Femmes en noir, chaque vendredi à Tel-Aviv et Jérusalem

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2003

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A l’image de femmes dans cent cinquante villes dans le monde, qui protestent contre l’occupation israélienne, des femmes palestiniennes et israéliennes décident à la suite de la première Intifada de se mobiliser. A ses débuts, le mouvement comprenait quarante groupes de femmes israéliennes. Dans le début des années 2000, il n’y en avait plus que dix, conséquence de la perte d’espoir face à la situation. Malgré cela, la construction du mur, qui enferme les palestiniens à divers endroits, mobilise d’autant plus ces femmes qui veulent une cohabitation dans la paix. Du terrain à l’assemblée générale de l’ONU, des groupes de femmes se font entendre contre la politique d’Ariel Sharon.

 

Des femmes israéliennes bravent de multiples dangers pour dire l’inacceptable. Leurs actions non-violentes sont exemplaires.

Des femmes vêtues de noir ? Quoi de plus banal ? Depuis bientôt vingt ans le noir est furieusement « tendance » chez les jeunes « branchées » d’Occident et, dans à peu près les mêmes contrées, cette non-couleur habille les femmes pleurant la disparition d’un être proche. Mais des femmes en noir se tenant, chaque semaine, à la même heure, immobiles et en silence, sur une place centrale d’une grande ville, quelques pancartes à leurs pieds, là, cela suscite la gêne et, bien souvent, les quolibets et l’agressivité des citoyens-lambda.

Dans environ cent cinquante villes du monde

Le mercredi à Belgrade, le vendredi à Tel-Aviv et à Jérusalem, le samedi à Paris (square des Innocents)… il en est ainsi dans environ cent cinquante villes du monde : Women in black, Donne in nero, Zene u Crnom, Mujeres en négro, Femmes en noir. Les pancartes portent toutes les mêmes mots d’ordre : « Nous portons le deuil de tous les morts, des deux côtés », « Non à la guerre et à la haine ». Mais depuis le début de la deuxième Intifada en Palestine, pratiquement toutes les actions des Femmes en noir — où qu’elles se déroulent — se concentrent sur le conflit au Moyen-Orient avec le simple mot d’ordre « Halte à l’occupation ».

C’est en effet en Israël, en janvier 1988, quelques mois après le début de la première Intifada qu’une poignée de femmes israéliennes et palestiniennes eurent les premières l’idée de s’exposer ainsi, régulièrement, une fois par semaine, aux regards des passants pour protester contre les violences en cours. Leurs inspiratrices ? Les mères de la place de Mai de Buenos-Aires, le mouvement Black Sash des Sud-africaines, les actions des femmes de Greenham Common contre les missiles américains dans les années 1980. Aujourd’hui en Israël, on ne compte plus qu’une dizaine de groupes de « Femmes en noir » (contre quarante au début des années 1990). Suite à la non-application des accords d’Oslo le désenchantement mêlé de cynisme, ayant supplanté l’euphorie et l’espoir d’un règlement, a décimé les rangs du mouvement en faveur de la paix. Chez les femmes comme chez les hommes. Celles-ci, en revanche — même si leurs actions échappent totalement aux médias — semblent avoir redoublé d’activité.

Une activité rarement menée sous le vocable « Femmes en noir ». En Israël comme dans les autres pays, la majorité des femmes qui, chaque semaine, se retrouvent dans un groupe ad hoc se réunissant autour de deux ou trois responsables, pour témoigner de leur refus de la violence, font partie d’un autre mouvement ayant recours à d’autres modes d’action. En l’an 2000, peu de temps après l’éclatement de la deuxième Intifada, les « Femmes en noir » d’Israël ont rejoint huit autres associations féminines pour créer ensemble la « Coalition des femmes pour une paix juste ».


Les femmes en noir d’Israël

Les principes de la coalition sont simples : notamment fin de l’occupation, participation des femmes aux négociations de paix, création de deux États sur les bases des frontières de 1967, Jérusalem capitale partagée des deux États, la reconnaissance par Israël de sa responsabilité dans la situation consécutive à la guerre de 1948… La coalition n’hésite pas à organiser des actions spectaculaires comme celle du 6 septembre dernier contre le mur de séparation à Tulkarem. « Tulkarem, raconte Gila Svirsky, la porte-parole de la Coalition, est une ville palestinienne de Cisjordanie située tout juste de l’autre côté de la Ligne verte (la frontière de 1967) et une des victimes de cet abominable Mur de séparation qu’on est en train de construire. Cet horrible mur a d’ores et déjà enfermé, en les coupant de leurs communautés, douze mille personnes entre lui et la Ligne verte et volé la
terre, les oliviers et les sources d’eau de dizaines de milliers d’autres. Nous y sommes allées pour demander qu’on arrête sa construction et qu’Israël se retire complètement des Territoires occupés. Nous étions cinq cents femmes, la moitié rassemblées du côté palestinien du check-point, l’autre moitié de l’autre côté (j’ai failli dire “du côté israélien” ; de fait le check-pointest à l’intérieur des Territoires occupés). Des deux côtés il y eut un contingent important de femmes “internationales” venues de l’étranger pour nous aider à obtenir la paix au Proche-Orient.
»

Après quelques coups distribués par les soldats du check-point visant, comme d’habitude, surtout les hommes qui accompagnaient les femmes, mais atteignant aussi certaines d’entre elles et après de longues négociations et des heures d’attente, une trentaine de femmes furent autorisées à passer de l’autre côté du mur. « J’ai eu la chance d’être l’une d’elles, raconte Gila. Sans nous connaître, nous nous sommes tombées dans les bras les unes les autres. Puis nous avons remis aux Palestiniennes dix gros cartons contenant des cartables garnis de fournitures scolaires pour leurs enfants. » Dans chaque cartable, il y avait un petit mot disant : « Nous, femmes d’Israël, t’offrons ce cartable en te souhaitant une bonne année scolaire et dans l’espoir sincère que tes études ne seront pas perturbées par des balles ou des chars. »

Gila, traductrice d’anglais d’origine américaine, est persuadée que les femmes israéliennes ont une responsabilité particulière dans ce conflit. « Pourquoi les femmes ? Je n’en sais trop rien. Nous n’avons pas le temps de nous poser la question. Mais je constate que ce sont elles qui se déplacent ! Et pourquoi les Israéliennes ? Parce que j’estime que les femmes du pays qui occupe ont la responsabilité de miner la politique de conquête, d’occupation et d’oppression qui est menée au nom de notre peuple. Et parce qu’il s’agit de notre peuple, nous devons parler. »

Les huit autres organisations formant la coalition agissent selon le même principe. Ainsi le mouvement « Femmes et mères pour la paix », né de l’action des quatre mères courageuses qui avaient fait campagne pour le retrait de l’armée israélienne du Liban, l’association Neled, femmes pour la coexistence, Tandi, le mouvement démocratique des femmes d’Israël fondé en 1951, la section israélienne de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté et surtout Machsom Watch, ce groupe de femmes admirables qu’on peut voir, un carnet à la main, debout pendant des heures à côté des barrières des check-points, pour prendre acte et, si possible, prévenir, les atteintes aux droits humains qui y sont si fréquents. Il faut ajouter à cette liste le mouvement antimilitariste mixte New Profile et le magazine féministe Noga.

Enfin, la composante, après les Femmes en noir, la plus ancienne de la Coalition est l’association Bat Shalom, les « Filles de la paix », créée en 1993 en même temps que le Jerusalem center for women — sa sœur palestinienne — avec lequel elle forme le Jerusalem Link. Quelque peu mis en veilleuse depuis plusieurs année, mais toujours actif, notamment sur le plan international. En mars 2002 ce « lien » fut invité par l’Assemblée générale des Nations unies à s’exprimer sur le rôle des femmes dans les processus de paix. Récemment une délégation de cinq femmes du Jerusalem Link s’est rendue dans plusieurs capitales européennes pour plaider la constitution d’une « commission internationale de femmes » qui, dans le cas de négociations entre les deux parties, pourrait avoir un rôle consultatif, notamment en examinant, dans toutes les dispositions prévues, les effets qu’elles auraient pour les femmes et les enfants. Nava Eisen qui représentait Bat Shalom au sein de cette délégation a expliqué au quotidien de Londres, le Guardian : « Les hommes et les femmes n’ont pas la même raisonnement. Ce qui intéresse les hommes, c’est le pouvoir et combien de pourcentage ils prendront ou laisseront de tel ou tel territoire. Nous, ce qui nous intéresse, c’est qui vit sur cette terre, de quelles ressources disposent-ils, que pourrions-nous y construire qui puisse être béné
fique pour les deux côtés ? Pour nous, ce n’est pas important d’avoir plus ou moins que l’autre. Si l’autre a un peu plus que moi, j’y gagnerai peut-être autrement. Mais les hommes n’acceptent pas cette manière de voir.
» D’ailleurs, la résolution 1325 des Nations unies, promulguée en 2001, ne dit pas autre chose : les femmes doivent participer aux négociations de paix. Le gouvernement britannique s’est déclaré prêt à soutenir la création d’une commission de femmes pour le Proche-Orient.


Des femmes contre le « mur »

Retour sur le terrain. Le gros du « mur » de séparation qui, planifié par le gouvernement d’Ariel Sharon sur une longueur totale de sept cents kilomètres, existe d’ores et déjà se trouve du côté de Tulkarem et de Jénine, au nordouest de la Cisjordanie. Deux autres tronçons sont là qui ont commencé à encercler Ramallah et Jérusalem. Le 17 septembre, à 7 heures du matin, une vingtaine de femmes de Bat Shalom se sont rendues à Abu Dis, un terrain de Jérusalem-Est appartenant depuis des siècles à une vieille famille palestinienne où se construit ce mur, pour y planter des drapeaux noirs en chantant : « Ce territoire ne nous appartient pas ! », « Le mur sépare les parents de leurs enfants, les étudiants de leurs écoles, les femmes en couches de leurs hôpitaux ! » ; « Ce mur crée un ghetto palestinien ! » Depuis, un collectif « Femmes contre le mur » a été mis sur pied, organisant le 2 octobre un sit-in devant la résidence d’Ariel Sharon et la remise d’une lettre qui ne mâche pas ses mots : « Nous, citoyennes d’Israël, nous vous accusons d’avoir détruit le processus de paix en menant une politique de violences et d’actes illégaux contre les Palestiniens.

Les bombes, les assassinats, les meurtres, les démolitions de maisons, les punitions collectives, les check-points, les clôtures et les couvre-feu n’ont fait qu’augmenter le nombre d’attentats suicides dans nos rues. Aujourd’hui on construit un mur de séparation censé nous apporter la sécurité. À l’origine sa construction devait suivre la Ligne verte. Sous prétexte d’un soidisant Plan de sécurité et sans la moindre possibilité d’un débat public, ce mur est devenu une stratégie dont le but est l’expropriation de la Cisjordanie palestinienne. […] Tout ce qui vous intéresse, c’est la victoire par le moyen d’occupation et de bains de sang. » Et la lettre ajoute, en caractères gras : « Tant que vous serez au pouvoir comme Premier ministre, il n’y aura pas de paix. »

En décembre 2001, quelques jours après le scandale créé par le refus d’Ariel Sharon d’autoriser Yasser Arafat à se rendre à la l’église de la Nativité de Bethléem, sous prétexte qu’il n’est pas chrétien pour y occuper un des sièges prévus pour les autorités séculières, j’ai participé, porte de Jaffa, sous les murs de la vielle ville de Jérusalem, à une manifestation de femmes. Des femmes presque toutes israéliennes, quelques Palestiniennes vivant en Israël. Des femmes de tous les âges, enveloppées ou minces, souvent vêtues de noir, graves, mais, à certains moments heureuses de chanter ou de danser. Une grande banderole domine l’esplanade « : « Choisissons la vie. » Partout on brandit la petite main noire devenue emblématique, clamant en hébreu, en arabe et en anglais : « Halte à l’occupation ! » De l’autre côté de la porte, sous l’œil complaisant de deux policiers, deux hommes et une femmes cherchent à nous provoquer en criant des slogans ultra-nationalistes : « La Terre Sainte appartient à Israël. » Je remarque avec émotion un énorme carton sur lequel un homme (ou une femme) de foi a inscrit une version actualisée des dix commandements : « Tu ne tueras pas, tu n’affameras pas, tu ne tortureras pas, tu n’assassineras pas. Tu ne désireras pas la terre palestinienne. Tu ne détruiras pas de maisons. Tu ne déracineras pas d’arbres. Tu n’ensanglanteras pas… Vous terminerez l’occupation. »

Et puis, le silence est devenu tangible. Une petite femme est montée sur l’estrade improvisée. Tous la connaissent : Nurit Peled-Elhanan, écrivaine et fille du général Peled. Les Israéliens savent, qu’en 1997, elle a perdu sa fille de treize ans dans un attentat suicide. Elle nous exhorte une fois de plus à nous engager pour la paix au-delà des frontières. Et dans ma tête — et sans doute, dans les têtes de toutes celles qui sont présentes — retentissent ses mots prononcés à une autre occasion, devant les « Femmes en noir », dont j’avais lu la traduction dans un journal d’opposition : « Lorsque ma petite fille a été tuée, un reporter m’a demandé si j’étais disposée à recevoir les condoléances de l’autre côté. Sans hésiter une seconde, j’ai répondu que je refuserais. Lorsque des représentants du gouvernement de Netanyahou sont venus me présenter leurs condoléances, je suis partie sans les recevoir. Pour moi, l’autre côté, l’ennemi, n’est pas le peuple palestinien. Pour moi, la lutte n’est pas entre Palestiniens et Israéliens, entre juifs et arabes. Le conflit est entre ceux qui veulent la guerre et ceux qui veulent la paix. Mon peuple à moi, ce sont ceux qui veulent la paix. Mes sœurs sont les mères endeuillées, israéliennes et palestiniennes qui vivent en Israël et à Gaza dans les camps de réfugiés. Mes frères sont les pères qui cherchent à défendre leurs enfants contre cette cruelle occupation et qui, comme moi, n’y ont pas réussi. Même si nous sommes nés dans une histoire différente et que nous parlons une autre langue, ce plus qui nous unit est plus important que ce qui nous divise. »

Quand la mère de Rachel Corrie…

Lui fait écho cette magnifique lettre écrite par une autre mère endeuillée, une chrétienne américaine, Cindy Corrie, dont la fille Rachel fut écrasée, en mars de cette année, par un bulldozer de l’armée israélienne qui s’apprêtait à démolir une maison palestinienne. Se déclarant prête à s’engager, avec d’autres Américains en faveur de la paix, Cindy Corrie écrit : « Après tout, ma fille a eu le courage de faire face à un bulldozer afin de protéger un foyer palestinien comptant trois enfants. En tant que mère de Rachel, il est de mon devoir de réclamer avec force que les experts, les hommes politiques, le Congrès et la Maison-Blanche reprennent à leur compte nos valeurs et notre conviction que toute vie est sacrée, que tous les êtres humains sont égaux ainsi que notre attachement à la justice et à la force de la loi. »

Quelles catastrophes doit-on encore prévoir pour qu’on écoute enfin ces femmes ?  ■

Marlène TUININGA


Demande à la communauté internationale des femmes de Bat Shalom


« À l’heure où, des deux côtés, le camp de la paix s’est affaibli et que les deux sociétés entrent dans un climat de plus en plus militariste, mettant ainsi en danger les fragiles composantes civiles encore existantes, nous demandons à l’opinion publique internationale de se montrer solidaire avec les militants de la paix des deux côtés et de faire pression sur leurs propres gouvernements pour qu’ils demandent au gouvernement israélien de mettre fin à l’occupation et de se comporter en conformité avec les lois internationales et les conventions des droits humains.
Nous demandons aux communautés juives dans le monde de comprendre qu’aider le gouvernement de Sharon n’est pas aider l’État d’Israël — les juifs d’Israël ne connaîtront de véritable paix que lorsque le peuple palestinien pourra vivre dans son propre État libre et indépendant.
Les femmes, partout dans le monde, doivent rappeler qu’un état de guerre ininterrompu donne libre cours aux éléments militaristes dans la société. Quand à ceux-ci s’ajoute l’ultra-nationalisme inspiré par des facteurs religieux, ce mélange représentera un grand danger pour les femmes. L’histoire montre que les femmes et la population civile sont les principales victimes des guerres. »

Article écrit par .

Article paru dans le numéro 128 d’Alternatives non-violentes.