Histoire d’un phénomène contemporain aux racines lointaines…

Auteur

Marie Peltier

Année de publication

2022

Cet article est paru dans
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Marie Peltier est historienne, essayiste, spécialiste du complotisme. Auteure de L’ère du complotisme. La maladie d’une société fracturée, éditions Les petits matins, 2021.

Pour l’historienne Marie Peltier, le complotisme est un logiciel idéologique qui, face à des événements majeurs et traumatisants, nous donnerait des clés de compréhension simples et aurait pour effet de nous rassurer. Un phénomène symptomatique de notre époque, où l’information n’a jamais été aussi complexe et abondante, qui n’a cependant rien de nouveau. Elle revient avec nous sur les racines et les caractéristiques de celui-ci.

Propos recueillis par Johann Naessens.

Johann Naessens – Bonjour Marie. Lorsqu’on évoque le complotisme aujourd’hui, de quoi parle-t-on exactement ?

 

Marie Peltier – Selon moi, le complotisme, ou le conspirationnisme, c’est d’abord un imaginaire politique qui se caractérise par de la défiance à l’égard de ce qui est perçu comme la parole d’autorité en démocratie. C’est une manière de voir le monde qui repose sur le postulat que cette parole serait le fruit d’une mise en scène au service d’intérêts cachés, profitant à une petite minorité et qui se répand à des degrés divers dans la société. Il n’y a pas d’un côté les complotistes, de l’autre les non-complotistes. Nous pouvons toutes et tous adhérer à cet imaginaire sans même nous en rendre compte. On observe par ailleurs une résurgence du phénomène depuis une vingtaine d’années. Cela est dû à mon avis à une plus grande soif de récit, un besoin accru de comprendre un monde toujours plus complexe. Or, même s’il est une réponse tout à fait problématique, le complotisme vient satisfaire ce besoin en nous donnant l’illusion de mieux cerner l’origine des problèmes. Il est en réalité la marque d’une absence. L’absence d’un récit collectif faisant sens et nous permettant de faire société.

 

J. N. – Vous parlez de « résurgence » du phénomène depuis les années 2000, conséquence d’événements traumatisants : 11 septembre 2001 ; invasions américaines et mensonges de l’administration Bush ; pandémie, etc. Ajoutons à cela l’omniprésence des médias, l’explosion d’internet et des réseaux sociaux : le terreau est propice à la diffusion de ces idées. Or ces événements n’ont pas créé le complotisme. Ils ont renforcé un processus dont les racines sont anciennes…

M. P. – Pour le monde francophone, le complotisme est en effet un mode de pensée assez ancien, impulsé par des acteurs réactionnaires hostiles à l’idée d’émancipation collective, dont l’objectif a toujours été de discréditer celles et ceux qui remettent en question des logiques de domination. Ce n’est pas un hasard si les premières grandes théories de ce type ont émergé au sein des milieux monarchistes et catholiques dans les années précédant la Révolution française. Rapidement, elles ont en effet répandu l’idée que la Révolution était le fruit d’une conspiration initiée par la franc-maçonnerie. La construction de cet imaginaire en réaction à une volonté d’émancipation est d’ailleurs un fil rouge historique selon moi. Un autre moment clé du complotisme, la publication d’un écrit appelé « Les Protocoles des Sages de Sion », se déroule également dans un climat révolutionnaire extrême, celui de la Russie du début du XXe siècle, quelques années avant la chute du Tsar Nicolas II. Ce texte, présenté comme le compte-rendu d’une réunion secrète, annonce un plan pour mettre le monde sous la domination juive. Un faux[1] en réalité dont l’objectif aurait été de convaincre le Tsar de l’imminence d’un complot juif. Ce document rencontre peu de succès initialement mais après la révolution de 1917 et le massacre de la famille impériale en 1918, il est largement diffusé à l’ouest dans les milieux réactionnaires qui voient dans cet assassinat l’expression d’un crime rituel commis par les forces judéo-bolcheviques. Une rhétorique reprise par Hitler dans Mein Kampf puis par le régime nazi avec le génocide juif comme point d’orgue. Ce génocide, peut-être l’événement le plus marquant du XXe siècle par son ampleur et l’horreur qui le caractérise, est la traduction en actes de ce à quoi peut conduire le complotisme, un mode de pensée qui repose sur la logique du bouc-émissaire et qui légitime les pires violences à l’égard des minorités. Rappelons-nous qu’au XIXe siècle, les pogroms et les violences anti-juives s’appuyaient déjà sur cette rhétorique. Après 1945, la révélation du génocide est un choc et on observe une marginalisation du complotisme. C’est le fameux « Plus jamais ça ! ». La lutte contre le racisme et l’antisémitisme devient centrale. On interdit de nombreux ouvrages jugés infamants. Les discours antisémites ou complotistes deviennent inacceptables et n’ont plus leur place dans les débats.

J. N. – Pouvez-vous nous dire en quoi les années 90-2000 ont marqué un tournant et le début d’un « retour en grâce » du complotisme ?

M. P. – Cette période marque une rupture pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le « Plus jamais ça ! » s’est progressivement effacé avec les dernières générations ayant vécu la guerre. Jusque-là la société s’entendait pour dire : « Pas d’extrême-droite ! » En Belgique, nous avons créé ce que nous appelons le « Cordon sanitaire »[2]. En France, le refus de Jacques Chirac de débattre avec Jean-Marie Le Pen lors du second tour des présidentielles en 2002 suivait cette même logique. Ensuite, on assiste à une demande mémorielle autour des récits liés à la colonisation et à une contestation croissante de la domination du modèle occidental ainsi que de l’impérialisme américain. Cela provoque l’émergence d’une rhétorique du « deux poids, deux mesures ». Le 11 septembre 2001 a également contribué à ce tournant, l’événement ayant « réactivé » deux récits sémantiques qui s’opposent : d’un côté, la réaffirmation de la domination occidentale et de la posture civilisationnelle, de l’autre un discours antisystème avec cette idée que l’on nous ment et qu’il existe une vérité cachée, avec toujours en toile de fond l’idée que des gens tirent les ficelles. Enfin, si le complotisme a pu prendre une telle ampleur, c’est aussi en raison du mensonge de l’administration Bush. Une erreur politique majeure à mon sens dont nous ne cessons de payer le prix. Avant 2003, la défiance était déjà forte à l’égard des démocraties. Les attentats de septembre 2001 avaient fait l’objet de nombreux doutes quant à la « version officielle ». 2003 et l’intervention en Irak ont apporté la « preuve » du mensonge. Du pain béni pour les complotistes !

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J. N. – Malgré ses racines anciennes, le complotisme n’est-il pas malgré tout une maladie profondément contemporaine ?

M. P. – Notre époque est en effet une chambre de résonnance fantastique pour ces théories. Les réseaux sociaux influencent nos psychologies collectives et entretiennent de nombreux réflexes de paranoïa et de mégalomanie. Ils favorisent un climat de défiance. Le covid et l’enfermement numérique ont aussi largement exacerbé le phénomène. Je pense également que nous sommes à une étape charnière de l’histoire de nos sociétés démocratiques. Pendant longtemps, nous avons eu le sentiment qu’elles nous amenaient toujours vers du mieux. Or, depuis une vingtaine d’années, ce modèle s’essouffle. Peut-être est-il aussi victime des principes qui l’animent. Le fait de vivre en démocratie nous rend toujours plus exigeants. Nous avons une volonté forte d’améliorer les choses et de faire entendre notre voix. Nous voulons plus de transparence, de cohérence, d’éthique. C’est une bonne chose, mais nos institutions et nos fonctionnements ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux. Il y a donc une déception citoyenne forte et une forme de désaveu. Mais je ne pense pas que la situation soit inextricable. Nous devons continuer à tenter d’améliorer nos institutions. Peut-être devons-nous aussi accepter davantage l’idée qu’elles ne seront jamais parfaites. La gestion de la crise sanitaire est un très bon exemple. Nous sommes toutes et tous particulièrement critiques à l’égard des gouvernant·e·s qui doivent rapidement trouver des solutions tout en gérant les choses avec transparence et équité. Mais dans ce contexte si particulier, la chose est-elle vraiment possible ? Il y a un tas de raisons qui peuvent expliquer les dysfonctionnements. Considérer que ceux-ci sont uniquement le fruit de la connivence entre les dirigeants et « Big Pharma » me paraît être une analyse un peu simpliste. Ces questions sont beaucoup plus complexes en réalité. Les vraies questions à se poser selon moi sont : Comment faire pour concilier cette soif démocratique légitime et des réalités toujours plus complexes ? Que faire de la « désillusion démocratique » ? Il convient aussi d’accepter qu’il n’existe pas de réponse simple. Beaucoup croient aujourd’hui de plus en plus aux solutions simplistes formulées par des mouvements ou des partis autoritaires quitte même à défendre des dictatures. Ériger la Chine comme un exemple dans la lutte contre le covid est une hérésie. Notre déception par rapport au modèle démocratique nous rend vulnérables et donc plus sensibles à toutes ces idées réactionnaires.

J. N. – Pourquoi autant de confusion autour de ces théories ?

M. P. – La confusion est le propre de ces discours. Il s’agit de semer le trouble, d’inverser les réalités. Utiliser des mots pour parler d’une chose alors qu’on défend son contraire. Les spécialistes du fascisme décrivent ces mécanismes de détournement du langage ou dévoiement sémantique. La plupart des conspirationnistes affirment défendre la démocratie et se présentent comme les derniers remparts de la liberté. Depuis que je traite le sujet, beaucoup n’hésitent pas à me traiter de « collabo ». Cette confusion, inhérente à ces discours, est un puissant moteur rhétorique. Historiquement, le trouble et la confusion ont toujours accompagné la montée des pouvoirs autoritaires. C’est pourquoi je suis inquiète sur le plan politique. Après, la question est aussi de savoir qui avance masqué ? C’est tout le problème posé par le complotisme. Car excepté une petite partie de cette mouvance qui s’assume d’extrême-droite, la grande majorité n’a pas conscience du piège idéologique. Beaucoup estiment d’ailleurs ne pas être complotistes et pensent sincèrement défendre des valeurs démocratiques. Or, c’est bien la confusion qui permet de rallier à ces théories des personnes honnêtes dans leur démarche. La manipulation est de haut niveau. Précisons aussi que celles et ceux qui manipulent, que l’on peut parfois comparer à des « gourous » par la fascination qu’ils suscitent, n’ont pas nécessairement la volonté de défendre des idées fascistes. Très souvent, la démarche est essentiellement narcissique. Les conséquences restent les mêmes. Notons enfin que 95 % des « gourous » sont des hommes. Car ce qui est aussi en jeu dans ce processus, c’est un rapport étroit au pouvoir et à la toute-puissance.

J. N. – Quelles sont les solutions pour sortir du complotisme et refaire société ? Vous parlez dans un de vos livres[3] de nous attacher « à la critique de nos propres méthodes et positionnements ».

M. P. – J’insiste sur l’idée de travailler sur nos propres discours. Comprendre ce que l’on met derrière les mots qu’on utilise. Notre époque subit une crise très forte de la parole dans laquelle s’engouffre le complotisme. Il nous faut donc rendre notre parole plus conséquente, plus construite. Globalement, les milieux progressistes ont trop longtemps sous-estimé cette dimension sémantique, peut-être du fait de cet antifascisme perçu à tort comme une évidence. On s’en rend bien compte aujourd’hui avec la banalisation et la montée de discours de plus en plus violents. L’antifascisme est loin d’être une évidence et reste une lutte de chaque instant. Notamment une lutte discursive. Il ne s’agit pas juste d’« aller sur les barricades », mais d’investir avec force le champ du langage et de la sémantique.

 

[1].   Le document a été fabriqué sur une base de plagiat et de déformation de plusieurs textes, notamment des pamphlets antisémites comme La Conquête du monde par les Juifs d’Osman-Bey publié en 1873. Néanmoins la principale œuvre plagiée n’appartient pas à la littérature antisémite. Il s’agit du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, pamphlet publié en 1864 par l’avocat et journaliste Maurice Joly qui dénonçait les dérives du régime de Napoléon III. Retrouvez toutes ces informations en écoutant le podcast de France Culture Les Protocoles des Sages de Sion, le complot centenaire : les faussaires du Tsar diffusé le 2 sept. 2020.

 

[2].   Accord politique tacite passé entre les principales formations belges au début des années 90 visant à exclure les partis d’extrême-droite de toute majorité politique, et notamment le Vlaams Blok (devenu Vlaams Belang en 2004). Toute proposition jugée proche de celles faites par l’extrême-droite, et contraire à la Déclaration universelle des droits de l’Homme, est écartée avant même d’être déposée au Parlement. En Europe, ce cordon est l’un des plus rigides vis-à-vis de l’extrême-droite.

 

[3].   Marie Peltier, L’ère du complotisme. La maladie d’une société fracturée, Les petits matins, nouvelle édition augmentée, 2021, p. 133.

 


Article écrit par Marie Peltier.

Article paru dans le numéro 202 d’Alternatives non-violentes.