Auteur

Bernard Quelquejeu

Année de publication

2003

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Hannah Arendt rompt l’héritage de la philosophie occidentale qui, de Platon à Marx, conçoit le pouvoir comme un pouvoir-sur. Elle propose de penser le pouvoir comme un pouvoir-en-commun, ce qui offre des ressources nouvelles pour fonder une philosophie politique de la non-violence.

BERNARD QUELQUEJEU, Professeur d’éthique philosophique à l’Institut catholique de Paris. ANV présente ici les extraits majeurs de l’article « La nature du pouvoir selon Hannah Arendt », paru dans son intégralité dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, n° 3, tome 85, juillet 2001, Paris, Vrin.

Du « pouvoir-sur » au « pouvoir-en-commun »

Pourquoi s’intéresser à la pensée politique de Hannah Arendt, en particulier à son concept de pouvoir, inlassablement déployé tout au long de son œuvre ? Pour deux raisons, qui se cumulent aisément. La première : parce que la compréhension du pouvoir qu’elle nous propose est profondément originale. H. Arendt se sépare, sur cette question, de la quasi-totalité de la philosophie politique, de Platon à Max Weber, pour qui le rapport politique se définit comme rapport entre gouvernants et gouvernés, lequel à son tour s’analyse en termes de commandement et d’obéissance, et finalement de domination. À ses yeux, il y a dans cette définition une erreur sur la nature même du politique, quand on le comprend en termes de domination, c’est-à-dire de subordination d’une volonté à une autre. La domination, c’est pour Arendt une interprétation falsifiée et falsifiante du pouvoir, entendu comme pouvoir de l’ homme sur l’ homme. C’ est contre une immense tradition, qui couvre, disais-je, la quasi-totalité de la pensée politique, qu’Arendt se propose de penser le pouvoir. Les enjeux de son effort se saisissent facilement : H. Arendt, qui publie en 1951 un maître-livre, Les Origines du totalitarisme, duquel toutes ses autres œuvres, d’ une façon ou d’ une autre, dérivent, pense après les expériences totalitaires du vingtième siècle. « L’événement totalitaire a manifestement pulvérisé nos catégories morales, ainsi que nos critères de jugements moraux 1. »

Notre auteur s’est toujours défendue d’être un philosophe, préférant se dire « professeur de pensée politique 2 ». Elle entendait rompre avec la tradition philosophique née avec Platon et close avec Marx : les expériences totalitaires du vingtième siècle avaient, selon elle, montré l’impuissance de cette tradition à saisir la réalité : « La domination totalitaire en tant que fait institué, lequel, en ce qu’il est sans précédent, ne peut être compris à l’aide des catégories usuelles de la pensée politique, [...] a rompu la continuité de l’histoire occidentale. La rupture dans notre tradition est maintenant un fait accompli » écrit-elle dans La Tradition et l’âge moderne 3. Ouvrir une grande polémique avec la quasi-totalité de la philosophie politique occidentale, voilà le geste inaugural de la pensée arendtienne, celui qui lui confère une indéniable originalité : et c’est bien là une première raison de s’intéresser à un tel effort.

Il est une seconde raison de s’intéresser à la conception qu’Arendt propose concernant le pouvoir : c’est que sa méditation jette une vive lumière sur les phénomènes de la violence, et constitue donc une contribution précieuse pour tous ceux qui ne prennent pas leur parti des violences de nos sociétés et s’efforcent d’œuvrer à un traitement négocié, non-violent, des conflits inhérents à toute vie sociale et poli- tique. « Tous les théoriciens politiques, aussi bien de droite que de gauche, s’accordent à reconnaître que la violence n’ est rien d’ autre que la manifestation la plus évidente du pouvoir. [...] Cet accord général est fort étrange 4. » Dans une formulation qui apparaît paradoxale au premier regard, Hannah Arendt soutiendra au contraire que c’est quand le pouvoir manque que la violence tend à occuper le terrain ; mais elle ajoute aussitôt que celle-ci manifeste sa totale incapacité à instaurer quelque lien politique que ce soit : « Le règne de la pure violence s’ instaure quand le pouvoir commence à se perdre » (slv, p. 154) et « La violence peut détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de le créer » (slv, p. 157). On le pressent : une distinction ferme et constante entre pouvoir et violence constitue un lieu privilégié de sa pensée politique, privilégié en ce sens qu’il permet de rencontrer sur ce thème la plupart des difficultés auxquelles cette pensée s’affronte.

Refuser de définir le pouvoir comme domination de l’homme sur l’homme, et refuser de voir dans la violence la manifestation la plus évidente du pouvoir : voilà une pensée originale, qui ne peut manquer d’ exciter l’ intérêt. Si le pouvoir est irréductible aux rapports de domination, qu’est-il ? Qu’ est-ce que cette force vive du pouvoir qui, lorsqu’ elle s’éclipse, laisse précisément place à la violence ? La réponse à ces questions ne peut laisser indifférent le citoyen ou l’homme politique soucieux de mettre fin à toutes les institutions qui perpétuent la domination de l’homme sur l’homme et, plus encore, le militant soucieux d’œuvrer à l’avènement d’une société démocratique correspondant aux réquisits de la non-violence, et donc fondée sur l’association volontaire, la participation aux décisions collectives, le débat public et les institutions constructives adaptées à la résolution, ou du moins à la régulation non-violente des conflits qui forment le tissu des affaires humaines.

Le principal texte d’Arendt auquel, en commençant, nous nous référerons est l’article « Sur la violence », daté de 1970, où se trouve, avec la précision et la concision souhaitables, exposée sa conception du pouvoir, sous la forme de défin tions presque formelles, qui permettent de distinguer le pouvoir d’autres réalités voisines, comme la puissance, la force, l’autorité et la violence. Bien entendu, il nous sera nécessaire, chemin faisant, d’ aller puiser dans d’ autres œuvres des précisions nécessaires ou des prolongements souhaitables.

Le pouvoir, traditionnellement interprété en termes de domination

Avant de proposer ses propres vues, Hannah Arendt commence par remarquer qu’il existe un très large consensus, parmi les auteurs de science ou de philosophie politiques, pour comprendre le pouvoir, dans le domaine social et plus spécialement politique, en termes de domination de l’homme sur l’homme. En remarquant que l’acception la plus fréquente et la plus immédiate du pouvoir est d’être la propriété ou l’instrument de celui qui gouverne, qui conduit les affaires, qui commande, Arendt se plaît à citer, par mode d’évocation, quelques définitions qui illustrent cet étrange consensus. Voltaire : « Le pouvoir, c’est la possibilité de faire faire à d’autres ce qui me plaît. » Max Weber assure que le pouvoir est présent chaque fois que je puis « avoir la chance de faire prévaloir ma volonté sur la résistance d’autrui ». On n’est pas très loin de la célèbre définition de la guerre par Clausewitz : « Un acte de violence visant à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. » Même Bertrand de Jouvenel, dans son livre Du pouvoir 5, dont Arendt juge qu’« il est le plus remarquable et en tous cas le plus intéressant des ouvrages récents traitant du sujet », affirme finalement que « commander et être obéi : ce qui est la condition nécessaire pour qu’il y ait Pouvoir, et la condition suffisante, ce sans quoi il n’existe pas : cette essence, c’ est le commandement ». Tous ces auteurs sont d’ accord pour affirmer que la caractéristique essentielle du pouvoir réside dans l’efficacité du commandement, ce qui les conduit, par là-même, à définir la violence comme la plus flagrante manifestation du pouvoir. Ils ont tous en commun, « de la droite à la gauche, de Bertrand de Jouvenel à Mao Tse Toung » (slv, pp. 137-138), de concevoir la nature du pouvoir comme la propriété individuelle de celui qui commande. Pour eux, le pouvoir, c’est d’abord et avant tout la domination de l’homme sur l’homme. Si l’on aime les formules brèves, on parlera volontiers — le terme n’est pas d’Arendt — de « pouvoir-sur ». [...]

Vers une nouvelle définition du pouvoir

Hannah Arendt va donc avancer une autre définition du pouvoir. Elle porte à cette occasion un jugement sévère sur la terminologie en usage dans la science ou la philosophie politiques. « Il me paraît assez triste de constater qu’à son stade actuel, la terminologie de notre science politique est incapable de faire nettement la distinction entre divers mots clefs tels que “pouvoir”, “puissance”, “force”, “autorité” et finalement “violence”, dont chacun se réfère à des phénomènes distincts et différents » (slv, p. 143). Il ne s’agit pas, pour elle, de jouer simplement au petit jeu consistant à proposer des définitions nouvelles : il s’agit — et la question est décisive pour qui prétend au titre de professeur de pensée politique — de distinguer non des mots, mais les réalités auxquelles ces mots se réfèrent. Le flottement des auteurs dans leur terminologie, leur utilisation de termes traités le plus souvent comme s’il s’agissait de synonymes, ne dénotent pas seulement, ni d’abord, une insensibilité à leur signification sémantique et linguistique : ils témoignent d’une stupéfiante ignorance des réalités en cause. Pour eux, des distinctions terminologiques ne seraient, au mieux, que d’une importance mineure puisque s’affirme, d’un règne absolu, la conviction que le problème politique essentiel demeure, et a toujours été, de savoir qui domine et qui est dominé : «Pouvoir, puissance, force, autorité, violence : ce ne sont là (à leurs yeux) que des mots indicateurs des moyens que l’homme utilise afin de dominer l’homme ; on les tient pour synonymes du fait qu’ils ont la même fonction » (slv, p.144). La conviction de notre auteur est que cette mécompréhension de la vraie nature du pouvoir barre à la pensée l’accès authentique à l’ensemble des problèmes que posent l’exercice de la vie sociale, la direction des affaires publiques et le fonctionnement des institutions politiques — bref, l’accès à quelques-uns des problèmes les plus essentiels de l’homme. Elle formule cette conviction avec une vigueur surprenante : « Ce n’est que lorsque l’on aura cessé de ramener la conduite des affaires publiques à une simple question de domination que les caractères originaux des problèmes de l’homme pourront apparaître, ou plutôt réapparaître, dans toute leur authentique diversité » (slv, p. 144).

Essentiellement et originairement, le pouvoir appartient à un groupe

Le moment est venu, au terme de ces préliminaires, de présenter positivement sa conception du pouvoir. Comme elle vient de le laisser entendre, elle va le faire en formulant, de façon brève et assez formelle, les définitions, à ses yeux exactes, des réalités auxquelles se réfèrent les termes dont elle vient de dénoncer les confusions.

« Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu’un est “au pouvoir”, nous entendons par là qu’ il a reçu d’ un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir en leur nom » (slv, p. 144).

La définition est claire, nette : le pouvoir n’est pas originairement un « pouvoir-sur », il est un « pouvoir-en-commun ». Avec toute la netteté désirable, se trouve ainsi marqué l’écart qui sépare le pouvoir-en-commun de la domination. Cet écart prend toute son importance si l’on se souvient que, exprimant le consensus dominant dont nous avons parlé ci-dessus, Max Weber, mettant en ordre au début d’Économie et société les concepts majeurs de la sociologie politique, avait spécifié l’institution politique parmi toutes les institutions par la relation de domination qui distingue les gouvernants et les gouvernés. Cette relation engage à la fois une scission et une référence à la violence, comme on le vérifie avec la définition wébérienne de l’État. La prise de position d’H. Arendt consomme la rupture avec une telle tradition. Plus fondamentale, plus originaire que la relation de domination est celle du pouvoir-en-commun.

Pour expliciter cette nouvelle définition et comprendre toute la portée de la rupture, il nous faut ici quitter, provisoirement, l’article « Sur la violence » et recourir à d’autres œuvres de notre auteur. Nous venons de le lire : le pouvoir doit être compris comme procédant directement de la catégorie d’action.. Pour Arendt, la catégorie d’action, qu’elle a longuement scrutée dans La condition de l’homme moderne 6, doit être comprise comme irréductible à celle de travail et celle d’œuvre. Elle revêt une signification politique au sens le plus large si l’on en souligne deux conditions : celle de pluralité d’abord, celle de concertation ensuite.

La condition de pluralité

Dès le début de son livre, Hannah Arendt met fortement en valeur cette condition : « L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets et de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes, et non l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde » (chm, p. 41). Cette pluralité touche donc immédiatement aux fon- dements de la vie politique : elle est à ses yeux « spécifiquement la condition — non seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam — de toute vie politique » (chm, p. 42). [...]

La condition de concertation

« Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée », avons-nous lu ci-dessus. Ainsi se trouve évoquée la sphère de l’action publique qu’Arendt envisage comme l’immense « tissu (web) » des relations humaines, au sein duquel chaque vie individuelle déploie sa brève histoire. Il n’est pas difficile d’y voir le réseau touffu des structures sociales et institutionnelles propres aux différentes sphères d’activité en commun et, pour ce qui nous concerne ici, l’entrelacement des innombrables institutions sociales et politiques qui donnent un visage historique à cette condition de concertation marquant la réalité du pouvoir.

C’est là le remède originel que les Grecs ou les Romains ont inventé pour suppléer à la fragilité des affaires humaines : la fondation de la « polis », de la « civitas ». Ce que l’on peut, avec notre auteur, appeler « l’espace politique » naît directement de la communauté d’ action, de ce qu’ Aristote appelle magnifiquement « la mise en commun des paroles et des actes ». La cité politique proprement dite n’est pas d’abord à comprendre en sa localisation physique ou géographique : c’est plus fondamentalement l’organisation du peuple, qui vient de ce que l’on parle ensemble et l’on agit ensemble : « Son espace véritable s’étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en quelque lieu qu’ils se trouvent. “Où que vous alliez, vous serez une polis”. Cette phrase célèbre [...] exprime la conviction que la parole et l’action créent entre les participants un espace qui peut trouver sa localisation juste presque n’importe quand et n’ importe où. C’ est l’espace du paraître au sens le plus large : l’espace où j’ apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition » (chm, p. 258).

C’est cet « espace d’apparition » qui constitue la réalité que nous désignons aujourd’hui par l’idée d’espace public. Hannah Arendt cherche à en discerner les caractéristiques avec précision : elle s’attache à en souligner les traits éphémères et le caractère seulement potentiel. « L’espace de l’apparaître commence à exister dès que les hommes s’assemblent sur le mode de la parole et de l’action ; il pré- cède par conséquent toute constitution du domaine public et des formes de gouvernement, c’est-à-dire les diverses formes sous lesquelles le domaine public peut s’organiser. Il a ceci de particulier qu’à la différence des espaces qui sont l’œuvre de nos mains, il ne survit pas à l’actualité du mouvement qui l’a vu naître : il disparaît non seulement à la dispersion des hommes — comme dans le cas des catastrophes qui ruinent l’organisation politique d’un peuple —, mais aussi au moment de la disparition ou de l’arrêt des activités elles-mêmes » (chm, p. 259). Cet espace d’apparition, ce domaine public à l’intérieur duquel vont s’organiser les instances de concertation et fonctionner les institutions politiques du pouvoir-en-commun, ne présente pas seulement des traits éphémères, il possède, indépassable, un caractère potentiel. « Partout où les hommes se rassemblent, l’espace public est là en puissance, mais seulement en puissance, non pas nécessairement ni pour toujours. Si les civilisations naissent et meurent, si de puissants empires et de grandes cultures déclinent et sombrent sans catastrophes exté- rieures, [...] c’est en raison de cette particularité du domaine public qui, reposant finalement sur l’action et la parole, ne perd jamais complètement son caractère potentiel. [...] On ne peut emmagasiner la puissance et la conserver en cas d’urgence, comme les instruments de la violence : elle n’existe qu’en acte. Le pouvoir qui n’est pas actualisé disparaît. » On mesure ici à quel point ce que Hannah Arendt appelle la condition de concertation est essentielle à la constitution et à la survie du pouvoir-ensemble. Sans doute pourrait-on voir une illustration parlante de cette exigence dans la connexion nécessaire que Gandhi voyait entre la désobéissance civile et ce qu’il appelait le « programme constructif », lorsqu’il affirmait que « le corps de la non-violence se disloque s’il n’y a pas une foi vivante dans le programme constructif ». « La puissance jaillit parmi les hommes lorsqu’ ils agissent ensemble, et retombe dès qu’ ils se dispersent. » La puissance que recèle, lorsqu’il est en acte, l’espace public d’apparition est, à un degré étonnant, indépendante des facteurs matériels, nombre ou ressources. C’est cette particularité, et elle seule, qui permet de rendre compte d’une foule d’exemples historiques, parfois difficiles à interpréter. Un groupe relativement peu nombreux, mais « bien organisé », est susceptible de dominer longtemps des masses inorganisées ou de vastes ensembles populeux. Mais, à l’inverse, une révolte populaire contre un gouvernement qui s’est doté d’une énorme supériorité de forces matérielles peut acquérir une puissance irrésistible ; et H. Arendt d’ajouter, avec une pointe d’humour, « il y a certainement de l’ironie à appeler cela “résistance passive” : c’est l’un des moyens d’action les plus actifs et les plus efficaces que l’on ait inventés » (chm, p. 261).

Cela dit, il faut bien avouer, avec Arendt elle-même, que cette strate profonde du pouvoir, non du pouvoir-sur mais du pouvoir-en-commun, caractérisée par la pluralité et la concertation, n’est nullement évidente, qu’elle est d’ordinaire invisible, tant elle est recouverte par les relations de domination. Il faut les grandes débâcles historiques, les crises de rupture dans lesquelles cette réalité profonde du pouvoir est sur le point d’être ruinée, pour la voir portée au jour sous les formes d’un vouloir-vivre ensemble qui se réveille de sa latence et met en mouvement, avec une énergie parfois proche du désespoir, les ressources inattendues des initiatives communes. Cette nappe phréatique, constitutif fondamental du pouvoir, ne se laisse discerner que dans ses irruptions discontinues au plus vif de l’histoire sur la scène publique. C’est pourquoi notre auteur accorde à cette initiative commune, à ce pouvoir-en-commun, le statut de l’oublié, qui a tant frappé Paul Ricœur lors de sa méditation sur l’œuvre de Hannah Arendt 7. J’ajouterais volontiers que c’ est sans doute ce statut de l’oublié qui explique que le concept de pouvoir, ainsi que nous le remarquions en com- mençant, soit demeuré très largement inaperçu de beaucoup des représentants les plus éminents de la philosophie occidentale et qu’ il ait fait, d’ une manière presqu’ unanime, l’objet d’une interprétation erronée en termes de domination de l’homme sur l’homme.

Au terme de ces explicitations, nous comprenons mieux ce qu’Arendt a en vue lorsqu’elle définit le pouvoir : « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle : il appartient à un groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. » D’une telle compréhension du pouvoir il résulte immédiatement que lorsque, dans le langage courant, il nous arrive de déclarer qu’un homme est au pouvoir, il faut bien voir que nous sous-entendons par là qu’il a reçu d’un certain groupe le pouvoir d’agir en leur nom ; dès que ce groupe se dissout, son pouvoir se dissipe également. De même, s’il nous arrive de parler du pouvoir d’un homme, ou bien nous conférons déjà au terme « pouvoir » un sens dérivé, en signifiant le pouvoir qu’il a reçu d’agir au nom du groupe, ou bien nous parlons de manière impropre en faisant allusion, en fait, à sa « puissance ».

Ainsi le pouvoir présente-t-il, à l’inverse de la relation de domination, un caractère non hiérarchique. Continuons, avec notre auteur, à le spécifier en mettant en valeur son caractère non instrumental, à l’inverse de la relation de violence.

Pouvoir et violence

Commençons par rappeler que l’un des soucis de notre auteur, dirigé vers l’appréhension de la nature cachée du pouvoir, est de distinguer le pouvoir et la violence. Distinguer, et non séparer. Car Arendt sait bien que, dans les faits, on les trouve presque toujours mêlés ; mais ce n’est pas, à ses yeux, une raison pour les confondre. Au contraire. « Rien n’est plus fréquent que l’association du pouvoir et de la violence ; il est extrêmement rare de les trouver séparés l’un de l’autre et sous leur forme pure et donc extrême. Il n’en résulte pas cependant que [...] le pouvoir et la violence ne soient qu’une seule et même chose » (slv, p. 147).

Qu’est-ce qui distingue proprement la violence à ses yeux ? Essentiellement, son caractère instrumental. « Le pouvoir , mais non la violence, est l’ élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence, elle, est par nature instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu’ elle entend servir . Ce qui exige ainsi une justification extérieure ne saurait représenter le principe constitutif essentiel » (slv, pp. 151-152). Hannah Arendt ne cesse d’insister sur ce caractère instrumental de la violence. Sous son aspect phénoménologique, la violence s’apparente à la puissance, car ses instruments, comme tous les autres outils, sont conçus et utilisés en vue de multiplier la puissance naturelle. La violence ne dépend ni de l’opinion, ni du nombre, mais des instruments dont elle peut disposer ; les instruments de la violence accroissent et multiplient les forces humaines.

Ce caractère instrumental de la violence, par voie de retour, manifeste le caractère non instrumental du pouvoir : « Le pouvoir trouve en lui-même sa propre fin. » Certes, il pourra arriver que des gouvernements se servent du pouvoir qui leur a été conféré en vue d’atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés ; mais, Arendt y insiste, la structure du pouvoir lui-même est antérieure à ces buts et leur survit. « Loin d’être un moyen en vue d’une fin, le pouvoir est en fait la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et d’agir en termes de fins et de moyens » (slv, p. 152).

Les caractères non hiérarchique du pouvoir (il s’inscrit hors de la relation de domination de vouloir à vouloir) et non instrumental (il se présente hors de la relation fin moyens) expliquent cet étrange jeu que l’on constate empiriquement dans les sociétés humaines, mais que l’on ne parvient pas toujours à interpréter correctement. C’est quand le pouvoir vient à faire défaut que la violence aura tendance à renforcer son emprise, mais — affirmation capitale — la violence n’en montre pas moins son incapacité radicale à instaurer quelque pouvoir politique que ce soit. « Le règne de la pure violence s’instaure quand le pouvoir commence à se perdre » (slv, p. 154) et « la violence peut détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de le créer » (slv, p. 157). Aux yeux de notre auteur, il ne fait pas de doute que la décomposition du pouvoir est un phénomène plus instructif, quand à la nature véritable du pouvoir, que l’impuissance résultant de l’instauration de la violence. C’est, pense-t-elle, ce que démontrent les révolutions et les irruptions des pouvoirs populaires. Nous avons sur Hannah Arendt le précieux avantage aujourd’hui d’avoir eu sous les yeux le processus d’affaissement interne du bloc soviétique, symbolisé par la chute du mur de Berlin. Ces événements n’auront pas manqué d’illustrer la thèse d’Arendt : la description et l’interprétation des phénomènes de désintégration interne du pouvoir, laissant — ou ne laissant pas — le champ libre à l’explosion de la violence, constituent un solide appui pour la définition proposée du pouvoir selon ses caractères non hiérarchique et non instrumentalisé, c’est-à-dire pour une compréhension du pouvoir irréductible et à la domination et à la violence.

On approfondira encore la distinction entre pouvoir et violence si l’on examine leur rapport à la légitimité ou à la justification. Selon notre auteur, ce qui différencie ici la légitimation et la justification, c’est leur orientation temporelle : la légitimation cherche toujours à faire appel au passé, tandis que la justification, elle, se réfère à un objectif dont la réalisation se situe dans le futur. « La violence peut être jus- tifiable, elle ne sera jamais légitime » (slv, p. 153) : pour manifester l’éventuelle justification de la violence, il suffit de songer à ce que l’on appelle traditionnellement la légitime défense, lorsque le danger est immédiat et évident. Il n’en est pas de même du pouvoir : celui-ci «peut se passer de toute justification, du fait qu’il inséparable de l’existence des communautés politiques ; mais ce qui lui est indispen- sable, c’est la légitimité. [...] Aussitôt que plusieurs personnes se rassemblent et agissent de concert, le pouvoir est manifeste, mais il tire sa légitimité du fait initial du rassemblement plutôt que de l’action qui est susceptible de le suivre » (slv, p. 152). [...] Nous retrouvons ici l’idée-force que nous avons rencontrée ci-dessus en évoquant les conditions de pluralité et de concertation de l’action politique : dès qu’il y a groupe humain assemblé, dès que ses membres se mettent à parler ensemble et à agir ensemble, le pouvoir est là, actualisé ; il n’a pas besoin d’une autre justification, orientée vers je ne sais quelle finalité future. En revanche, « il tire sa légitimité du fait initial du rassemblement ». C’est toute la doctrine du consentement (consent) initial qu’il y a lieu d’évoquer ici. Hannah Arendt y revient à plu- sieurs reprises, mais c’est peut-être en proposant, dans une note substantielle, une analogie avec les règles d’un jeu qu’elle explicite le mieux ce qu’elle a en vue. Il y a les règles acceptées et les règles imposées. Ces dernières émargent à la problématique de la domination et finalement de la violence, alors que, dans le jeu, l’acceptation de la règle résulte du seul désir de jouer, c’est-à-dire de vivre selon le mode ludique articulé par la règle. Nous avons la notion de règles qui seraient directives sans être coercitives : « Elles dirigent les rapports humains comme les règles dirigent le cours du jeu » ; « l’acceptation de la règle résulte de mon désir de jouer , et les hommes n’ existant qu’ en groupe, ce désir de jouer équivaut à celui de vivre » (slv, p. 201). C’est cette analogie qui, en dépit de ses limites, éclaire la légitimité du pouvoir, issu du rassemblement d’un groupe humain et du consentement initial qu’il a, dans le passé, donné aux lois existantes. « C’est le soutien populaire qui donne leur pou voir aux institutions d’ un pays, et ce soutien n’ est que la suite naturelle du consentement (consent) qui a commencé par donner naissance aux lois existantes » (slv, p. 141). La référence à ce consentement initial n’est pas sans rapprocher le pouvoir d’ une autre réalité qu’ il y a lieu maintenant de comprendre, à savoir l’autorité.

Pouvoir et autorité

De même qu’elle a, dans « Sur la violence », présenté une définition assez précise, bien que concise, du pouvoir, puis de la violence, H. Arendt propose, au même endroit, une définition de l’autorité, qu’elle inclut parmi les concepts-clefs de la doctrine politique. Toutefois, si l’ on veut saisir, avec une explicitation suffisante, sa pensée sur ce thème, il est indispensable de se reporter au gros article « Qu’est-ce que l’autorité ? », repris dans Between Past and Future 8. Commençons par lire cette définition.

« L’autorité, qui désigne le plus impalpable de ces phénomènes, et qui de ce fait est fréquemment l’occasion d’abus de langage, peut s’appliquer à la personne — on peut parler d’autorité personnelle, par exemple dans le cas des rapports entre parents et enfants, entre professeurs et élèves — ou encore elle peut constituer un attribut des institutions — comme par exemple le cas du Sénat romain (auc- toritas in senatu) [...]. Sa caractéristique essentielle est que ceux dont l’obéissance est requise la reconnaissent inconditionnellement : il n’est en ce cas nul besoin de contrainte ou de persuasion [...]. L’autorité ne peut se maintenir qu’ autant que l’ institution ou la personne dont elle émane sont respectées. Le mépris est ainsi le plus grand ennemi de l’autorité, et le rire est pour elle la menace la plus redou- table » (slv, pp. 145-146).

Ce qui caractérise essentiellement l’autorité, c’ est, à l’exclusion de l’usage de la contrainte ou de la persuasion, le présupposé de la reconnaissance et du respect. C’est pourquoi tout pouvoir aspire à la dignité de l’autorité : peut-être, aucun d’entre eux ne peut durer sans elle. « Dans les communautés organisées, le pouvoir institutionnalisé prend souvent le masque de l’autorité, exigeant une reconnaissance immédiate et inconditionnelle ; à défaut, aucune société ne pourrait fonctionner » (slv, pp. 146-147). L’autorité, c’est ce qui a pour vertu d’assurer au pouvoir la permanence, la durée, ou mieux : l’endurance. Auctoritas, en latin, vient du verbe augere, augmenter : l’autorité vient « augmenter » le pouvoir. D’où H. Arendt tient-elle sa conception de l’autorité ? Des Romains, une fois encore. Ce sont eux qui ont à la fois pensé et agi sous le signe de l’auctoritas : elle signifie pour eux l’énergie perdurante de l’acte de la fondation de la Ville : ab Urbe condita. dans cette énergie de la fondation est contenue, comme en son noyau, la cohésion de la trilogie autorité-religion-tradition. Si l’autorité réside dans la fondation première, la religio est ce qui y relie immédiatement par le lien de la piété, et la traditio immédiatement par la transmission des Anciens ; la vertu perdurante de la fondation est à la fois autorité, religion, tradition. Dans l’expérience politique des Romains, l’autorité consistait spécifiquement dans cette « augmentation » que le pouvoir reçoit de cette énergie perdurante de la fondation. Si tel est le modèle initial de l’autorité, on comprend pourquoi il a exercé une telle emprise sur l’histoire de l’Occident, mais aussi pourquoi il était, dès l’origine, condamné à l’éclipse, puis au déclin, enfin à la disparition. L’article d’Arendt « Qu’est-ce que l’autorité ? » présente une tonalité très nostalgique : il faut, dit-elle, s’interroger, non sur ce qu’est l’autorité (politique), mais sur ce qu’elle fut, parce qu’elle s’est enfuie du monde moderne, avec la religion et la tradition qui constituaient la trilogie de la fondation.

Notre auteur ne prend pas simplement son parti de cette disparition. À ses yeux, le pouvoir a toujours besoin d’un facteur de légitimation, qui soit en même temps un facteur de durabilité. C’ est à cette double requête qu’ avait répondu le modèle romain de l’autorité, assurée par le moyen de la fondation. En fin d’article, Arendt évoque la Révolution américaine, la seule selon elle à avoir « réussi », parce que « les pères fondateurs, comme nous continuons, de manière caractéristique à les appeler, ont fondé un corps politique entièrement nouveau, sans violence et avec l’ aide d’ une constitution » (qa, p. 183). Dans la pensée d’Arendt, qui recèle sans doute ici une harmonique utopique, pouvoir et fondation (autorité) sont également nécessaires à la constitution du champ politique concret ; mais il faut bien comprendre qu’ils ne coïncident pas. Le pouvoir est fugace, précaire, souvent virtuel, sa légitimité a souvent le statut de l’oublié : la fondation serait cela seul qui pourrait le rendre durable, lui conférer l’endurance. Le pouvoir a toujours besoin d’ être augmenté par quelqu’ équivalent de l’ expérience romaine de la fondation. Ce besoin peut-il être satis-ait aujourd’ hui ?

Les dernières lignes de l’article semblent répondre par la négative : « Car vivre dans un domaine politique privé et d’autorité et du savoir concomitant que la source de l’autorité transcende le pouvoir et ceux qui sont au pouvoir, veut dire se trouver à nouveau confronté, sans la confiance religieuse en un début sacré, ni la protection de normes de conduites traditionnelles et par conséquent évidentes, aux problèmes élémentaires du vivre-ensemble des hommes » (qa, p. 185). Dans son article cité en note 7, Paul Ricœur note qu’Arendt semble ici anticiper l’interprétation que Claude Lefort propose de la démocratie : un régime conscient du vide de sa fondation et par conséquent condamné par ce vide au risque permanent de la délibération, de la gestion négociée des conflits. Paul Ricœur pense cependant que Hannah Arendt ne consent pas, en fin de compte, à un pouvoir qui n’aurait d’autorité que celle que lui conférerait le « consentement instaurateur du vivre ensemble » : elle a trop insisté sur la fragilité du pouvoir et la fugacité du consentement sur lequel celui-ci repose pour ne pas demeurer en quête d’une fondation distincte de ce consentement, d’une fondation qui « augmente », qui autorise ce consentement et donc légitime le pouvoir. « Parce qu’il n’est pas de consentement sans fondation, la fondation est paradoxale- ment non à faire, mais à répéter 9. »

Conclusion

Tentons d’abord de ramasser, sous la forme brève de quelques thèses, la compréhension qu’Arendt propose du pouvoir.

  1. Dans sa très grande majorité, la philosophie politique occidentale, de Platon à Marx, a compris le pouvoir en termes de rapport de gouvernants à gouvernés, de commandement et obéissance, comme un rapport de domination. Ce faisant, elle a entériné le fait de la domination de l’homme par l’homme, et développé une culture de l’oppression et de la violence.

  2. Les Révolutions de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles, les expériences des totalitarismes au XXe siècle, ainsi que les irruptions modernes de pouvoir populaire (conseils ouvriers, vrais soviets, printemps de Prague, actions de désobéissance civile, etc.) obligent à mettre en question cette compréhension du pouvoir comme domination, comme pouvoir-sur.

  3. Dans son acception originaire, le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir collectivement et de manière concertée. Il n’est jamais une propriété individuelle : il appartient à un groupe et continue de lui appartenir tant que ce groupe n’est pas divisé. Il n’est donc pas d’abord un pouvoir-sur, mais un pouvoir-en-commun.

  4. Alors que le pouvoir, inséparable de l’existence des groupes politiques, trouve en lui-même sa propre fin et n’a pas besoin de justification, la violence est de l’ordre des moyens et se distingue par son caractère instrumental. Même s’il est très fréquent de trouver, de fait, associés le pouvoir et la violence, le pouvoir diffère de la violence selon sa nature propre. Le pouvoir est, par essence, non-violent.

  5. Le règne de la violence tend à s’instaurer dès que le pouvoir tend à se perdre. La violence peut détruire le pouvoir, mais elle est parfaitement incapable de le susciter.

  6. Même si, à la limite, l’usage de la violence peut éventuellement recevoir une justification de la finalité qu’elle se propose, la violence n’est jamais légitime. Le pouvoir, qui est de l’ordre des fins, peut se passer de justification ; mais la légitimité lui est indispensable.

  7. L ’ autorité, elle, a pour caractéristique essentielle la reconnaissance inconditionnelle. Elle ne peut se maintenir que respectée ; elle a donc pour ennemi le mépris et pour menace le rire.

  8. Fugace et précaire, le pouvoir recherche durabilité et légitimation dans l’autorité que lui confère le consentement instaurateur : aussi est-il toujours en quête d’une fondation, présumée mais oubliée...

Dans leur brièveté, ces huit thèses nous paraissent résumer la compréhension qu’Hannah Arendt propose du pouvoir, essentiellement du pouvoir politique. Risquons, pour conclure, une remarque finale, destinée à amorcer une évaluation critique de ses élaborations, qui apprécie leur portée tout en marquant certaines de leurs limites. Dans notre introduction, en insistant sur l’originalité de la conception arendtienne du pouvoir, nous soulignions que cette conception ne pouvait qu’exciter l’intérêt du citoyen ou de l’homme politique soucieux de mettre fin à toutes les conduites et institu- tions qui perpétuent la domination de l’homme sur l’homme, et plus encore l’intérêt du militant désireux d’œuvrer à l’avènement d’une société démocratique correspondant aux réquisits de la non-violence. Il nous semble que les élaborations d’Arendt, originales en ce qu’elles rompent avec l’acception traditionnelle du pouvoir-domination et qu’elles permettent une interprétation éclairante des totalitarismes et des irruptions modernes du pouvoir populaire, donnent beaucoup à penser : elles permettent de bien poser les questions du citoyen, de l’homme politique ou du militant. Bien poser les questions : pas plus. Car il est manifeste que l’apport d’Arendt demeure préalable, et de quelque façon en deçà de réponses qu’ils sont en droit d’escompter.

Car si le pouvoir tient, de son constitutif même, en tant qu’appartenant à tout groupe humain, sa légitimité intrinsèque, et donc, par la vertu du consentement instaurateur, un caractère de non-violence, une question surgit, immédiate et impérieuse : comment ce pouvoir doit-il s’organiser, instaurer la « concertation », susciter les institutions, diriger son action, afin de conserver, dans les vicissitudes de la durée historique, la vertu de ses origines, ou tout au moins de son fondement ? Selon quelles structures, quelles institutions doit-il agencer et conduire « sa parole et son action » afin de préserver l’autorité et la non-violence de son pacte fondateur, d’assurer la durée de sa légitimité et se garantir, en dépit de forces contraires, contre la rechute dans la contrainte, la domination, et finalement la violence ? En concevant le pouvoir comme pouvoir-en-commun avant de le saisir comme pouvoir-sur, en le distinguant radicalement de la violence comprise selon son caractère instrumental, H. Arendt ne nous dit guère — ce n’était nullement son propos — selon quelles procédures, quelles structures, quelles institutions ce groupe doit organiser son pouvoir, ses po voirs, pour conserver à l’exercice historique de celui-ci ce caractère non-violent qu’il tient de son constitutif même.

Certes, on pourra glaner, disséminées dans son exposé, de nombreuses suggestions qui orienteront les réponses. Les exemples historiques qu’elle scrute au passage (l’isonomè de la cité grecque ou la civitas romaine, les Révolutions américaine et française qui posent les problèmes de l’autorité du pouvoir constituant et de la démocratie représentative, le contre-exemple des totalitarismes, les nombreuses irruptions d’un pouvoir populaire au XXème siècle, les exemples de la désobéissance civile...) ; la philosophie de l’action qu’elle propose en évoquant la condition de pluralité (nécessité de la séparation des pouvoirs...) et surtout la condition de concertation (orientant vers une participation active et actuelle aux décisions collectives, ainsi que vers la nécessité de l’organisation décentralisée) ; sa conception de l’espace public, de la nature volatile qu’il tient de son caractère seulement potentiel et donc la nécessité de le réactualiser périodiquement (instauration du débat public permanent, pratique du vote comme acte emblématique de la condition de citoyen...) ; l’exigence pour tout pouvoir établi d’en appeler régulièrement au consentement instaurateur, toujours en train de sombrer dans les profondeurs de l’oubli, pour perdurer, pour s’adjoindre cette augmentation en quoi consiste l’autorité (rôle de la mémoire, des symboles civiques et politiques...) ; peut-être la quête d’une fondation originelle sans doute à jamais introuvable (besoin d’expliciter, autant que faire se peut, les sources de la Constitution...), etc. Si elles orientent, et parfois de manière très évocatrice, les réponses, ces suggestions ne sauraient constituer, à elles seules, des réponses suffisantes aux questions qu’on ne peut éviter de poser quant à l’organisation concrète, historique, des institutions publiques et privées d’une société démocratique. Hannah Arendt ne répond guère à ces questions, ce qui n’était pas ici son propos et réclamerait l’instauration d’une recherche d’un autre type. Mais il ne fait guère de doute qu’elle ait œuvré à les bien poser, et dans les termes d’aujourd’hui. Mais qui donc a dit qu’une question bien posée contient déjà plus de la moitié de la réponse ? ❏

1) Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p. 42.

2) L’intérêt soutenu d’Arendt pour la politique lui est dicté par l’étonnement face au mal et par « l’horreur sans voix de ce que l’homme peut faire et de ce que le monde peut devenir ». Voir Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Paris, éd. du Seuil, 1991.

3) Repris dans Hannah Arendt, La Crise de la culture, traduction par Patrick Lévy, Paris, Gallimard (coll. Idées), 1972, pp. 39-40.

4) Hannah Arendt, « Sur la violence ». Repris dans Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy (coll. Agora), 1972, pp. 105-187. Ici, p.135. Ouvrage désormais cité slv.

5) Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Paris, Hachette, 1972.

6) Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, traduction française de G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy (coll. Agora), 1961 et 1983.
Cité désormais chm.

7) Paul Ricœur, « Pouvoir et violence », in Ontologie et politique. Hannah Arendt, Paris, Tierce, 1989, pp. 141-159. J’exprime ici ma dette à l’égard de cette étude, aussi rigoureuse qu’éclairante.

8) Hannah Arendt, La crise de la culture, traduction française par P. Lévy, Paris, NRF Gallimard (coll. Idées), 1972. L’article « Qu’est-ce que l’autorité ? » occupe les pages 121-185 ; désormais cité Qa.

9) Paul Ricœur, art. cit. p. 158.

 


Article écrit par Bernard Quelquejeu.

Article paru dans le numéro 127 d’Alternatives non-violentes.