La voix de Michel Sabbah, patriarche latin de Jérusalem

Auteur

Lucien Champenois

Année de publication

2003

Cet article est paru dans
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Dans un livre bouleversant, Michel Sabbah, homme de l’Évangile, lance un appel à la conscience internationale. Ses propos abordent les questions les plus délicates.

Lucien CHAMPENOIS, Ancien diplomate. Spécialiste du monde arabe et du Proche-Orient.

La complexité humaine, religieuse et politique du problème israélo-palestinien, est sans doute de nature à susciter des ouvrages à multiples facettes. C’est le cas du livre paru l’an dernier sous la signature de Michel Sabbah et Yves Teyssier d’Orfeuil, Paix sur Jérusalem — Propos d’un évêque palestinien 1, ouvrage sui generis qui tient de la biographie et du livre-interview, en même temps que de l’étude historico-religieuse. Son unité profonde tient à la personnalité de son inspirateur, Michel Sabbah, chrétien arabe palestinien, prêtre catholique, polyglotte, d’une vaste culture et homme de caractère, devenu en 1989 patriarche latin de Jérusalem.

Un héritage séculaire et une responsabilité nouvelle

Cette appellation à elle seule évoque l’histoire tourmentée du christianisme dans sa terre d’origine. Elle renvoie aux Croisades qui furent en fait un affrontement triangulaire entre l’Occident latin, l’Orient byzantin et l’Orient sémitique, puis aux rivalités des puissances européennes autour de l’Empire ottoman objet de leurs convoitises. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que d’éclairer le lecteur non spécialiste sur ces sujets difficiles. Le chapitre consacré aux « Chrétiens de Terre sainte » offre à cet égard en une quarantaine de pages une synthèse aussi claire que solide grâce au talent d’Yves Teyssier d’Orfeuil, jeune historien arabisant mais aussi homme de terrain devenu depuis diplomate.

Le patriarche latin est donc l’évêque des catholiques de rite latin sur un diocèse comprenant les Territoires palestiniens occupés, Israël, la Jordanie et Chypre, arabes palestiniens ou d’origine palestiniennedans leur quasi-totalité. Lui-même est néanmoins le premier arabe à occuper cette fonction, ses prédécesseurs, pour des raisons historiques, ayant tous été des Occidentaux 2. Cette mutation majeure, mûrement réfléchie par le Saint-Siège, donnait aussitôt à sa charge et à son titulaire un relief politique sans précédent. On se trou-
ve en effet dans une société où l’organisation communautaire de l’Empire ottoman (le « Millet ») est encore vivace. Chef spirituel, Michel Sabbah devenait en même temps le porte-parole naturel d’une communauté partie prenante du peuple palestinien, et l’un des acteurs du drame qui se joue dans la région, plus particulièrement dans les territoires soumis à l’occupation israélienne. Position difficile et exposée, dans laquelle les brimades et tracasseries quotidiennes viennent compliquer l’exercice d’une mission déjà lourde. Le patriarcat se trouve en effet à l’épicentre de problèmes politico-religieux inextricablement mêlés : problèmes anciens entre les Églises chrétiennes, mais surtout problèmes d’une communauté palestinienne minoritaire partageant les épreuves de ses concitoyens musulmans : brutalités et spoliations de l’occupation pour ceux des Territoires, statut de citoyens de seconde zone pour ceux qui sont en Israël, rancœurs de l’exil pour les autres. Enfin problèmes des minorités chrétiennes en milieu musulman dans un contexte de tension politique extrême et de détresse économique croissante poussant les jeunes à l’émigration. La difficulté du rôle de Michel Sabbah est d’être le porte-parole et le guide de cette com munauté tout en restant le représentant d’une Église universelle. Dans une série de chapitres sont passés en revue
les principaux aspects de cette mission.

L’Église de Jérusalem et les Églises du monde

Le chapitre consacré au « Dialogue entre les Églises » fait ressortir combien les épreuves subies en commun par les chrétiens palestiniens ont rapproché ce kaléidoscope d’Églises (treize !) jadis absorbées par leurs querelles incessantes qui donnaient prétexte aux interventions extérieures et dont les clivages institutionnels se maintiennent malgré les efforts œcuméniques. En témoignent les initiatives et les prises de positions communes de leurs responsables dans les moments difficiles.

Est abordée aussi en divers passages (notamment dans le chapitre intitulé « Ma mission de patriarche ») la question des rapports avec les Églises chrétiennes d’Occident. Certes, l’appui matériel et humain de ces Églises est déterminant pour la survie de celles de Terre
sainte. Le patriarche, qui en est pleinement conscient, lance un pressant appel notamment pour la continuation des pèlerinages. Là où l’on sent néanmoins une interrogation et une certaine frustration, c’est lorsqu’il s’agit de l’attitude de ces Églises sur la question de fond posée par le conflit, à savoir celle de la justice à rendre au peuple palestinien. À cet égard, Mgr Sabbah rend hommage aux prises de position courageuses de la majorité des Églises non fondamentalistes des États-Unis, à commencer par l’Église catholique. On le sent en revanche un peu déconcerté par la timidité de certaines Églises européennes qui, sans doute bloquées par le poids d’un passé encombrant, n’osent risquer une critique même implicite de la politique israélienne.

Chrétiens et musulmans

Les rapports avec l’islam, ou plus concrètement avec la majorité musulmane du peuple palestinien, abordés incidemment dans plus d’un passage de cet ouvrage, font l’objet aussi d’un chapitre spécifique dans lequel, au-delà des affirmations de principe politiquement nécessaires du « dialogue islamo-chrétien », ne sont pas esquivées un certain nombre de réalités.

La première, que les Occidentaux de foi ou de culture chrétienne ont parfois du mal à appréhender, est l’arabité des chrétiens palestiniens, descendants des populations présentes en Palestine lors de la conquête islamique (638 de notre ère), partiellement islamisées mais ayant dans leur totalité adopté la langue de leurs conquérants et contribué à façonner la culture arabe. Devenus de plus en plus minoritaires, ils n’ont pour autant jamais cessé de se considérer comme partie intégrante du peuple palestinien. Mais leur double culture, arabe et occidentale, et leur aspiration à l’égalité civique les met en porte-à-faux avec une partie de la majorité musulmane dont les éléments extrémistes prônent une société régie par la Charî’a et ne conçoivent pour les minorités chrétiennes et juives que le statut de Dhimmi (« protégé »), en fait citoyens de seconde zone formant des communautés séparées.

Michel Sabbah constate sur ce point le blocage des milieux religieux musulmans : « Ce que nous disons dans nos homélies, à tous nos prêtres : chrétiens, aimez vos frères musulmans, nous attendons que sur les minarets, dans les mosquées, la même chose soit dite : musulmans, aimez vos frères chrétiens, ce qui n’a jamais été dit jusqu’à présent. »

En revanche, les efforts de la direction palestinienne et en particulier de Yasser Arafat pour traiter de façon égale musulmans et chrétiens et manifester leur respect pour la religion chrétienne sont soulignés à diverses reprises.

Chrétiens palestiniens et « mystère d’Israël »

Troisième grand volet et non le moins délicat de cette problématique, le rapport des chrétiens palestiniens avec le peuple juif à la lumière de la Bible. Il fait l’objet du chapitre intitulé « Entre juifs et chrétiens, le mystère d’Israël ». Michel Sabbah, par la plume d’Yves Teyssier
d’Orfeuil, nous dépeint la situation d’oppression pour les uns, de frustration pour les autres, que les chrétiens de son diocèse partagent avec l’ensemble des Palestiniens : c’est particulièrement le cas bien sûr de ceux des Territoires occupés, soumis aux incessantes brimades de l’occupation militaire et au grignotage territorial de la colonisation, mais aussi de ceux qui, en Israël, sont traités en citoyens de seconde zone, et de ceux de l’extérieur, spoliés et exilés. Pour eux cette oppression a le visage d’Israël.

Dès lors, il est compréhensible que certains textes de l’Ancien Testament puissent susciter chez euxun malaise : ne sont-ils pas les descendants de ces Cananéens, de ces Amalécites, de ces Philistins dont Yahweh prescrit au Peuple élu l’extermination, l’expulsion ou la réduction en esclavage ? Faut-il prendre à la lettre, comme le font — aux États-Unis et ailleurs — certains chrétiens fondamentalistes, la dévolution en toute propriété au peuple d’Israël du « Pays de Canaan » et la promesse d’un territoire s’étendant de l’Euphrate à la
Méditerranée ? D’où chez quelques-uns la tentation du « Marcionisme » 3 signalée par les auteurs.

Face à cette difficulté, Michel Sabbah, homme de foi, maintient fermement la validité de la totalité des Écritures et l’indissociabilité de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il adopte cependant une perspective historique permettant d’interpréter les textes faisant problème comme s’inscrivant dans le dévoilement progressif d’une pédagogie divine adaptée aux étapes du développement de l’humanité. Et s’il instaure de ce fait un distinguo entre le Peuple d’Israël de l’Ancien Testament et l’État d’Israël contemporain, ce n’est certes pas pour délégitimer celui-ci en lui déniant le « don de la Terre » fait à celui-là, mais au contraire pour rendre pensable la coexistence pacifique de deux États dont les relations seraient régies, non par les injonctions bibliques, mais par le droit international.

Injustice et violence

L’ouvrage n’élude pas non plus les problèmes de la violence et du terrorisme. Mgr Sabbah condamne clairement toute forme de violence et de terrorisme, comme en témoignent diverses citations de ses documents pastoraux. Il fait toutefois remarquer que les violences
actuelles sont la conséquence inéluctable de l’occupation militaire des Territoires et de la poursuite de la colonisation. C’est d’ailleurs l’occasion, là encore, d’une utile mise au point historique des auteurs. Le patriarche en appelle à la responsabilité de la communauté internationale et à celle de l’Occident en particulier, soulignant l’injustice qu’il y a à faire payer au peuple palestinien les crimes commis contre les Juifs par l’Occident lui-même. Il pense d’ailleurs que la non-violence serait pour ce peuple un meilleur moyen d’obtenir la reconnaissance de ses droits, mais il constate qu’elle requiert une éducation qui pour l’instant n’existe chez aucune des deux parties.

Jérusalem, ville symbole

Le chapitre consacré à Jérusalem fait ressortir à quel point cette ville est le concentré de tous les problèmes politiques, religieux et juridiques dont l’intrication caractérise le drame israélo-palestinien. Une formule le résume : « Une ville, deux peuples, trois religions. » Michel Sabbah est en parfaite consonance avec le Saint-Siège lorsqu’il estime qu’elle peut être la capitale de deux États, tout en ayant un statut spécial « internationalement garanti », ce qui est tout à fait différent du régime d’administration internationale prévu en 1948-1949 par les résolutions des Nations unies. Mais il reste qu’une ville aussi importante pour le destin de l’humanité ne peut faire l’économie d’une caution internationale.

On l’aura compris, ce livre, en même temps qu’un message du patriarche Michel Sabbah à la conscience internationale, est un véritable compendium du problème qui depuis des décennies déstabilise le Proche-Orient. Paru en 2002, alors que l’escalade de la violence
déchaînée par l’irruption d’Ariel Sharon sur l’Esplanade des Mosquées (28 septembre 2000) obscurcissait pour une durée imprévisible toute perspective de paix, cet ouvrage n’a rien perdu de son actualité et mérite d’être lu par un public beaucoup plus large que le seul public chrétien francophone. ■

1) Michel Sabbah et Yves Teyssier d’Orfeuil, Paix sur Jérusalem — Propos d’un évêque palestinien, Éditions Desclée de Brouwer, avril 2002, 297 pages, 20 euros.

2) De même que le patriarche orthodoxe de Jérusalem est encore à présent un Grec, bien que sa communauté soit essentiellement arabe.

3) Rejet de l’Ancien Testament, soutenu au deuxième siècle par l’hérésiarque Marcion.


Article écrit par Lucien Champenois.

Article paru dans le numéro 128 d’Alternatives non-violentes.