Dans un système bureaucratique prônant le rendement et la compétition, les individus ont de plus en plus le sentiment que le sens de leur mission est détourné. Des actes de résistance et de désobéissance prennent des formes multiples. On parle alors de désobéissance éthique puisqu’il ne s’agit pas ici de se mettre hors-la-loi par pur adrénaline ou autre, mais bien de protester au nom d’une éthique professionnelle et citoyenne contre des lois, des injonctions, etc. Les « désobéisseurs » doivent donc marier la non-coopération avec un programme constructif et responsable dans un souci de crédibilité, de relais positif des médias qui assureront la transparence des actions entreprises et mobiliseront la société civile. La non-violence prend ici tout son sens puisqu’elle permettra d’assurer des débouchés aux situations conflictuelles et de rendre inefficace la répression.
Pour comprendre le sens et la portée de la désobéissance éthique, il convient de la situer par rapport à la désobéissance civile, la non-coopération, l’objection de conscience et la logique de l’action nonviolente qui assume le risque de répression mais veut aussi être constructive.
L’expression « désobéissance éthique » est apparue avec l’ouvrage d’Élisabeth Weissman [1] qui, durant l’année 2009, est allée à la rencontre de nombreux agents des services publics en résistance et en désobéissance. Son ouvrage, écrit en forme d’abécédaire, présente les témoignages de ces acteurs, leurs souffrances tout comme leur révolte face au « sale boulot » qui leur est demandé dans le cadre d’une politique qui privilégie le rendement, le chiffre, la compétition. Depuis trois ans, les refus de participer à l’exécution de tâches qui dévoient le sens des missions de leur service public se sont multipliés chez les fonctionnaires d’État. De l’objection de conscience personnelle aux actions collectives de désobéissance civile, multiples sont les formes que recouvre cette désobéissance dite « éthique ». Essayons d’en préciser les contours en montrant qu’elle rejoint par certains aspects ce que nous appelons plus couramment « désobéissance civile ».
Essai de définition
L’expression « désobéissance éthique » n’est pas un concept qui s’oppose à celui de désobéissance civile. Il est davantage englobant. Toute démarche de désobéissance civile non-violente est une démarche de « désobéissance éthique ». Mais toutes les formes de désobéissance éthique, telles que nous les rencontrons notamment dans les services publics, ne rentrent pas forcément dans le champ de la désobéissance civile. Nous qualifierons ainsi la désobéissance éthique comme l’action de résistance, personnelle ou collective, de salariés ou de citoyens, qui s’opposent à des lois, des règlements, mais aussi à des injonctions et des normes imposées, au nom de leur éthique professionnelle et citoyenne. Cette définition englobe ainsi la démarche de l’objection de conscience, démarche solitaire qui se distingue clairement de la désobéissance civile, action collective. L’une et l’autre participent d’une action de non-coopération avec les institutions qui cautionnent et engendrent des injustices.
Acteurs et objectifs de la désobéissance éthique
Si la désobéissance dite « civile » renvoie le plus souvent à l’engagement de citoyens qui veulent lutter contre une loi ou un projet de loi qui engendre ou engendrerait une injustice profonde, la désobéissance dite « éthique » est pour l’instant davantage circonscrite à des agents des services publics qui refusent des injonctions, des ordres et des normes qui leur sont imposés et qui remettent profondément en cause l’éthique de leur métier et de leur mission.
Ces fonctionnaires de l’État sont en résistance contre la destruction des services publics, destruction à laquelle ils ne veulent pas collaborer pour ne pas se renier.
Il ne s’agit pas forcément de lutter contre l’injustice d’une loi ou d’un projet de loi, comme dans la désobéissance civile, mais davantage de ne pas être complice d’une politique qui sape les fondements des services publics.
Cette vision de la désobéissance reste insuffisante car la stratégie fait clairement défaut. Tout particulièrement, la définition d’un objectif « clair, précis, limité et possible » (Jean-Marie Muller) qui offre la perspective d’une victoire partielle, mais décisive sur le système institutionnel. Cette stratégie d’action demeure pour l’instant difficile à entendre pour des acteurs habitués à agir « globalement » contre un ensemble de réformes, mais sans prise réelle sur le système. La dispersion est ici synonyme d’inefficacité. Les résistances éthiques au sein des services publics, au-delà de leurs limites en termes d’acteurs, souffrent de la méconnaissance de la philosophie et de la stratégie de la désobéissance civile dans les luttes non-violentes.
Démarche personnelle et collective
L’ouvrage d’Elisabeth Weissman nous éclaire sur ce point. Deux types de démarches coexistent dans les résistances/désobéissances au sein des services publics. Dans certains secteurs, des agents isolés, non reliés à une organisation syndicale ou bien en marge de leur syndicat, sont en résistance de façon personnelle. Cette objection de conscience professionnelle est parfois difficile à vivre. Elle se heurte souvent à l’incompréhension, voire à l’animosité des collègues, ce qui accroît la difficulté de la démarche. Le risque pris est supérieur et est vécu d’autant plus difficilement que l’indispensable solidarité fait défaut. Mais dans d’autres secteurs, des agents se sont organisés et ont entrepris une démarche collective de résistance. Parfois, avec le soutien ou, plus rare, la participation du ou des syndicats. Cette forme organisée de désobéissance s’apparente davantage à la désobéissance civile. Le rapport à la répression se modifie car le risque pris est vécu solidairement. Le rapport de force créé permet également de tenir davantage dans la durée.
L’affichage de la désobéissance
Le type de démarche induit le plus souvent un choix dans l’affichage ou non de la désobéissance, bien que les frontières soient mouvantes sur ce point. L’agent de l’État en résistance isolée aura tendance à agir sans trop revendiquer publiquement auprès de sa hiérarchie sa désobéissance. Mais des exceptions existent… Les circonstances peuvent favoriser l’émergence d’une objection de conscience clairement affichée et assumée qui suscite un débat, une mobilisation. Dans ce cas, nous passons d’une action isolée, mais transparente, à une action collective de désobéissance civile. Mais, comme Elisabeth Weissman le souligne, les difficultés liées à l’action transparente de désobéissance favorisent davantage des actions personnelles, non revendiquées. Nous parlerons alors de fonctionnaires ou de salariés « désobéissants » pour qualifier ces résistances « clandestines ».
Avec sa médiatisation, la démarche collective de désobéissance éthique s’affiche avec plus de transparence. Le défi à l’autorité se conjugue avec la volonté de mobiliser l’opinion publique en soutien à la démarche des fonctionnaires en désobéissance.
Cette affichage fait partie intégrante de la dynamique de la désobéissance civile, action publique et collective, motivée en conscience, qui vise à créer un rapport de force avec l’adversaire. Dans ce cas, nous parlerons de fonctionnaires-désobéisseurs, en tant qu’acteurs responsables et comptables de leur désobéissance. Il est à noter toutefois que dans l’action collective de désobéissance, des fonctionnaires peuvent aussi agir sans le revendiquer trop ouvertement, comme nous avons pu le constater dans l’action des enseignants-désobéisseurs du primaire. Désobéissances cachées ou publiques peuvent ainsi cohabiter dans une même dynamique de lutte.
Le programme constructif
Si le premier pilier de la désobéissance civile est la non-coopération, le second est l’indispensable programme constructif. La désobéissance éthique des enseignants du primaire en résistance a régulièrement fait valoir le caractère responsable de cette démarche en montrant, notamment aux parents d’élèves, que désobéir ne pénalisait aucunement leurs enfants, mais que cela impliquait la mise en oeuvre d’alternatives crédibles aux réformes et dispositifs pédagogiques imposés par le ministère. Si cette action de désobéissance a pu trouver un soutien aussi important auprès des parents d’élèves, c’est précisément parce qu’ils ont compris qu’elle était profondément constructive et responsable.
De plus, le mouvement des enseignants-désobéisseurs a toujours fait valoir des propositions alternatives aux dispositifs contestés, programmes, évaluations, aide personnalisée, rythmes scolaires, etc.
Dans le cadre des résistances au sein des services publics, cette dimension de la lutte a jusqu’à maintenant été négligée, faute de relais syndicaux organisés. Il s’agit pourtant d’un enjeu décisif. Et de ne pas seulement être dans « la défense » des services publics menacés par une politique libérale, mais agir collectivement en montrant qu’il est possible de travailler autrement pour un autre service public, non régi par la loi marchande. Cela permet d’inscrire l’action dans une possibilité effective de changement. C’est dans la résistance que se construit aussi le programme constructif qui annonce et anticipe le service public de demain.
Assumer le risque de la répression
Toute démarche de désobéissance, cachée ou ouverte, pose la question des risques encourus. Cette question est centrale car elle renvoie, d’une part, à ce que chacun est prêt à assumer et à « encaisser » et, d’autre part, à la dynamique de l’action non-violente qui utilise
la répression comme un levier pour mettre en difficulté l’adversaire. Ce débat est difficile, et pour l’instant, dans les résistances au sein des services publics, il n’a pas vraiment été assumé, sauf pour le mouvement des enseignants-désobéisseurs [2].
Qu’elle soit collective ou personnelle, l’expérience récente de la désobéissance éthique au sein des services publics a montré que l’administration utilise tous les moyens de pression dont elle dispose pour « individualiser » la répression, voire la sanction. Autant une démarche collective de désobéissance civile / citoyenne peut engendrer des procès collectifs (voir les Faucheurs volontaires, les paysans du Larzac, etc.), tenant à la fois lieu de tribunes politiques et de temps de soutien et de solidarité, autant la résistance / désobéissance dans la fonction publique expose le plus souvent personnellement l’agent-désobéisseur. Cela change la façon d’appréhender les risques et l’éventuelle répression.
Nous avons pu constater dans notre démarche de désobéissance pédagogique au sein de l’Éducation nationale, que de nombreux enseignants avaient subi, parfois quotidiennement, des pressions, des convocations, des visites d’inspecteurs, aboutissant pour certains à des procédures disciplinaires rigides où l’enseignant, malgré la solidarité, se retrouve quasiment seul face à son institution et ses « juges ».
Ceci plaide encore davantage pour une action collective, organisée, assumée et où la question de la répression n’est pas évacuée. Il est vrai que les syndicats qui sont chargés de « protéger » les personnels contre l’administration ont une vraie difficulté à entrer dans cette réflexion où les personnels s’exposent dans l’action aux éventuelles foudres de l’administration. La répression est un levier dans la dynamique de la lutte qu’il convient d’utiliser en l’ayant anticipée. Car la répression n’est pas un échec, ni la fin de la lutte, mais une reconnaissance de la pertinence et de l’impact de l’action de désobéissance. Plus elle est anticipée, plus nous pouvons la retourner à notre avantage notamment dans la bataille de l’opinion publique mobilisée en soutien des revendications des fonctionnaires-désobéisseurs.
Développer une culture de la non-violence
Pour sortir des insuffisances de certaines démarches de désobéissance éthique et pour que celle-ci puisse exprimer toutes ses potentialités dans les combats d’aujourd’hui, il importe encore et toujours de promouvoir la culture de la non-violence, qui est aussi une culture de la stratégie de l’action non-violente. C’est parce que nous raisonnons trop souvent encore avec le prisme déformant de la culture de la violence que nous reproduisons les mêmes erreurs et que les luttes sociales sont marquées par des échecs amers qui produisent de la résignation, de la passivité, faisant ainsi le jeu du pouvoir dominant. Les mouvements sociaux de ces dernières années face à un pouvoir libéral-autoritaire inflexible ont montré les limites de l’action syndicale traditionnelle.
Dans le même temps, depuis trois ans, l’émergence de la désobéissance éthique dans de nombreux secteurs professionnels a suscité quantité d’écrits, d’articles, d’ouvrages, de reportages et d’émissions sur la légitimité de la désobéissance civile dans notre « démocratie ». Il convient certainement de poursuivre le travail d’explicitation sur la désobéissance civile avec la grille de lecture de la non-violence. Ce déficit de réflexion sur les potentialités de la désobéissance collective reste aussi une spécificité de la culture philosophique, politique et syndicale française. L’enjeu est désormais de promouvoir de nouveaux outils de lutte démocratique dans un paysage social qui s’assombrit et qui balance entre résignation et violence. L’exigence de radicalité constructive que porte la désobéissance éthique demeure un impératif pour ré-enchanter le paysage de notre « démocratie » sociale et politique.