Une mondialisation, fondée sur l’épanouissement des personnes, des cultures et la solidarité, s’avère possible, donc préférable.
RENÉ PASSET, Professeur émérite d’économie à l’Université Paris 1-Panthéon- Sorbonne, auteur notamment de L’Illusion néolibérale, Fayard, 2000 ; Éloge du mondialisme par un « anti » présumé, Fayard, 2001 ; Une économie de rêve, Mille et une nuits Fayard, 2003.
Ce n’est pas d’un modèle alternatif de mondialisation qu’il sera question ici, mais d’une conception de la mondialisation pouvant concerner plusieurs modèles alternatifs. Hier, lorsque l’appareil productif ne couvrait pas les besoins humains fondamentaux des individus et ne menaçait pas la pérennité de la nature, la satisfaction des besoins humains se trouvait dans sa performance. C’est à juste titre que l’économie fondait ses critères d’efficacité sur ce que l’on appelle « rationalité instrumentale ». Il n’en va plus de même aujourd’hui : d’une part, en moyenne et globalement, la production mondiale peut couvrir tous les besoins fondamentaux de la planète, alors que plus de huit cent millions de personnes sont sous-alimentées et que les écarts entre revenus extrêmes ne cessent de s’accroître ; d’autre part, la croissance, telle qu’elle est conçue, s’effectue au détriment de la nature. Le problème prioritaire n’est plus de production mais de partage : partage entre peuples et individus au sein d’une génération, de même qu’entre générations. Or l’économie n’a pas de réponse à ces problèmes car il n’y a pas de théorie économique de la répartition optimale. La question se pose dans le champ des valeurs. La « rationalité instrumentale », désormais obsolète, doit céder la place à une rationalité fondée sur les finalités humaines de l’écono- mie. C’est à la lumière de ce constat que je voudrais ré-examiner le problème de la mondialisation.
Soient deux unités semblables d’un même bien — du blé par exemple — offertes sur le marché international. Il y a deux façons de les regarder :
- On peut voir la chose elle-même : de ce point de vue, rien n’autorise à favoriser l’un par rapport à l’autre ; donc « que le meilleur gagne » ; le meilleur, c’est celui qui sera offert au plus bas prix ; on se trouve donc dans une logique de compéti- tion ; cette conception conditionne la politique de mondialisation telle que la conçoivent les grandes institutions internatio- nales comme la Banque mondiale, le FMI ou l’OMC.
- On peut aussi voir les hommes et les femmes qui ont produit cette marchandise, les conditions dans lesquelles ils l’ont fait et les enjeux que l’échange comporte pour eux. Le critère humain place au premier rang, l’impératif de satisfaction prioritaire des besoins fondamentaux de la population. Ceux-ci découlent de la notion de « coûts de l’homme », tels que les définissait François Perroux ou des indicateurs de développement humain du Pnud, ainsi que des impératifs de bien-être et d’épanouissement de la personne. À une logique de concurrence se substitue alors une logique de solidarité. La justice ne s’exprime plus par l’identité de traitement, mais par la différenciation, à l’avantage du plus défavorisé.
Le regard des choses a sa rigueur et sa rationalité, dont la cohérence interne ne saurait être contestée.
Ses implications se retrouvent dans les principes fondamentaux autour desquels s’élabore la mondialisation néo-libérale. Ils étaient hier au cœur de la tentative avortée d’ Accord multilatéral sur l’ investissement (AMI) ; ils réapparaissent aujourd’hui dans les efforts que déploient le FMI ou l’OMC pour imposer au monde l’ordre néo-libéral.
- Division internationale du travail en fonction de la dotation naturelle en facteurs de chaque pays. La compétition et la recherche du meilleur coût impliquent l’utilisation la plus efficace possible, par chaque nation, des ressources dont la nature l’a dotée. Que le Portugal, au XIXe siècle, selon Ricardo, favorisé par le climat et la main-d’œuvre, produise essentiellement du vin, cependant que l’Angleterre, moins ensoleillée mais plus riche en capital, se spécialise dans la fabrication du drap... Les ressources du globe seront utilisées avec le maximum d’efficacité. Tout le monde y gagnera et le produit mondial sera plus élevé. C’est la conviction qu’ affirment encore aujourd’ hui les grandes organisations internationales.
- Clause de la nation la plus favorisée. Si la compétition est la règle, il ne faut pas en fausser le résultat. La règle qui en découle automatiquement sera donc de n’accorder à aucune nation quelque avantage qui ne s’étende automati- quement à l’ensemble des autres nations.
- Clause du traitement national. Ce qui précède s’applique évidemment à chaque nation dans ses rapports avec ses propres entreprises. Elle ne doit pas favoriser celles-ci par rapport aux entreprises étrangères ; d’ où l’ interdiction de toute subvention, aide ou intervention publique susceptible de fausser la compétition. La règle sera donc la privatisation et la soumission aux lois de la régulation marchande de toute activité susceptible d’être assurée par le marché.
- Libre circulation des capitaux dans le monde et libre fluctuation des cours de change. C’est la libre circulation qui, nous dit-on, permettra aux capitaux d’exploiter partout les avantages comparatifs, en se portant là où ils sont néces- saires. De son côté la libre fluctuation du cours des devises, en fonction de l’offre et de la demande, assortie de la libre spéculation devait avoir, selon Monsieur Friedman, un effet stabilisateur : les devises seraient immédiatement vendues ou achetées dès que leur cours s’éloignerait du niveau de parité qui égalise leur pouvoir d’achat en tout point du globe.
Ce n’est donc pas la cohérence interne de cette approche que nous contestons, mais les fondements mêmes de la rationalité sur laquelle elle repose.
Le regard des finalités humaines aboutit, non moins rationnellement, à des conclusions radicalement opposées.
De la compétition nous passons, comme nous l’avons dit, à la solidarité.
- Aux avantages comparatifs — soi-disant naturels — s’oppose alors le droit des peuples à construire leurs avantages comparatifs. Car ces derniers n’ont rien de naturel et se construisent. Aujourd’hui plus que jamais, un seul facteur — le capital technique — écrase tous les autres. L’agricul- ture, par exemple, n’était-elle pas l’activité de main-d’œuvre par excellence, fortement conditionnée par les fac- teurs naturels de sol et de climat ? Or que constatons-nous, sinon l’écrasante supériorité de l’agriculture industrialisée avec des rendements par tête infiniment supérieurs à ceux des modes de production traditionnels ? Il ne s’agit donc plus de se soumettre à des conditions soi-disant naturelles, mais de mettre les populations les plus défavorisées en mesure de se doter du seul facteur qui leur permettra de construire leurs « avantages comparatifs ». Or, ce n’est pas par l’ouverture qu’ils pourront y parvenir, mais en se protégeant comme l’ont fait dans le passé les nations aujourd’hui développées... ou, plus récemment, les nations dites émergentes, comme la Corée du Sud, la Chine ou l’Inde.
- À la clause de la nation la plus favorisée s’oppose le droit des peuples à se constituer en communautés économiques d’intérêts complémentaires et protégés en leur pourtour. Au nom de quelle rationalité humaine interdirait-on aux plus défavorisés de se rassembler librement pour construire ensemble — en se protégeant — les bases de leur développement humain, comme l’ont fait, en leurs débuts, tous les pays aujourd’hui développés ? Tel était l’esprit de l’Europe du Traité de Rome qui, en 1957, mettait en œuvre la construction, non point d’un simple traité de libre-échange, mais d’une communauté appelée à réduire progressivement ses barrières et ses disparités intérieures, tout en se différenciant de l’extérieur par une clause de préférence communautaire. Au nom de quelle rationalité humaine veut-on aujourd’hui imposer à l’Europe de se dissoudre dans une vaste zone de libre-échange international où elle perdrait sa personnalité, c’est-à-dire sa raison d’être ? L’Europe est porteuse d’une histoire, d’une tradition et d’une conception de l’homme qui lui sont propres. Au nom de quoi lui interdi- rait-on de les affirmer ? Au nom de quelles valeurs humaines interdirait-on, à tout groupe de nations sous-développées, de mettre en commun leurs efforts pour amorcer leur développement ?
De quelle égalité de traitement enfin, nous parle-t-on, lorsque pour la première fois dans l’histoire humaine, une nation, et une seule, est en mesure d’imposer unilatéralement sa loi à toutes les autres, dans tous les domaines (politique, militaire, économique, culturel...) ? Interdire d’organiser toute préférence de zone, est-ce favoriser l’égalité des conditions ou se soumettre à l’impérialisme du dominant ?
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À la préférence nationale s’oppose le droit des peuples à satisfaire par eux-mêmes leurs besoins fondamentaux. Quand la libre concurrence aboutit à la ruine des agricul- tures vivrières des pays pauvres, ce que l’optique des finali- tés humaines suggère de considérer, ce n’est pas l’accroissement de productivité lié à l’expansion de l’agriculture moderne. C’est la dépendance alimentaire et la famine des populations privées de leur moyen d’existence et ne possé- dant pas les moyens de se reconvertir vers d’autres activités. Ce qui s’impose alors, c’est le droit à la souveraineté alimentaire des peuples, garanti par la protection aux frontières contre la concurrence des agricultures industrialisées et... subventionnées (au nom de l’égalité des conditions ?) notamment par l’Europe et les États-Unis.
L’éducation, la santé, la culture ne produisent pas de « l’avoir » mais de « l’être ». La Charte des Nations unies proclame la supériorité des droits fondamentaux de la personne sur toute autre convention et notamment commercia- le. Dans le même esprit, les « biens communs de l’humanité » : l’air, l’eau, le génome, le savoir, la culture (« patrimoine de l’humanité », disait Pasteur) par essence appartiennent à tous ; au nom de quel impératif humain les soumettrait-on aux régulations de l’appropriation privée et de la régulation marchande ?
L’intérêt général ne se réduit pas à une simple addition d’intérêts individuels. La rentabilité d’un équipement collectif ne s’exprime pas dans le court terme à travers le compte d’exploitation de l’unité productive qui en assume la charge, mais dans le long terme par son impact sur le produit national. Le marché, lui, ne comptabilise que les impacts monétaires le concernant directement ; et l’actualisation, en dépréciant le futur, rétrécit son horizon prévisionnel. Au nom de quoi veut-on en faire le grand régulateur... de ce qu’il ne sait pas réguler ?
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À la libre circulation des capitaux dans le monde s’oppose le droit des peuples à se protéger contre les entrées et sorties brutales qui déstabilisent durablement les économies et les sociétés. Et le devoir des riches est de les aider. Un seul exemple, l’Asie du Sud-Est : entre les afflux massifs en 1996 de capitaux attirés par quelque Eldorado illusoire et les sorties non moins massives de 1997, la différence représente 11 % des produits nationaux de la région ; la crise qui s’ensuit chasse 13 millions de personnes de leur emploi, en Indonésie, les salaires réels chutent de 40 à 60 % et la Banque mondiale ajoute que, dans ce même pays, 1,5 millions d’enfants auraient quitté l’école, cependant qu’en Corée du Sud le taux de pauvreté passait de 8,6 % à 14,8 %... Où est la spéculation stabilisatrice de Monsieur Friedman ? Qu’il nous soit permis de penser que la prise en compte des finalités humaines du développement justifierait le rétablissement du contrôle des États sur les entrées et sorties de devises dont ils font l’objet.
Au droit des peuples riches de faire fructifier sans contrôle leurs capitaux dans le monde, le regard de la finalité humaine conduit à substituer le devoir de les aider, par l’annulation de la dette internationale qui les saigne à blanc, par les suppressions des « Plans d’ajustement structurels » qui les étranglent et par l’aide publique internationale qui seule peut leur donner les moyens de réaliser leurs investissements de base à rendement différé sans lesquels il n’est aucun démarrage possible du développement. À la froide logique des chose mortes, nous avons la faiblesse de préférer cette économie-là, fondée sur la solidarité des peuples.
Certains nous objectent une prétendue inefficacité d’une telle mondialisation à finalité humaine en comparaison du système fondé sur la rationalité instrumentale. Ont-ils réfléchi au coût de cette dernière ? Le chômage, l’exclusion sociale, la désagrégation du tissu social, les grands fiascos (Enron, Andersen, Tyco...) révélant la perversion profonde du système, les grandes fusions suivies de non moins grandes catastrophes, les patrimoine boursiers qui s’envolent en fumée, la destruction de l’environnement, le terrorisme favorisé par la misère des peuples et financé par l’argent du blanchiment et des paradis fiscaux... Tout cela n’aurait donc aucun prix pour les appareils productifs ? Si l’on en tient compte, jurerait-on encore que la balance de l’efficacité penche du côté de la rationalité instrumentale ? La mondialisation à finalité humaine, ce n’est pas une question de bons sentiments, mais surtout de raison ; pardon, je voulais dire « de rationalité »... ❏