Quelles agricultures pour quels liens à la terre ?

Auteur

Annie Le Fur

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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ANNIE LE FUR, ingénieur agronome, a travaillé pendant 15 ans au service du développement de l’agriculture biologique. Elle est aujourd’hui formatrice à l’IFMAN sur la régulation des conflits et, à son compte, sur l’animation et le fonctionnement des organisations paysannes.

La France est le 3e consommateur de pesticides au monde. Elle paie tous les ans une amende faramineuse à l’Europe pour la pollution de ses eaux et les pesticides sont partout. La plupart des pratiques d’élevage et de culture sont décriées par les citoyens. Les « crises » agricoles et alimentaires se succèdent les unes aux autres. Et les agriculteurs sont la catégorie professionnelle qui connaît le plus de suicides en France1. Comment en sommes-nous arrivés là et quelles sont les alternatives aujourd’hui ?

Années 50. Après deux guerres, un objectif s’est im- posé aux politiques : nourrir la France, donc augmenter la productivité agricole. Dans le même temps, l’industrie chimique de l’armement cherchait une reconversion, tan- dis que les paysans aspiraient à plus de reconnaissance sociale. Enfin, l’ensemble de la société poussait à rationnaliser et industrialiser tous les secteurs de l’économie. La technique prenait le pas sur la nature, l’homme pouvait enfin s’affranchir des cycles naturels !

L’INDUSTRIALISATION DE L’AGRICULTURE

La mécanisation et l’industrialisation de l’agriculture ont trouvé là leur terreau. Les stocks d’ammonitrates, jusque-là utilisés comme explosifs, deviennent des engrais, tandis que des défoliants sont reconvertis en désherbants. Les animaux de traits sont remplacés par des tracteurs, les paysans deviennent des « exploitants agricoles ». Le conseil agricole s’organise autour de la nécessité de consommer plus pour produire plus. La quantité de nourriture produite prend le pas sur sa qualité : la nature est traitée en ennemie plutôt qu’en alliée, les animaux sont maltraités au nom de la raison économique et les paysans deviennent les sous-traitants de l’industrie1. La machine s’emballe : il faut nourrir la France, puis l’Europe, puis le Monde !

AGRICULTURE BIO, DURABLE, PAYSANNE...

Des paysans refusent cependant de suivre cette course folle. Les pieds sur terre et la tête dans les chants d’oiseaux, ils creusent alors le sillon d’autres formes d’agriculture : biologique, biodynamique, paysanne, durable...

Ainsi, les agriculteurs biologiques font le choix radical de se passer de produits chimiques de synthèse (et aujourd’hui d’OGM2), et de « nourrir le sol pour nourrir la plante » ; cela est possible en modifiant tout le système de production. Le sol est travaillé en fonction de ses capacités, pour que la plante y puise ses nutriments. Les poules picorent les vers et autres petits animaux, les porcs fouillent la terre et les vaches choisissent les herbes dont elles ont besoin, tous équilibrant ainsi leur alimentation...

La bio3 est certifiée par l’Europe, qui prend le relais du logo AB français. Des marques privées (Nature et Progrès, Biocohérence, etc.), jugeant ces règles laxistes, ont leur propre cahier des charges. En biodynamie (marque Déméter), les paysans s’inscrivent dans un ensemble bien plus vaste, en travaillant non seulement la matière mais aussi les énergies, dans des pratiques innovantes voire étonnantes qui pourraient stimuler la recherche agrono- mique française si cette dernière s’avérait moins dogmatique.

L’agriculture durable s’inscrit dans les trois piliers du développement durable (environnement, économique et social). Elle a vu le jour sous l’égide d’André Pochon en Bretagne, avec en ligne de mire l’autonomie des systèmes de production et la volonté de revaloriser les élevages ba- sés sur l’herbe plutôt que sur du maïs. Ce dernier permet d’améliorer la productivité de l’élevage, mais sa culture exige beaucoup d’eau, de désherbants et d’azote. Son emploi dans la ration des herbivores amène des problèmes de santé et suppose l’ajout de soja importé d’Amérique, avec un bilan environnemental désastreux.

L’agriculture paysanne est centrée sur la place des paysans et la lutte contre leur intégration par l’industrie. « Trois petites fermes valent mieux qu’une grande » : à taille humaine, en lien avec sa terre et son territoire, cette agriculture est celle des femmes et des hommes qui la composent.

L’agriculture paysanne et l’agriculture durable ne sont pas labellisées aujourd’hui : inutile de vous précipiter dans votre supermarché ou votre épicerie, vous ne trouverez pas de « lait paysan » ! Ce sont des démarches portées par des agriculteurs sans contrepartie des consommateurs (sauf parfois en vente directe). C’est à la fois un bien et une limite à l’effort possible.

Enfin, l’agriculture raisonnée a été créée par des agriculteurs désireux de rationaliser leurs intrants (pesticides, engrais, etc.) et des industriels soucieux d’améliorer leur image... Vaste sujet, à l’heure ou une étude vient de démontrer que seuls 0,3% des pesticides atteignent leur cible ! L’agriculture raisonnée évalue les besoins pour gaspiller moins, mais sans changer le rapport à la terre. Elle laisse place aujourd’hui à l’agro-écologie, notion suffisamment floue pour permettre toutes les interpré- tations...

LA TERRE, UN BIEN COMMUN ?

Jacques Caplat1 démontre que l’agriculture biologique pourrait nourrir le monde. Il s’agirait de revoir les pra- tiques agricoles actuelles qui appauvrissent les sols et contaminent les aliments, limiter la consommation croissante de viande2 ainsi que l’afflux dans les pays du Sud de produits agricoles du Nord subventionnés, enrayer les guerres et conflits d’usage et de propriété des terres, etc. Jean Ziegler3, ne dit pas autre chose sur les capacités de la terre : « un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné ». À l’opposé, des protecteurs des animaux américains s’associent avec des industriels pour produire de la viande en laboratoire. La Chine, elle, n’hésite pas à acheter des milliers d’hectares partout dans le monde...

Considérer la terre comme un bien commun permettrait de poser les bases d’une propriété et d’une gestion collectives, comme le propose le mouvement Terre de Liens. L’alternative est la suivante : trouver une manière pacifiée de préserver et partager collectivement ces biens communs que sont l’eau ou la terre, ou rester dans le traditionnel rapport de force, source de conflits et de vio- lences. C’est bien ce que vivent les paysans sans terre en Inde, au Brésil ou ailleurs.

 

1. 36 pour 100 000 selon l’Institut de veille sanitaire (INVS)

1. Aujourd’hui, un agriculteur touche environ 1 centime sur une baguette achetée 1 euro.

2. Organismes génétiquement modifiés.

3. Les agriculteurs bio parlent de « la bio » pour parler de l’agriculture biologique. « Le bio » ramène au produit consommable.

1. Caplat J., L’agriculture biologique pour nourrir l’humanité, Arles, Actes Sud, 2012, 478 p.

2. Il faut en moyenne 7 calories végétales pour produire une calorie animale.

3. Ex-rapporteur sur l’alimentation à l’ONU.


Article écrit par Annie Le Fur.

Article paru dans le numéro 171 d’Alternatives non-violentes.