Les moines de Tibhirine, « témoins » de la non-violence

Auteur

Jean-Marie Muller

Année de publication

2001

Cet article est paru dans
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Les moines de Tibhirine, « témoins » de la non-violence  (JEAN-MARIE MULLER)

« Dans la Passion de Jésus, il nous faut bien reconnaître le témoignage, le “martyre” de la non-violence. » Christian de Chergé

L’enlèvement, puis l’assassinat des sept moines trappistes de Tibhirine en mai 1996, ont soulevé une émotion considérable, bien au-delà de l’Algérie. Jean-Marie Muller au terme d’une enquête et d’une réflexion approfondie apporte un éclairage sur la pensée et la démarche des « martyrs » de Tibhirine.

Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, des hommes du GIA (Groupement islamique armé) enlèvent sept moines de la Trappe de Notre-Dame de l’Atlas, située à Tibhirine, non loin de Médéa en Algérie. Le 21 mai, un communiqué du GIA annonce leur mort. Les moines savaient qu’ils étaient menacés et s’ils avaient décidé de rester en Algérie, ce n’était pas par goût du martyre, mais parce qu’ils voulaient être solidaires du peuple algérien et qu’ils étaient déterminés à résister à ses côtés.

Ils avaient eux-mêmes été directement confrontés à la menace directe des islamistes. Dans la soirée du 24 décembre 1993, vers 19 h 15, alors même qu’ils s’apprêtent à fêter Noël, les moines reçoivent la « visite » d’un groupe de six hommes armés.

Pendant que trois hommes restent à l’extérieur, trois autres font irruption à l’hôtellerie et demandent à voir le responsable du lieu. Christian de Chergé, le supérieur du monastère, arrive et se trouve face à face avec le chef du groupe. Il refusera de satisfaire à ses exigences, car il n’entend pas céder à la menace. Finalement, les six hommes quittent les lieux sans commettre la moindre violence.

L’exigence évangélique de désarmement

Cette fois, le visage et les mains désarmés de Christian de Chergé ont désarmé ses visiteurs armés. « Expérience vécue, dira-t-il plus tard, qu’en se présentant les mains nues au meurtrier surarmé, il est possible de le désarmer... non seulement en lui donnant de voir de près ce visage d’un frère en humanité qu’il menaçait de mort, mais aussi en lui lais- sant sa meilleure chance de révéler quelque chose de son propre visage caché “dans les profondeurs de Dieu”. » 1

Christian avoue que, ce jour-là, il a eu le sentiment de frôler la mort. Mais après le départ de leurs visiteurs, les moines doivent continuer à vivre : « Nous avons continué en nous disant : on tient encore aujourd’hui, et puis demain, et puis après-demain... Il a fallu nous laisser désarmer et renoncer à cette attitude de violence qui aurait été de réagir à une provocation par un durcissement. » 2 Christian se souvient alors du commandement de Jésus : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » et il se demande quelle prière il peut faire pour le responsable du groupe armé dont la menace continue à peser sur lui et ses frères : « Je ne peux pas demander au bon Dieu : “Tue-le”... Pas possible ! Alors ma prière est venue : “Désarme-le, désarme-les.” Ça, j’ai le droit de le demander. Et puis après, je me suis dit : est-ce que j’ai le droit de demander : “Désarme-le”, si je ne commence pas par dire : “Désarme-moi et désarme-nous en communauté” ? Et, en fait, oui, c’est ma prière quotidienne, je vous la confie tout simplement ; tous les soirs, je dis : “Désarme-moi, désar- me-nous, désarme-les”. » 3

Par cette prière, Christian définit l’exigence évangélique de désarmement qui se trouve au cœur même de la spiritualité chrétienne. En formulant cette exigence, Christian ne radicalise pas l’Évangile, mais il exprime le radicalisme même de l’Évangile. À travers cette spiritualité du désarmement, qui n’est autre que la spiritualité de la non-violence, Christian donne de Dieu ce témoignage essentiel : le Dieu de l’Évangile est un Dieu désarmé qui invite l’homme à se désarmer pour pouvoir désarmer l’autre homme.

Mais il ne faut pas s’y tromper, cette volonté de désarmement ne signifie nullement la résignation de la volonté. Il ne s’agit pas de ne pas résister au méchant et de se soumettre passivement à sa violence. À cet égard, force est de recon- naître que la traduction de la Bible qui fait dire à Jésus dans l’Évangile de Matthieu (5, 39) qu’il ne faut pas résister au méchant est particulièrement malheureuse. Le véritable sens de la parole de Jésus ne peut faire aucun doute ; elle signifie : Ne résistez pas au mal en imitant le méchant. Léon Tolstoï, à qui l’on reproche tout à fait indûment d’avoir fondé une « doctrine de la non-résistance », traduisait toujours ainsi la maxime évangélique : « Ne résistez pas au méchant par la violence. » « Tous les arguments qu’on oppose à la non résistance au mal, souligne l’écrivain russe, viennent de ce qu’au lieu de comprendre qu’il est dit : “Ne t’oppose pas au mal ou à la violence par le mal ou la violence”, on comprend : “Ne t’oppose pas au mal”, c’est-à-dire sois indifférent au mal, alors que lutter contre le mal est le seul but extérieur du christianisme, et que le commandement de non- résistance au mal est donné comme le moyen le plus efficace de lutter contre lui. Il est dit : “Vous êtes habitués à lutter contre le mal par la violence et par la vengeance, c’est un mauvais moyen, le meilleur moyen n’est pas la vengeance mais la bonté”. » 4

Ainsi la volonté de désarmement s’enracine-t-elle dans la volonté de résister avec la plus grande détermination à la vio- lence, à sa logique, à son engrenage, à sa fatalité. Il ne s’agit pas de briser le ressort de la volonté, mais au contraire de le tendre à l’extrême afin de résister à l’emprise de la violence. C’est parce que la contre-violence fait elle-même partie du système de la violence, qu’elle est inefficace pour lutter contre lui. C’est pour cette raison que seule la non-violence permet de lutter efficacement contre ce système.

La non-violence est un risque

Christian situe explicitement le christianisme dans le dynamisme de la non-violence : "Dans la passion de Jésus, affirme-t-il, il faut bien reconnaître le témoignage, le “martyre” de la non-violence. » Ainsi, l’une des questions théologiques les plus fondamentales revient en définitive à une question d’orthographe : comment écrivons-nous le « Dieu dézarmé ». Trop souvent les religions ont écrit le « dieu des armées » avec une faute d’orthographe, c’est-à-dire en trois mots. Le vrai Dieu ne peut être que le « Dieu désarmé » en deux mots. Jésus a désarmé Dieu — plus exactement, il a désarmé les images que l’homme s’est faites de Dieu en l’imaginant à sa propre ressemblance. Jésus a désarmé tous les dieux des armées. Il a renversé les dieux tout- puissants de leur trône et il a témoigné de l’humilité de Dieu, de sa discrétion, de sa courtoisie, de sa non-violence.

La théologie aussi doit être désarmée. Il faut avoir le courage spirituel et l’honnêteté intellectuelle de reconnaître que « l’exigence évangélique de désarmement » vécue et formulée par Christian et ses frères n’a pas eu la place cen- trale qui aurait dû lui revenir dans la doctrine élaborée par l’Église à propos de la paix. Cette doctrine, au contraire, est venue cautionner la logique des armes en préconisant la légitime défense et la guerre juste. Ainsi l’événement de Tibhirine vient-il questionner, mettre en question la doctrine de l’Église à propos de la violence.

La transcendance de l’homme, c’est de craindre le meurtre plus que la mort. La non-violence est un risque, mais c’est précisément ce risque qui donne un sens à la vie et à la mort de l’homme. La transcendance de l’homme, c’est cette possibilité de prendre librement le risque de mourir pour ne pas tuer, plutôt que de prendre le risque de tuer pour ne pas mourir. C’est ce risque-là que les moines de Tibhirine ont pris en toute connaissance de cause, non pas parce qu’ils avaient le goût du martyre, mais parce qu’ils avaient le goût de la liberté. Car l’amour les avait rendus libres. 

1) La Croix, 21 mai 1997.
2) Christian de Chergé, L’invincible espérance, Paris, Bayard, 1997 p. 298. 3) Causerie du 8 mars 1996.
4) Léon Tolstoï, Les rayons de l’aube, Paris, Stock, 1901, p. 36.

BIBLIOGRAPHIE

• Frère Christophe, Le souffle du don, Journal, Paris, Bayard/Centurion, 1999.

• Christian de Chergé, L’invincible espérance, Paris, Bayard/Centurion, 1997.

• Pierre Claverie, Lettres et messages d’Algérie, Paris, Karthala, 1996.

• Jean-Marie Muller, Les moines de Tibhirine, « témoins » de la non-violence, Éditions Témoignage Chrétien, 1999.

• Marie-Christine Ray, Christian de Chergé, Prieur de Tibhirine, Paris, Bayard/Centurion, 1998.

 

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Article écrit par Jean-Marie Muller.

Article paru dans le numéro 119 d’Alternatives non-violentes.