« Je ne suis pas celle que vous croyez ». Notes sur le préjugé

Auteur

Christian Robineau

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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D’où provient un préjugé ? À quoi sert-il ? Mieux le comprendre permet d’y réagir. Il n’y a pas que les Corses qui soient victimes de préjugés ; les Bretons, les Basques, les Parisiens… y échapperaient-ils ?

« Au lendemain de chaque affaire, c’est la Corse qui est convoquée dans l’actualité. Sous le feu de stéréotypes et de préjugés, elle reçoit au passage une de ces raclées médiatiques dont elle a le privilège. En chacun de nous résonne cet écho : “ce sont les Corses, ils ne sont pas comme nous1 . »

À quoi répond souvent cet autre écho : « Mais pas du tout : nous, les Corses, ne sommes pas comme ça. » Autrement dit, le préjugé, ce serait tout ce que les autres pensent — en mal — à notre propos, parce qu’ils ne nous connaissent pas. Sous-titre : bien évidemment, s’ils nous connaissaient vraiment, leur jugement ne manquerait pas de s’inverser.

Il ne s’agit pas ici de dénier que les Corses, comme tant d’autres — juifs, arabes, homosexuels, etc. —, se voient régulièrement stigmatisés par des préjugés dont Jean-François Bernardini montre abondamment les conséquences délétères 2 . Pour autant, cela n’interdit pas de se demander si une conception du préjugé qui réduirait celui-ci aux effets d’un simple défaut d’information constitue la manière la plus pertinente d’appréhender le phénomène… et d’avoir une quelconque prise sur sa réalité.


Préjugés sur le préjugé


« Les Espagnols sont un peuple fier et ombrageux, avec un tout petit cul pour éviter les coups de corne. » Pierre Desproges 3

« Juger » signifie, dans ce contexte, attribuer une qualité positive ou, le plus souvent, négative à un groupe humain. Mais que veut dire « pré-juger » ? Juger avant, certes. Mais avant quoi ? La conception commune du préjugé comme jugement pré-conçu suppose que ledit jugement soit formulé avant que l’on ait acquis une connaissance « réelle », ou « suffisante » de ce qui est jugé. Pour le dire simplement : on parle sans savoir… et donc à tort.

Or cette idée soulève au moins trois questions délicates. Premièrement, à partir de quelle quantité (ou qualité) d’informations peut-on estimer « connaître » une situation et donc se trouver prémuni contre le risque de la pré-juger ? Deuxièmement, si, comme l’avançait ironiquement Raymond Aron, « La formule “l’idéologie est l’idée de mon adversaire” serait une des moins mauvaises définitions de l’idéologie 4 », l’on pourrait ajouter : « le préjugé est l’idée fausse que se fait de moi mon adversaire ». Mais comment prétendre détenir à tout coup la vérité sur soi-même, davantage, en tout cas, qu’un autre, fût-il un adversaire ? Troisièmement, peuton accorder crédit à l’idée selon laquelle il suffirait de combler un manque d’information pour que le préjugé se dissolve comme par enchantement ?

Si elle comporte évidemment une part de vérité, cette conception du préjugé présente pourtant une insuffisance criante. Chacun dénonce en effet — chez les autres — l’usage du préjugé, convaincu que ce dernier constitue le plus court chemin vers l’énoncé des stupidités les plus affligeantes et les plus erronées. Mais alors, pourquoi n’a-t-il pas été, tel le virus de la variole, éradiqué depuis lurette par quelque campagne mondiale d’hygiène intellectuelle ? Tout simplement, sans doute, parce qu’il sert à quelque chose. Et ce n’est qu’en explorant un peu les fonctions essentielles qu’il remplit pour la vie psychique individuelle et groupale que l’on peut espérer atténuer ses effets. Examinons donc trois de ces fonctions.


Catégoriser, généraliser


« En Sudafriquie, tous les Européens pratiquent la ségrégation, à part Ted. » Pierre Desproges

« Les Corses sont violents » est le fruit de deux processus cognitifs — catégorisation, généralisation — que nous utilisons constamment. Par exemple, l’énoncé « Les chaises ont quatre pieds et un dossier » permet de différencier les chaises des tables (qui peuvent avoir quatre pieds mais, généralement, assez peu de dossiers). Et, par conséquent, de choisir le meuble sur lequel nous allons nous asseoir dans un restaurant sans nous faire illico jeter à la rue par des serveurs offusqués de notre évident manque de savoir-vivre. Ce double processus cognitif est essentiel, non seulement à notre déjeuner, mais en permanence à toute notre appréhension du réel : il nous permet à la fois d’utiliser notre expérience et de classer les situations nouvelles dans des cadres déjà connus, nous évitant ainsi d’avoir à réapprendre le monde à chaque seconde de notre existence. En cela, il constitue une extraordinaire économie d’énergie psychique.

La difficulté provient ici du fait que les cadres nous permettant de généraliser et de catégoriser ne sont pas tous, loin s’en faut, le fruit d’une expérience personnelle mais nous ont le plus souvent été transmis, et que nous les avons intégrés sans toujours avoir eu l’occasion d’en vérifier la pertinence. C’est là que réside le préjugé. « Les Corses sont fainéants », par exemple, est une catégorisation/généralisation que bien peu de personnes ont construite par elles-mêmes mais qui résulte d’une transmission (par exemple à l’occasion d’une fréquentation un peu trop assidue du Café du Commerce). Et sa persistance provient de ce qu’il demeure beaucoup plus économique, psychiquement parlant, de continuer à penser le monde avec les cadres dont nous disposons déjà que de reconstruire ceux-ci dès qu’un élément nouveau paraît en infirmer la validité.

 

Anticiper, prédire


« Pour se nourrir, les Japonais mangent du riz sans blanquette ! J’en ris encore. » Pierre Desproges

Pour tout humain, l’imprévisible et l’inconnu — particulièrement la rencontre de l’altérité — sont sources d’angoisse. Le risque est alors celui du débordement, de l’envahissement, de la sidération, du traumatisme. Une activité psychique fondamentale consiste donc dans la préparation à l’affrontement des événements qui pourraient se produire, afin d’être en mesure d’y répondre sans désorganisation excessive.

Deux modalités principales de cette activité sont à différencier 5 . L’anticipation est une manière d’imaginer les avenirs virtuels susceptibles de s’actualiser, une préparation souple et ouverte à la survenue de l’imprévu et de l’imprévisible, qui permet de contenir l’angoisse. La prédiction, elle, vise à abolir l’angoisse par déni de l’existence de l’imprévisible. Quand, inévitablement, celui-ci se produit tout de même, le résultat ne peut-être que le traumatisme — ou le maintien du déni. Le préjugé peut être ainsi pensé comme un processus d’anticipation qui se rigidifie, qui se dégrade en prédiction. Dans cette perspective, ce qui devient le plus dangereux psychiquement n’est pas que des Corses soient violents mais que, contrairement à ce que laissait prévoir le préjugé, certains pourraient bien ne pas l’être…


Construire et préserver l’identité


« Il y a deux sortes de Belges : les Wallons, qui sont assez proches de l’Homme, et les Flamands, qui sont assez proches de la Hollande. » Pierre Desproges

Le préjugé existe dans sa version individuelle mais, le plus souvent, il est une production groupale. Plus : il sert à la construction et au maintien de la cohésion du groupe, selon deux modalités.

Premièrement, l’énoncé d’un préjugé négatif concernant un groupe autre que le sien signifie : « Puisque les membres de tel groupe (auquel je n’appartiens pas) sont porteurs de tel défaut, les membres de mon groupe n’en souffrent pas. » Ainsi, en définissant péjorativement les caractéristiques d’un groupe auquel je n’appartiens pas, je définis, par opposition, les caractéristiques du groupe dont je me revendique, et je me définis donc moi-même 6 . Remettre en cause le préjugé, c’est alors risquer de menacer l’identité de mon groupe d’appartenance, et donc ma propre identité.

Deuxièmement, le préjugé permet également à un groupe de projeter à l’extérieur de soi la haine qui risquerait de le fracturer. « Les Corses sont violents » nous protège de l’idée que nous-mêmes pourrions l’être, les uns contre les autres, à l’intérieur même de notre propre groupe. C’est le « narcissisme des petites différences » évoqué par Freud, d’autant plus intense qu’il permet à des groupes très voisins de mutuellement se distinguer : « Il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression 7 . »


Tarir la source


« Les Italiens sont tous des voleurs. Ils n’arrêtent de manger des nouilles que pour voler. Personnellement, il m’arrive souvent de voyager à travers l’Italie. Eh bien, je peux témoigner qu’on ne m’a jamais rien volé. Quelle chance inouïe, ne croyez-vous pas ? » Pierre Desproges

L’intégration d’informations inédites est une condition nécessaire à la réduction du préjugé qui n’a, sans cela, aucune raison de se modifier. Toutefois, en faire une condition suffisante apparaît bien illusoire : comme nous l’avons vu, le préjugé ne résulte pas d’une simple absence d’information mais remplit à la fois

  • une fonction de connaissance (catégorisation et généralisation permettant une économie d’énergie psychique) ;
  • mais aussi une fonction de méconnaissance active (mécanisme de défense contre l’angoisse suscitée par l’inconnu et l’imprévisible) ;
  • enfin, une fonction de définition identitaire individuelle et groupale.

Si le préjugé s’avère consubstantiel à la vie psychique, il est vain d’escompter l’éradiquer. Néanmoins, l’on peut espérer en diminuer les effets destructeurs, ce de deux manières.

D’une part, de même que la non-violence, pour être efficace, vient remplir par des moyens différents certaines fonctions assumées par la violence, on peut imaginer favoriser le développement de moyens qui viendraient remplir différemment les fonctions exercées par le préjugé (notamment en visant l’élaboration de l’angoisse devant l’inconnu et la reconnaissance mutuelle des identités collectives).

D’autre part, les préjugés, apparentés en cela aux idéologies 8 et aux systèmes d’idées doctrinaires 9 , dont ils sont parties constituantes, doivent leur nuisible pérennité, à la fois, à leur ancrage dans des processus essentiels à la vie psychique et à l’angoisse qui a provoqué la rigidification de ces derniers. Agir sur les causes de cette angoisse, c’est alors permettre que le préjugé voie se tarir sa principale source d’énergie, s’assouplisse, se transforme, soit rendu un peu plus perméable au réel, et donc perde enfin une part de son redoutable pouvoir de momification de la pensée.


1) Jean-François Bernardini, NV-Day 2013, Porte ouverte à la non-violence, éd. AGFB, 2013, p. 24.

2) Outre le texte cité à la note précédente, on peut renvoyer à Jean-François Bernardini, La Corse invisible, sans indication de lieu, éd. AGFB, 2013, dont le fil conducteur est justement la question du préjugé.

3) Toutes les citations de Pierre Desproges sont extraites de Les Étrangers sont nuls, Paris, Seuil, 1992.

4) Raymond Aron, « L’idéologie » (1937), rééd., Revue européenne des sciences sociales, 1978, T. 16, n° 43, p. 35.5) Cf. Sylvain Missonnier, Devenir parent, naître humain. La Diagonale du virtuel, Paris, Puf, 2009, notamment pp. 61-88

5) Cf. Sylvain Missonnier, Devenir parent, naître humain. La Diagonale du virtuel, Paris, Puf, 2009, notamment pp. 61-88.

6) René Kaës (dir.), Différence culturelle et souffrance de l’identité, Paris, Dunod, 1998.

7) Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture (1929), trad. fr. P. Cotet, R . Lainé, J. Stute-Cadiot, Paris, Puf, 1995, p. 56.

8) René Kaës, L’Idéologie, études psychanalytiques. Mentalité de l’idéal et esprit de corps, Paris, Dunod, 1980.

9) Edgar Morin, La Méthode, T. 4. Les Idées. Leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation, Paris, Seuil, 1991, notamment pp. 129-149.

 

« Lorsque certains continentaux découvrent que je suis corse, leurs réactions oscillent entre la sollicitude effrayée et la moquerie aigre-douce. « Vous n’avez pas peur d’aller dans l’île ? » ou « J’espère que votre bombe est désamorcée. ». Oui, la Corse traîne comme un boulet sa réputation séculaire de violence. Je réplique que les Corses, accusés de complicité avec la violence, en sont en réalité les premières victimes. Ils en sont aussi les premiers adversaires, par leur implication grandissante dans le mouvement associatif, lieu de construction d’une volonté de paix. »

Anne-Cécile Antoni, Corse vivant sur le continent.


Article écrit par Christian Robineau.

Article paru dans le numéro 169 d’Alternatives non-violentes.