Rugova. Postérité du mouvement non-violent Kosovar

Auteur

Jean-Yves Carlen

Localisation

Kazakhstan

Année de publication

2017

Cet article est paru dans
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JEAN-YVES CARLEN est militant au MAN Centre-Alsace. Il découvre le Kosovo en 1995, il y fait de nombreux voyages et s’intéresse à la résistance civile kosovare. Ibrahim Rugova, le frêle colosse du Kosovo (Desclée de Brouwer, 1999).

Le touriste débarquant de son avion à Prishtina est accueilli par le portrait du héros combattant, icône de l’Armée de libération du Kosovo, Adem Jashari. Il a donné son nom à l’aéroport. Ceux qui prirent le pouvoir dès après la guerre (1998-99) s’empressèrent d’imposer leur vision de l’histoire.

Ceux qui les précédèrent dans le temps, les acteurs de la résistance ci- vile non-violente, durent faire preuve de beaucoup de diplomatie à l’égard des nouveaux maîtres. Ceux-ci avaient le vent en poupe et des rêves d’hégé- monie. Le Kosovo avait été libéré par les armes avec le soutien de l’Otan. La Ligue démocratique du Kosovo (LDK), parti de Rugova, leader de la résistance non-violente, et le Parti démocratique du Kosovo (PDK), parti issu de l’armée de libération, étaient en concurrence. Les deux partis ont ensuite réussi à gouverner ensemble dans une sorte de coalition qui a permis l’apaisement des tensions politiques. Cette entente vient d’être remise en cause au résultat des dernières législatives qui a vu le parti « des guerriers » selon l’expression de la LDK, arriver en tête du scrutin augu- rant une nouvelle période d’incertitude dans le dernier né des pays européens. L’indépendance y fut déclarée en 2008.

Alors que la plupart des villes et villages ont érigé des stèles en hommage aux combattants tombés durant le conflit qui les opposa aux forces serbes, les symboles évoquant l’époque et les acteurs de la résistance non-violente restent bien moins visibles.

Il faut connaître l’histoire de cette ancienne province yougoslave sujette au joug du dictateur Milosevic pour en retrouver trace. La statue de Rugova érigée face au Parlement kosovar actuel montre un personnage tenant un livre à la main. Notre touriste peut passer devant en s’imaginant que la sculpture évoque un écrivain. Il ne peut deviner que l’homme a été aussi engagé dans la politique et qu’il a tenu une position importante dans l’histoire des Balkans.

Si sa déambulation le conduit ensuite précisément devant l’ancienne Maison des écrivains du Kosovo, il s’apercevra que la petite bâtisse reconstruite après son incendie par les Serbes, a été re-baptisée « Maison de l’indépendance ». En y pénétrant, il y retrouvera Rugova et une évocation de son œuvre... politique. Il comprendra, en jetant un œil rapide sur les photographies, que cette maison fut le centre névralgique de la résistance civile des Kosovars albanais. Notre touriste comprendra qu’il y a un lien entre l’écrivain et l’indépendance du pays. Il redescendra forcément l’avenue principale et piétonnière de la capitale et sera saisi par l’apparition du même Rugova dans son entier, souriant, marchant, sur une affiche géante pendue verticalement sur une façade d’immeuble. En sous-titre : « Ibrahim Rugova, le Père de l’indépendance ».

Après avoir rejoint en toute hâte sa chambre d’hôtel, il tapera fébrilement sur un moteur de recherche de son ordinateur, le nom de ce personnage intriguant. Car en effet, il n’en avait jamais entendu parler. Il lira que cet homme fut surnommé de son vivant le « Gandhi des Balkans ». Un peu se- coué par cette découverte, parce que du Kosovo, il n’avait jamais entendu parler que de guerres et de violences, il se demandera ce qu’un non-violent avait bien pu faire au Bon Dieu pour se retrouver au beau milieu du brasier yougoslave, avec son lot de larmes et de sang, d’épurations ethniques et autres massacres de masse. Croatie, Bosnie, Kosovo, trois étapes du drame balka- nique de la fin du XXe siècle.

Et puisqu’il veut alors soudain prendre un peu de hauteur pour s’extraire des vues trop étroites qui s’imposent à son entendement et embrasser du regard l’ensemble de la problématique kosovare, il remontera la pente qui mène à la Colline des Martyrs. Là au sommet, au-dessus des tombes des combattants tombés, celle de Rugova, sobre, en marbre blanc, qui les domine. Deux rues plus loin, il s’arrêtera devant la maison présidentielle, celle où vécut Rugova et sa famille, celle où il fut rete- nu prisonnier par les Serbes et dont les images contrôlées par Belgrade firent à l’époque le tour du monde. Des images que ses détracteurs utilisèrent pour le disqualifier aux yeux de l’opinion. Sur le toit flottent plusieurs drapeaux à dominante rouge et bleue que l’on avait déjà aperçus à l’approche de la tombe. Créé par Rugova, son motif, re- prenant l’aigle albanais et le nom latin de Dardania, symbolise sa présidence. La demeure sera bientôt ouverte au public. Rugova entre ainsi dans l’his- toire. Elle aura pris son temps. Comme Rugova avait pris son temps, durant son vivant. Toute l’orchestration de sa forme de résistance avait d’ailleurs misé sur le temps.

Prudence et patience étaient ses maîtres-mots.

Rugova reste pour une majorité de Kosovars et au-delà, pour tous les Albanais, d’Albanie, de Macédoine, de Serbie du Sud, l’homme qui à l’aube des années 90 s’est levé, a créé le premier parti non communiste, a engagé la lutte politique pour l’indépendance de son pays, sans armes.

Les gens du peuple l’ont suivi parce que durant ces années difficiles sous le régime de la dictature serbe, ils ont vu en lui un être intelligent, prudent, courageux. Leader atypique, il incarna à la fois une résistance et un espoir. Certains l’avouent aujourd’hui sans avoir été forcément des sympathisants du mouvement rugovien : Rugova a été créé par son époque.

Entouré d’intellectuels et de militants remarquables, son parti a créé des institutions « parallèles » dans l’éducation, la santé, la vie sociale afin que la communauté albanaise majoritaire à 90 %, puisse exister malgré le système de ségrégation, d’exclusion et d’oppression mis en place par Belgrade.

Rugova avait avec lui la majorité et c’est ce qui fit la force du mouvement. La non-violence affichée par le leader signifiait pour la population l’évitement du bain de sang, de la guerre, de l’épuration ethnique. L’opinion kosovare n’avait pas forcément conscience alors de tout ce que son programme com- portait et notamment le sens du projet de constitution d’une contre-société. La rue, après avoir été active (manifestations) s’était tue, la répression s’am- plifiant. La résistance, en s’engageant dans la voie passive, avait bifurqué et avait choisi la non-confrontation, et ainsi libérait un espace au sein duquel put se développer le fragile embryon du futur État kosovar.

Durant toutes ces années, les partisans de la lutte armée, minoritaires, attendirent que le temps passe, que la situation s’enlise, Rugova comptant sur la communauté internationale pour arriver à finaliser son projet de Kosovo libre et indépendant. En 1998, l’insurrection se déclare. En 1999, l’Otan intervient. Dans la foulée, le Kosovo est placé sous protectorat des Nations Unies. Durant cette période très troublée, Rugova et son mouvement passent au second plan. Lui ne quitte pas Prishtina en proie à l’épuration ethnique orchestrée par les Serbes, il choisit de « rester avec le peuple ». Prisonnier des forces serbes, il est ma- nipulé. Grâce à une médiation réussie de la Communauté Sant’Egidio, il est extrait du Kosovo et rejoint Rome. Il revient porté en triomphe dans Prishtina quelques mois après la fin des hostilités alors que tous les pro- nostics le disaient hors course. Il n’était pas le « traître » que tous ses détrac- teurs entendaient faire chuter. Quand il disparut en 2006, en janvier par un froid sibérien, des centaines de milliers de Kosovars montèrent dans la capitale pour lui rendre un dernier hommage.

La non-violence a été portée au Kosovo par quelques intellectuels qui avaient prévu, pensé un chemin vers la liberté, balisé par un fameux « plan en dix points ». Ce plan se réalisa contre toute attente. Personne n’imaginait en effet qu’il put être appliqué et aboutir. Ce fut longtemps le cas des chancel- leries occidentales.

Ce qui reste de cette période de résis- tance civile est dans la mémoire collective attachée à la figure de Rugova en ce sens qu’il incarna la voie vers l’indépendance, qu’il tint ce chemin fermement et qu’il réalisa ce qui était prévu. Ce qui reste un mystère pour beaucoup est peut-être en réalité le résultat d’une vision politique très profonde, très intelligente, s’appuyant sur des principes non-violents de non-coopération et de désobéissance mais aussi de retenue, de programme constructif. Le tout nourri d’une grande connaissance de l’âme populaire, des contextes yougoslaves et balkaniques, dans une période de mutation profonde d’une Europe de l’Est se libérant du carcan communiste.


Article écrit par Jean-Yves Carlen.

Article paru dans le numéro 184 d’Alternatives non-violentes.