Le problème, ce n’est pas de raconter, c’est d’être entendu

Auteur

Jacques Inrep

Année de publication

2011

Cet article est paru dans
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J. Inrep raconte intimement comment la situation post-conflit en Algérie reste enfouie et mise au silence, au détriment de milliers d’anciens soldats appelés qui souffriront pendant des dizaines d’années des conséquences de leurs expériences.

Pourquoi tant d’anciens soldats en Algérie vivent-ils emmurés silencieusement dans leurs souvenirs de guerre ? Seule la parole permet de se libérer de tels traumatismes quand une oreille se fait attentive, comme c’est le cas en psychanalyse.

J’aurais pu écrire cet article à la manière des universitaires. Non. J’ai fait le choix de partir du vécu des soldats du contingent. Et je vais être obligé de parler de mon propre vécu si je veux être compris de mes lecteurs(trices). Ma démonstration ne peut qu’en passer par là.

 

Guerre d’Algérie : le retour ?


Au passage du siècle et du millénaire, j’étais loin de la guerre d’Algérie et de ma participation à ce conflit ignoble. Cependant en juin 2000 un article de Florence Beaugé dans Le Monde allait me rattraper. Conséquence : un gigantesque retour du refoulé de l’ensemble de la société française.

J’ai compris tout de suite qu’il y avait de fortes chances que je sois appelé à la barre des témoins. En effet, suite à l’Appel des 12 1, paru dans le journal L’Humanité, deux amis, par ailleurs historiens, Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet, insistèrent pour que je participe à une émission de France-Culture.

J’étais très réticent, mais finalement, puisque j’étais censé avoir consulté des documents secrets importants, je me suis dit : « il faut assumer ». Et puis il fallait bien transmettre aux jeunes générations les horreurs de la guerre. Eh bien d’accord pour un travail de mémoire !

Je croyais m’être assez bien préparé mentalement en vue de mon passage dans cette émission. Sur le plateau, la présence de plusieurs ex-appelés du contingent me rassura. Cependant lorsque je fus appelé à témoigner dans la troisième table ronde, il en fut tout autrement, et ce malgré la présence de mon épouse dans le studio, et malgré Pierre Vidal-Naquet assis à mes côtés. C’est la gorge nouée d’émotion que je répondis aux questions des deux journalistes. Quarante ans de silence !

Heureusement du couple des deux interviewers, une femme et un homme, c’est surtout celui-ci qui me mit en rogne par son attitude, et cela me remit fort opportunément sur mes rails. En fait, il ne s’intéressait qu’à une seule question : comment j’avais fait pour dérober à l’armée française ces fameux documents secrets, ceux-ci s’étant retrouvés plus tard dans le livre de Pierre Vidal-Naquet La raison d’État ? Je lui répondis que je les avais photographiés clandestinement, et j’ajoutais que j’avais pris cette décision uniquement dans un but de témoignage. Malgré mon jeune âge, j’avais été capable de supputer qu’un jour, certainement lointain, des négationnistes nieraient la généralisation de la torture au cours de la guerre d’Algérie.

À la fin de l’émission, spontanément les ex-soldats du contingent se retrouvèrent ensemble pour discuter de leurs expériences militaires. Diverses, mais également parfois si semblables. Ainsi je me souviens de cet instituteur normand racontant les cris des suppliciés algériens sous la torture, ces mêmes hurlements qui traversent parfois mes nuits.

Ma rencontre avec ces témoins directs de la barbarie me fit un bien immense. Mon parcours, si atypique par rapport à d’autres soldats, m’avait laissé solitaire face aux anciens combattants. Ici, je retrouvais des frères, tous déserteurs ou insoumis. Des résistants à la connerie guerrière. Certains allaient devenir des amis par la suite.

 

Des larmes, encore et toujours les larmes !


Dès 2001, la France s’enflamma, chaque famille politique rejouant sa guerre d’Algérie. Les articles, conférences, colloques se multiplièrent. J’y participais parfois.

En juillet, au festival d’Avignon, j’assistais à la pièce de théâtrede BernardGerland : Ma guerre d’Algérie. J’en sortis profondément remué. Des revues, des journaux étaient disposés près de l’entrée. Je les feuilletais. Un couple faisait de même. L’homme ayant à peu près mon âge, je tentais d’engager la conversation en disant que cela avait été dur et que j’avais fait partie d’un commando de bérets noirs. L’ex-soldat me répondit qu’il était un ancien DOP 2 et il fondit en larmes. Je n’eus pas le temps de réagir un tant soit peu, car son épouse l’avait agrippé par le bras et elle le traînait vers la sortie. J’étais abasourdi ! Ensuite les événements s’enchaînèrent rapidement.

André Gazut, ex-parachutiste, mais néanmoins authentique déserteur, que j’avais connu lors de l’émission de France-Culture, vint me trouver pour m’interviewer. Il préparait une émission sur la guerre d’Algérie pour Arte. Nous allions devenir amis par la suite. C’est lors de la présentation de son émission à Lyon où j’avais été invité, que je fis la connaissance de Bernard Sigg. Après la projection, les invités allèrent dîner dans une brasserie. Le hasard voulut que je sois assis face à lui. La conversation roula bien sûr sur cette guerre, et au bout d’un moment je lui demandais quelle était sa profession, et là, surprise, il était psychanalyste comme moi. À cet instant, notre conversation prit une autre tournure. Ainsi je lui demandais s’il possédait des chiffres, glanés soit au ministère des Armées, soit au ministère de la Santé, sur le nombre d’ex-appelés souffrant de troubles psychiques. Il me répondit qu’il avait fait des démarches dans ce sens, mais que ces deux ministères ne possédaient aucun chiffrage des conséquences psychologiques de la guerre d’Algérie. Incroyable !

Sur le coin de la table, nous fîmes un calcul en comparant les États-Unis et la France. Les guerres d’Indochine et d’Algérie.

Les Américains, dès la fin de la guerre du Vietnam, avaient mis en place des Vet-Centers où les anciens combattants et leurs familles, pouvaient venir consulter. Rien de cela en France. En faisant un calcul rapide, nous arrivâmes, à la louche, sur un chiffre de 250 000 à 300 000 hommes souffrant de troubles psychiques, parfois sans s’en douter. Ce chiffre fut confirmé plus tard par un article paru dans Le Monde.

Dans un premier temps, nous nous sommes remémorés les malheureux patients que nous avions tous les deux rencontrés dans nos hôpitaux psychiatriques respectifs.

Mais les patients rencontrés dans nos hôpitaux psychiatriques n’étaient que la partie émergée de l’iceberg. Il fallait y rajouter tous les autres souffrant de maux divers, liés à la guerre d’Algérie. Le plus triste dans cette histoire, c’était que ces hommes en mal être, ne faisaient certainement aucun rapprochement entre leur souffrance et leur participation à cette guerre imbécile. Ainsi comme premier symptôme, le plus évident, il y avait l’alcoolisme chronique de certains. Mais ensuite comment relier la violence d’un homme vis-à-vis de sa femme ou de ses enfants avec ce conflit colonial ? Et puis les accidents de la route. Et encore l’instabilité de l’humeur, l’instabilité professionnelle. Sans oublier toutes les maladies somatiques, même si l’on n’est sûr de rien lors d’un diagnostic différentiel, on peut supposer qu’une partie au moins de la maladie organique trouve son origine dans cette participation à cette guerre maudite. Cancers, troubles cardiaques, problèmes intestinaux… La liste pourrait se révéler longue de ces désastres d’hommes partis en pleine forme à 20 ans et revenus cassés à jamais !

 

De nombreuses rencontres


La sortie de mon livre : Soldat, peut-être… tortionnaire, jamais !  3 m’entraîna à parcourir la France pour des séances de dédicaces, mais aussi pour participer à des colloques ou pour donner des conférences. C’est lors de ces rencontres que j’eus l’occasion de discuter avec un grand nombre d’ex-appelés du contingent. Il arrivait parfois que certains d’entre eux en vinrent à m’agresser avec violence, souvent verbale, parfois frisant la violence physique. J’ai été couvert d’insultes, souvent les mots de « traître à la patrie » revenaient dans la bouche de ces nostalgiques. J’ai toujours fait face avec calme à ces agressions, même si parfois il a fallu me faire violence devant la mauvaise foi de mes interlocuteurs.

Et puis ces hommes véhéments, croyant détenir la Vérité sur la guerre d’Algérie, n’étaient-t-ils pas eux aussi, « malades » de leur vingt ans confisqués par une nation peu reconnaissante ?

Les débats ne furent pas toujours pollués par ces militants haineux de l’extrême droite. Il y eut aussi des échanges très enrichissants avec diverses salles.

Mais le plus intéressant, la plupart du temps, se déroulait à la fin de la conférence. Les auditeurs sortaient de la salle, mais je voyais aussi venir vers moi un ou plusieurs hommes. Un peu comme s’ils n’avaient pu dire leur angoisse devant toute une salle, ils venaient en colloque singulier, me raconter leur guerre d’Algérie. Ces moments privilégiés ont toujours été pour moi chargés d’une grande émotion. Ces grands-pères chenus et blanchis sous les aléas de la vie, tout à coup se mettaient à pleurer. Comment ne pas être bouleversé par ces hommes de 70 ou 75 ans, qui se lâchaient devant un de leur frère de combat, et justement peut-être parce qu’ils avaient compris que celui-ci ne les jugerait pas.

Depuis dix ans maintenant, j’ai vu des dizaines d’hommes craquer nerveusement, après quarante ans de silence radio.

Pendant toutes ces décennies, il y eut un consensus, au moins inconscient, entre toutes les formations politiques françaises, pour ne pas parler des « événements » d’Algérie. Il est vrai que la majorité d’entre elles eut une attitude — comment dire ? — pour le moins ambiguë face à cette guerre. Quand ce ne fut pas tout simplement de la lâcheté.

 

Une formidable rencontre : 4 acg 4


 

C’est lors d’une conférence que je donnais à Nîmes qu’une surprise m’attendait. La salle se vidait et je vis venir vers moi une dame d’un certain âge que je connaissais vaguement de vue (une militante d’une association nîmoise). Elle commença par m’acheter mon livre. Je le lui dédicaçai. Puis elle me demanda si je connaissais les quatre paysans du Tarn qui avaient fait le choix de percevoir leur retraite de combattant, pour ensuite la reverser à des populations ayant souffert d’une guerre. Je lui répondis que je n’avais jamais entendu parler de cette initiative, mais que cela me paraissait fort intéressant. Elle me répondit qu’elle allait lire rapidement mon livre et qu’elle le transmettrait à un de ses amis, un des quatre fondateurs de cette association, et, me demanda : « Accepteriez-vous que je donne vos coordonnées à cet ami ? » ; « No problèm » lui ai-je répondu. 

Effectivement, assez rapidement, un des quatre fondateurs de 4acg, Georges Treilhou, me téléphona et très rapidement le courant passa entre nous. Je lui dis que je trouvais leur idée merveilleuse et que j’adhérais à leurs principes fondateurs. Il m’invita alors à participer à l’Assemblée générale fondatrice de l’association qui devait se tenir à Albi. J’y fis la connaissance des trois autres membres fondateurs : Michel Delsault, Rémi Serres et Armand Vernhettes, ainsi que de la marraine de l’association : Simone de Bollardière, veuve du général Jacques de Bollardière. Nous n’étions que seize ou dixsept à cette première AG, mais tous remplis d’un espoir de camaraderie et de paix, avec le désir de renouer des liens d’amitié entre les peuples algérien et français.

Ma première impression a été que j’avais rencontré là des « belles personnes ». Lors des AG suivantes, le nombre d’adhérents augmenta jusqu’à atteindre le nombre de plusieurs centaines. Là aussi, je vis des hommes qui témoignaient de leur guerre d’Algérie avec beaucoup d’émotion, comme si cette gale nous collait à la peau.

 

Athée, je deviens confesseur


De ces dix dernières années, le plus étonnant a été ma rencontre avec d’anciens tortionnaires. Une dizaine environ, sept ou huit soldats du contingent, plus deux officiers supérieurs. Au début de ces diverses rencontres, j’étais très méfiant. Pensez donc, j’étais considéré comme un traître puisque j’avais refusé de tourner la gégène ! Je me rendis compte assez vite que ces hommes me « connaissaient », parfois avaient lu mon livre, et puis… Il me fallut un certain temps pour comprendre qu’en fait c’était ma profession qui les amenait à me parler.

Ils vieillissaient. Leur conscience, peut-être, mais je n’en suis pas sûr, les taraudait, et alors puisqu’ils n’avaient sans doute jamais parlé à personne des horreurs qu’ils avaient commises pendant cette guerre, ils s’adressaient à un drôle de « curé » laïque, un psychanalyste ! Je les ai écoutés avec attention, m’efforçant de rester calme, de ne pas porter de jugement, posant tout de même quelques questions qui m’intéressaient plus particulièrement :

« La torture était-elle efficace au moins ? »Tous me répondirent : « nenni ! »

Ainsi j’avais un panel d’une vingtaine de tortionnaires avec ceux que j’avais rencontrés dans les Aurès. Je terminais souvent ces conversations en disant que « chacun avait fait avec ce qu’il avait », c’est-à-dire en fonction de son histoire familiale, de sa culture, de ses convictions religieuses ou politiques, etc.

 

Pour conclure, un peu d’histoire


Lorsque j’étais encore en activité, pour expliquer le sens du terme refoulement à certain(e)s de mes patient(e)s, j’utilisais une métaphore : « Lorsqu’on est enfant, parfois on a des mauvaises pensées, des désirs un peu étranges, ou l’on commet des actes répréhensibles, alors on range tout ça dans sa poche et l’on met son mouchoir par dessus ! En règle générale, cela ressort trente ans plus tard sous forme de névrose. »

Il en est de même pour la guerre d’Algérie. À un niveau individuel, la souffrance des soldats, mais également au niveau de la nation. Un seul exemple. Il me semble, entreautres, que la montée du « F Haine » est en partie due au fait que l’on n’a pas liquidé sérieusement l’histoire de ce conflit colonial.

Le silence imposé aux soldats du contingent a eu pour effet de fabriquer de la souffrance. Le refus de toutes les forces politiques d’aborder ce douloureux problème a entraîné une névrose collective de l’ensemble du pays.

Comme en Mai 68, « libérons la parole ! ». Que les appelés puissent témoigner, s’ils n’ont pas été capables d’en parler avec leurs enfants, eh bien qu’ils le fassent avec leurs petits enfants. Et puis il y a d’autres lieux de paroles bien sûr, 4acg par exemple.

Je rêve du jour où une présidente, ou un président de la République, dise solennellement que cette guerre n’aurait jamais dû avoir lieu et qu’ils se tiennent par la main avec un président algérien dans un lieu symbolique (Sétif ?).

Deux souvenirs pour terminer. Le premier, assez récent. Je déjeunais avec d’autres amis d’une association ayant un rapport avec la guerre d’Algérie. Face à moi, un ex-appelé. La conversation roulait sur ce conflit, et d’un seul coup, l’homme se mit à pleurer : « J’étais aux Jeunesses communistes avant de partir là-bas, cela ne m’a pas empêché d’y commettre des saloperies ! »

Second souvenir beaucoup plus ancien. Fin des années soixante. Je travaillais à l’hôpital psychiatrique d’Alençon. J’étais de garde ce week-end-là. Un alcoolique, ex-appelé et tortionnaire, se présenta, pour se faire hospitaliser pour la énième fois… J’en référais à mon supérieur hiérarchique, le médecin de garde. Celle-ci m’ordonna de le mettre dehors. J’essayais de tergiverser « Viens le voir au moins ! ». Rien à faire !J’expulsais notre patient. Le lendemain, nous apprîmes qu’il s’était pendu !


 

1) Voir l’article de Charles Silvestre dans ce numéro d’ANV.

2) Unité militaire française spécialement chargée de la torture.

3) Soldat, peut-être… tortionnaire, jamais !,2003, Éd. Scripta, 4rue du Lubéron, 30230 Bouillargues.

4) 4 acg : Anciens appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre. Site : www.4acg.org


Article écrit par Jacques Inrep.

Article paru dans le numéro 161 d’Alternatives non-violentes.