Jean Authier, l'audace à toute épreuve

Auteur

François Vaillant

Année de publication

2021

Cet article est paru dans
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Toute personne qui poussait la porte du 103-Man, au 39 rue Peyrolières, en plein centre-ville de Toulouse, décou- vrait un local consacré à la non-vio- lence. Les numéros d’ANV étaient exposés sur une grande table. Et très vite, cette personne faisait connaissance avec Jean Authier... et comprenait combien la non-violence requiert à la fois de l’audace et du bon sens.

Quand ce postier débarque à Toulouse en 1976, il connaît déjà bien le Man des débuts. Il découvre un local appartenant au « 103 », centre fondé par deux pilotes d’hélicoptères qui avaient démissionné de l’armée à Mururoa. Ce centre voué à la cause tiers-mondiste était devenu quasiment inactif et triste.

Sans attendre la Saint-Glinglin, Jean fait ce qu’il faut pour que ce local devienne le « 103-Man ». Fin brico- leur, il réquisitionne un collègue pos- tier pour refaire ensemble l’électricité, construire une mezzanine et donner un coup de jeune au local. Jean a du temps libre grâce à ses horaires décalés à La Poste, il travaille tantôt à l’aurore tantôt l’après-midi.

En deux ans, le groupe Man de Toulouse passera de 5 à plus de 60 adhérents et 100 sympathisants actifs! C’est l’époque de la lutte des paysans du Larzac et des manifestations contre les centrales nucléaires naissantes... Le 103-Man excelle en actions de rue non-violentes et spectaculaires, ce qui attire de nombreux jeunes.

Nul ne parle encore de communica- tion non-violente (CNV) mais les habitués du 103-Man la pratiquent sans le savoir. Sous la houlette de Jean, cha- cun veille au respect de la parole des uns et des autres, y compris les plus loufoques ! Par exemple, quand il est proposé d’organiser une manif dans les arbres en soutien aux paysans du Larzac, Jean est un peu sceptique. Mais il accueille l’idée en faisant confiance à la bande d’étudiants qui s’échauffent déjà sur le projet. Le grand jour arrive, un samedi d’avril 1979.

Sur la place arborée Charles-de-Gaulle, juste derrière celle du Capitole, une camionnette semble tomber en panne. Une grande échelle en est dé- barquée sous le nez d’un policier. Elle arrive successivement au pied de six grands arbres ; à chaque fois un loustic y grimpe à la vitesse de l’éclair, et, parvenu à 5 ou 6 mètres de haut, jette en bas une corde et de gigantesques panneaux y sont accrochés puis montés. Décorés de slogans pro-Larzac, ils resteront ainsi suspendus à 2 mètres du sol toute l’après-midi. À côté, il est proposé aux passants une dégustation de tartines de Roquefort. Un magnétophone, amplifié par un mégaphone, diffuse le bruit d’une bergerie au moment de la traite ! « Dis maman, c’est quoi tout ça? demande un enfant. » Des tracts sont distribués. Les policiers les confisquent et ne comprennent pas que la distribution continue! Un ravitailleur opère discrètement en al- lant chercher de nouveaux tracts dans une réserve à proximité. À la fin de l’action, les perchés redescendent et se retrouvent au commissariat. Là, ils répondent pour la première fois de leur vie de militant : « Je n’ai rien à déclarer. » Le lendemain, cette action fait la une du journal local La Dépêche : « L’art d’élever une protestation ! »

Jean était l’observateur discret de cette action. Il avait l’œil vif, repérant ce que d’autres ne voyaient pas. Et surtout, il savait faire confiance aux petits jeunes du 103-Man. Malheur cependant à celui ou celle qui avait oublié son engagement, il lui fallait se racheter, mais c’était gentiment dit.

Jean prenait souvent l’initiative de rendez-vous avec des députés, avec la presse, jamais pour se mettre en avant, mais pour faire avancer la cause. Il poussait toujours un jeune ou l’autre à l’accompagner pour l’initier à ce genre de rencontres. À vrai dire, Jean avait un carnet d’adresses impressionnant. Outre ses amis Jean-Marie Muller et le général Jacques de Bollardière, Jean était de connivence avec des journa- listes du Canard enchaîné, des respon- sables nationaux de syndicats, des écrivains comme B. Clavel et H. Laborit.

Un beau jour, Jean nous explique qu’il a envie de créer un bulletin mensuel. Il sait comment procéder pour ob- tenir l’autorisation de la Commission paritaire pour l’envoi postal à bas coût. Le 103-Actu est né. Jean corrige les ar- ticles mais surtout il produit des des- sins franchement inspirés de Reiser. Quand celui-ci découvrira les dessins de Jean, il lui écrira : « Vous pouvez continuer, les vôtres sont meilleurs que les miens! » Les anciens du 103-Man se souviennent d’un dessin fabuleux, indiquant : « Révolutionnaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? ». 103-Actu est tiré à plus de 600 exem- plaires sur une brave et vieille ronéo de la mezzanine. Le 103-Actu donne envie aux groupes Man de Lyon, Paris, puis Montpellier de tirer également leur canard local. Tout heureux, Jean le postier leur indique comment pro- céder pour la Commission paritaire.

La camaraderie, la bonne entente entre tous, cela compte beaucoup pour Jean. Si bien qu’avant les réu- nions mensuelles, le local du 103-Man se transforme en restaurant autogéré !

On y déguste des cassoulets de canard cuisinés par Maïté, les salades végéta- riennes de Cathy et Marie-Christine, des gâteaux et des vins apportés par Max et Alain...

Comme les autres groupes du Man, le 103-Man invita plusieurs fois J.-M. Muller pour des conférences, lesquelles réunissaient jusqu’à 400 personnes dans un amphi. Une fois où Jean présenta la soirée et l’intervenant, avec un art oratoire digne de Jaurès, J.-M. Muller se crut obligé de commencer sa conférence ainsi : « Mon cher Jean, en t’écoutant, je pensais que ce n’était pas moi qui avais été invité ce soir pour parler de non-violence ! »

Mais qui donc est ce Jean? Né en 1935 dans le Biterrois, et après une jeu- nesse de galopin au milieu des vignes, il s’exila en région parisienne dès 1958 pour y être postier. Il y restera 20 ans.

C’est là que notre audacieux anarchiste non-violent engage une vie éto nante, se mettant à côtoyer pacifistes et journalistes, écrivains et syndicalistes. Bernard Clavel, Thédore Monod, Eugène Descamps, Louis Lecoin, Georges Brassens, Joseph Delteil, ou encore Cabu... deviennent ses amis. C’est un correcteur au Canard enchaîné qui a fait se rencontrer Jean Authier et Louis Lecoin, le pacifiste et anarchiste, qui, par une célèbre grève de la faim, a contraint le général de Gaulle à accorder en 1963 un statut aux objecteurs de conscience. L. Lecoin avait fondé le journal anarchiste Liberté. Devenu quasiment aveugle avant de mourir en 1971, Louis dictait ses articles à Jean, fidèle parmi les fidèles.

Après le décès de L. Lecoin, Jean fut témoin d’une guerre terrible entre pacifistes-anarchistes où les ego rivalisaient, y compris au sein de l’UPF (Union des pacifistes de France). Il était pourtant urgent de se mobiliser ensemble pour le désarmement nucléaire unilatéral de la France.

C’est en 1972 que l’affaire du Larzac prend son essor et que des ouvrages sur la non-violence de J.-M. Muller et Jean Toulat sont des succès de li- braire. Jean, que l’on peut qualifier de véritable anarchiste non-violent, rêve alors de rapprocher les pacifistes des non-violents. Il publie Les Travailleurs face à l’armée, avec une postface de B. Clavel. Jean mise sur la CFDT dont il est membre pour relayer les idées de reconversion des usines d’armement et surtout la lutte contre la Bombe et celle contre la militarisation de la société. Jean anime des meetings, se décarcasse. Le jeune Cabu aime à le suivre et le croque maintes fois.

Alors que les pacifistes de l’UPF désapprouvent parfois de façon virulente l’idée de faire cause commune avec des non-violents, ceux-ci accueillent Jean à bras ouverts, et parmi eux un certain général J. de Bollardière. C’est d’ailleurs lui qui applaudit le premier quand Jean émet l’idée de demander à Maxime le Forestier de faire une tournée de concerts au profit des luttes non-violentes en cours. Ce chanteur remplissait alors chaque jour à Paris la salle de 3000 places de la Porte Maillot. Jean va donc frapper à la porte de M. le Forestier, qui le reçoit aussitôt, sautant de joie à cette perspective ! Mais le projet ne se réalisera pas à cause des conditions posées par le milieu de la chanson.

C’est aussi avec J. de Bollardière que Jean obtint en 1980 l’accord des paysans du Larzac pour un jumelage des fermes avec les groupes du Man. Le Comité de coordination du Man ne donna pas suite à ce beau projet !

Le 103-Man n’existe plus. Des anciens aiment à dire qu’ils y ont tout appris de la non-violence théorique et pratique, sans doute parce qu’un bonhomme fort attachant était l’âme de ce groupe. Jean inoculait une saine audace contagieuse à qui voulait. Aujourd’hui, il vit au Peyrat, un petit village d’Ariège, veuf, plusieurs fois grand-père et même arrière-grand-père. Son âge avancé ne l’empêche pas de relater ses innombrables entreprises et amitiés sous la forme de petites nouvelles savoureuses que son chat Muscat est le premier à entendre.


Article écrit par François Vaillant.

Article paru dans le numéro 199 d’Alternatives non-violentes.