupe, alimentent un discours, s’endoctrinent. Si ce discours n’est pas cassé, il devient vite une vérité.

Je remarque aujourd’hui que la colère s’est transformée
en haine pour certains. Et comme nous ne parlons pas avec eux, d’autres s’en chargent, sur Internet par exemple. Quand un jeune ne va pas bien, sa démarche consiste à chercher
un père. Lorsque ce sont les voyous qui lui tendent la main, que les éducateurs ne sont pas là, il va vers eux. Aller dans les quartiers pour parler aux jeunes constitue donc une urgence : cela devrait même être une obligation.

Je trouve que fermer les maisons des jeunes à 18 h n’est pas professionnel. Cela revient à fermer à l’heure où les jeunes arrivent ! Il faudrait des lieux où les habitants des quartiers puissent se rendre, avec des personnes présentes pour écouter leur parole, afin de comprendre leur logique. En effet, si nous ne la comprenons pas, les solutions élaborées seront fausses. Cette parole peut déranger ou blesser, mais nous avons besoin de l’entendre. Lorsque ces personnes ont été écoutées, un constat doit être fait au sein de groupes de travail. C’est le rôle du Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). Il n’existe pas de solution miracle, mais il y a tout de même des solutions, à condition que les partenaires décident de travailler ensemble. Malheureusement, ce n’est souvent pas le cas. Tout le monde détient une part de connaissance, une intelligence sur ce sujet, mais elles ne sont pas échangées.

Quand je m’installe en médiation nomade, je me place juste à côté de la maison des jeunes ou du centre social, qui est fermé. S’il était ouvert, ma présence ne serait pas nécessaire... Je suis là pour de très belles soirées, où tout le monde va rire et se faire plaisir, car dans les rencontres, il se passe toujours quelque chose. Cela produit un déclic et je suis persuadé que nous avons sauvé des vies.

Il faut continuer à écouter cette parole mais à condition qu’à un moment donné, les habitants et les acteurs aient un peu plus de pouvoir pour faire évoluer les situations. En effet, c’est en donnant du pouvoir aux habitants qu’ils pourront eux-mêmes changer les choses. Il faut également prévoir plus de moyens pour la prévention. Nous en avons énormément pour construire des prisons, déployer plus de policiers et de caméras. Une caméra coûte 12 000 euros, la moitié d’un poste d’éducateur, et elle ne fait que déplacer la délinquance. Est-ce la bonne solution ?

À chaque fois qu’il y a un problème dans les quartiers, la réponse est policière, alors qu’il faudrait qu’elle soit sociale. Il faut ramener des adultes bienveillants. Il faut parler d’amour dans les quartiers. Il faut aller à la rencontre de ces jeunes qui posent problème, une extrême minorité. Il faut décider d’y aller ensemble. Le seul fait de créer un espace de parole avec ces personnes produit un résultat, car la parole et l’écoute permettent de faire exister la personne, de la mettre à la lumière. Sinon, elle va prévoir un attentat ou brûler des voitures pour exister...


Article écrit par Yazid Kherfi.

Article paru dans le numéro 189 d’Alternatives non-violentes.