La logique de là non-violence en action se traduit pour des étapes préméditées qui s'inscrivent graduellement dans le temps, selon l'objectif choisi. C'est cette inscription, cette montée en puissance que détaille concrètement cet article.
La logique de la non-violence en action se traduit pour des étapes préméditées qui s'inscrivent graduellement dans le temps, selon l'objectif choisi. C'est cette inscription, cette montée en puissance que détaille concrètement cet article.
I/ Analyse de la situation
La dynamique d'une action s'enracine dans la prise de conscience d'une injustice. Celle-ci - qui n'est pas forcément nouvelle - nous apparaît alors dans toute sa dureté et le sentiment s'impose à nous qu'elle est littéralement "insupportable" et que, par conséquent, nous ne pouvons pas la supporter plus longtemps : "çà ne peut plus durer". Nous décidons alors de la faire cesser et d'agir en conséquence.
Il est essentiel que l'action soit décidée à partir d'une connaissance exacte de la situation dans laquelle s'inscrit l'injustice que nous voulons dénoncer et combattre. S'il advenait que nous soyons pris en défaut sur la connaissance des faits, cela viendrait discréditer gravement notre initiative et amoindrir ses chances de succès. Dans un premier temps, la tentation est de grossir les faits et d'exagérer leur gravité dans la présentation que nous en donnons, en allant jusqu'à caricaturer la position de nos adversaires. Mais c'est une illusion de penser que ce stratagème peut avoir une quelconque efficacité. Au contraire, il sera alors facile à ceux que nous mettons en cause de faire valoir, en s'appuyant sur sur des arguments convaincants, l'aspect outrancier des accusations portées contre eux et, par là même, d'apparaître pouvoir se justice entièrement. En revanche, la connaissance rigoureuse des faits et leur présentation la plus rationnelle et la plus objective possible constituent un atout majeur en notre faveur qui renforce notre position. La possibilité de justifier chaque fois, preuves à l'appui, les affirmations avancées est un élément de première importance dans le rapport des forces qui va s'établir entre les adversaires.
« La première condition à laquelle doit satisfaire une doctrine de la non-violence est d’avoir traversé dans toute son épaisseur le monde de la violence. » Paul RICŒUR, Histoire et Vérité, Seuil, 1955, p. 224.
Il faut donc constituer un dossier sur les faits qui soit le plus complet possible. Il ne faut pas s’en tenir à constater les faits, il importe de les comprendre afin de savoir pourquoi et comment l’injustice est apparue et s’est maintenue. Il convient de connaître quelles sont les forces sociales, politiques et économiques impliquées dans la situation, quelles sont les attitudes pratiques des parties en présence et quelles en sont les justifications théo- riques. Il importe d’analyser les structures de pouvoir qui caractérisent la situation afin de déterminer où se situent les centres de décision. En outre, il convient de savoir ce que dit la loi pour ce qui concerne les litiges qui opposent les parties en présence afin de préciser clairement quels sont les droits qu’elle donne et quels sont ceux qu’elle refuse. Cette analyse doit nous permettre d’identifier avec certitude nos alliés et nos adversaires dans le conflit.
II/ Choix de l’objectif
C’est également à partir de l’analyse de la situation que nous devons choisir l’objectif à atteindre. Le choix de l’objectif est un élément essentiel d’une campagne d’action ; de lui seul peut dépendre la réussite ou l’échec. C’est une nécessité stratégique que l’objectif soit clair, précis, limité et possible. Il convient, pour cela, de discerner ce qui serait souhaitable et ce qui est possible. C’est se condamner à l’échec que de choisir un objectif dont l’importance se trouve disproportionnée par rapport aux forces que l’on peut raisonnablement prétendre mobiliser pour mener l’action. Il importe donc que l’objectif soit à la portée du mouvement social que l’action peut susciter. Il est essentiel que l’objectif choisi permette la victoire. La campagne d’action ne doit pas se trouver réduite à une simple campagne de protestation et de sensibilisation. Il faut obtenir gain de cause. Il faut gagner. Cette victoire, nécessairement partielle et limitée, viendra donner confiance aux militants et permettra alors de se donner des objectifs plus ambitieux.
« L’homme est naturellement porté à exagérer les faits, à les dénaturer ou à les escamoter, même à son insu. Le silence est nécessaire pour surmonter ces faiblesses. » GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, p. 194.
Bien qu’il importe de se situer dans une perspective qui englobe l’ensemble du système politique qui domine la société, c’est une nécessité stratégique de choisir un point précis du système qui permette d’avoir prise sur lui, de pouvoir le faire bouger et de le faire bas- culer en agissant comme avec un levier. Ce point précis, ce sera la prise. Il faut se donner le maximum de garanties pour que la prise soit la bonne. Il ne faudra pas la lâcher et il ne faudra pas qu’elle nous lâche.
III/ Choix de l’organisation
L’action non-violente entend miser sur la responsabilité personnelle de chacune et de chacun. Mais, pour devenir efficace, elle doit être collective et organisée. L’organisation doit être elle-même non-violente, c’est-à- dire permettre à tous de participer réellement aux responsabilités et aux décisions. Elle ne doit pas tuer la spontanéité, elle doit au contraire prendre appui sur elle et la canaliser en sorte qu’elle ne soit pas un facteur de dispersion et d’incohérence, mais devienne un ressort qui oriente l’action et lui donne sa force. L’une des fonctions de l’organisation est de répartir les tâches et de coordonner les activités de ceux qui ont accepté de les assumer.
L’urgence et l’importance des décisions qui s’imposeront au cours de l’action ne permettront pas d’envisager que la responsabilité principale se trouve complète- ment diluée dans la collectivité de tous ceux qui participent à l’action. L’organisation devra se doter d’un organe de décision. S’il est trop clair que ce n’est pas l’autorité qui doit fonder les liens entre les responsables d’un mouvement non-violent et l’ensemble des militants mais la confiance, il est dans la nature des hommes et des choses que certains assument davantage de responsabilités que d’autres et des responsabilités plus grandes. Dans toute action collective surgissent des leaders, voire un leader. Cela ne va pas sans poser des problèmes et peut susciter des rivalités et parfois des conflits de personnes. Il est essentiel que le rôle joué par le leader ne prenne pas une place démesurée dans l’organisation de l’action. Il faut évi- ter le plus possible que l’unité, la cohésion et la force du mouvement ne repose que sur la personnalité du leader. Dans cette perspective, la part émotionnelle qui lie le lea- der aux autres militants doit être la plus réduite possible et la part rationnelle la plus large possible. Le meilleur moyen pour que le leader ne devienne pas trop encombrant est de renforcer la démocratie au sein de l’organisation.
Le plus souvent, l’action sera assumée par une organisation déjà existante (syndicat, parti, mouvement, association...), ou par un collectif d’organisations. L’action pourra alors aussitôt bénéficier de tout le potentiel militant de cette ou de ces organisations. Parfois, cependant, il faudra créer une organisation spécifique pour entreprendre et mener l’action.
L’une des tâches que doit prendre en charge l’organisation est la formation et l’entraînement des militants à l’action non-violente. Pour que l’action puis- se être menée à bien, l’initiative doit être prise et gardée par des hommes décidés à s’en tenir aux méthodes non-violentes. Cela est indispensable pour que le mouvement ne sombre point, lorsque surgiront les difficultés, dans le désordre, la peur et finalement la violence.
En outre, le mouvement ne pourra être fort que dans la mesure où il pourra bénéficier de relais locaux répartis à travers le pays qui puissent transmettre à la population l’information et les consignes d’action.
« Là où le choix existe seulement entre la lâcheté et la violence, il faut se décider pour la solution violente [...]. C’est pour cette raison que je recomman- de l’entraînement militaire à ceux qui ne croient qu’à la violence. J’aimerais mieux que l’Inde défendît son honneur par la force des armes plutôt que de la voir assis- ter lâchement et sans se défendre à sa propre défaite. Mais je n’en crois pas moins que la non-violence est infiniment supérieure à la violence. »
GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, pp. 182-183.
Premières négociations
Il convient d’entrer le plus tôt possible en relation directe avec l’adversaire, avant même de porter le différend sur la place publique afin de lui proposer une solution négociée du conflit plutôt que l’épreuve de force. Il s’agit alors de faire connaître aux représentants de la partie adverse les conclusions auxquelles nous a conduits l’ana- lyse de la situation et de faire valoir nos revendications en précisant l’objectif choisi. Il se peut que d’emblée l’adver- saire refuse toute négociation. S’il accepte de nous ren- contrer, il est rare qu’un accord puisse être conclu immédiatement. Ces premières négociations permettront néanmoins de tester les intentions de nos interlocuteurs. S’il importe d’éviter toute attitude qui ne pourrait que durcir inutilement le conflit et renforcer les blocages existants, ce qui rendrait toute solution plus difficile encore, il importe également de faire preuve de la plus grande fermeté et de la plus grande détermination.
En aucun cas, nous ne devons nous contenter de promesses. Nous devons exiger des décisions. Lorsque les négociations se trouvent dans l’impasse, elles doivent être suspendues et non pas rompues définitivement puisque le but de l’action directe est la reprise des négo- ciations. Pour autant que cela est possible, il pourra être utile de maintenir certains contacts avec l’adversaire tout au long du conflit.
Selon un principe fondamental de toute stratégie, le temps de ces premières négociations doit être aussi le temps de la préparation de l’épreuve de force.
Appel à l’opinion publique
Devant l’échec des premières négociations, il faut s’ef- forcer de faire éclater l’injustice sur la place publique par tous les moyens de communication, d’information, de sensibilisation, de conscientisation et de popularisation qu’il est possible de mettre en œuvre. Il s’agit de rechercher le maximum de « publicité » au sens technique de ce mot, c’est-à-dire d’atteindre le plus large public afin de lui faire connaître les raisons de l’action et les objectifs qu’elle s’est donnés.
Moyens d’information
Il faut viser à créer un « fait de presse » qui fasse passer l’information auprès du public. Pour cela, il faut commencer par informer directement les informateurs en envoyant aux journalistes des différents médias un dossier le plus exhaustif possible sur le conflit en cours. Une conférence de presse pourra également être organisée mais, dans un premier temps, les contacts personnels avec les journalistes pourront s’avérer plus efficaces. Il s’agira aussi d’informer les partis, les syndicats, les mouvements, les organisations, les associations et les per- sonnalités susceptibles d’apporter leur soutien et peut-être leur concours à la campagne d’action envisagée. Mais il faudra entreprendre aussitôt une information directe auprès du public. Différentes méthodes peuvent être utilisées : distributions de tracts aux lieux et heures les plus appropriés, faire circuler des pétitions, « faire parler les murs » en collant des affiches, en écrivant à la grosse craie blanche sur les murs [...].
Informer, c’est prendre la parole et c’est déjà prendre du pouvoir. Il importe que cette parole soit et demeure non-violente tout au long de l’action. C’est tou- jours une illusion de se croire plus convaincant en exprimant une parole violente à l’encontre de l’adversaire. Le risque est alors grand que la parole se pervertisse en caricatures, invectives, outrances et injures. Et cela ne peut que discréditer l’action. La force de frappe du mot vient de sa justesse et non pas de sa violence. La force pédagogique d’une parole non-violente est autrement plus grande que celle d’un cri. En outre, il sera important de recourir à l’humour. Celui-ci a une force de conviction inégalable. La réceptivité de l’opinion publique à l’égard de l’humour est extrêmement grande. Par ailleurs, l’hu- mour est l’une des meilleures protections contre la haine et la violence. Si nous faisions davantage l’humour, nous ferions moins souvent la guerre... Et puis l’humour nous permettra de nous situer en position de force vis-à-vis de nos adversaires dans la mesure où, surtout s’ils se situent du côté du pouvoir, ils seront généralement incapables d’humour.
Interventions directes
Il s’agit toujours de venir au contact direct du public afin de l’informer et de le conscientiser ; il ne s’agit plus seulement de s’exprimer avec la parole mais avec tout son corps. Au cours de ces interventions publiques,l’attitude corporelle des manifestants est un moyen essentiel d’expression et de communication. Les pre- mières manifestations publiques doivent être avant tout des moyens de persuasion qui font valoir la justesse de la cause défendue, mais elles constituent déjà des moyens de pression et préparent la mise en œuvre des moyens de contrainte.
Parmi les méthodes d’intervention publique, mentionnons :
• La manifestation. Il s’agit de se rassembler, de former un cortège et de parcourir à pied la ville en se ren- dant d’un lieu symbolique à un autre. L’appel à manifes- ter s’adresse non seulement aux militants mais aussi aux sympathisants. Il s’agit encore d’une prise de parole sur la place publique. La manifestation, même si elle est silencieuse, doit être « parlante » pour les spectateurs. Elle s’exprime alors par des banderoles et des pancartes pendant que des tracts seront distribués aux passants. Des slogans et des chants peuvent également être choi- sis pour s’adresser au public.
• La marche. Les manifestants parcourent alors de longues distances de ville à ville à travers un ou plu- sieurs pays. Le but est de sensibiliser la population des régions traversées sur l’injustice que l’on veut dénoncer. Là encore, la marche doit être « parlante » par le moyen d’affiches, de tracts, de pancartes et de banderoles. À chaque ville-étape, des réunions publiques peuvent être organisées afin d’informer les habitants et de provoquer un débat public sur le problème en question. Une délé- gation peut demander à être reçue par les autorités locales afin de faire valoir le point de vue des manifes- tants. La pleine réussite d’une telle initiative implique que des comités de soutien puissent préparer la route aux marcheurs et les accueillent sur leur passage. [...]
D’autres actions de sensibilisation peuvent être envisagées qui ne mobilisent qu’un petit nombre de militants parmi les plus déterminés. Citons notamment :
• Le théâtre-tract. Il s’agit de jouer dans la rue une scène de théâtre de quelques minutes qui puisse faire passer un message aussi condensé, aussi simple et aussi clair que celui qui est exposé dans un tract bien fait.
• Le sit-in. Il s’agit d’une manifestation assise dans un lieu symbolique.
• Le défilé silencieux de femmes et d’hommes- sandwich. Les manifestants, disposés selon un schéma précis et portant des chasubles sur lesquelles sont inscrits des slogans, défilent dans les rues aux heures d’affluence. Des tracts peuvent être distribués à cette occasion.
• Les heures de silence. Plusieurs personnes se rassemblent en un lieu symbolique et passant et se tien- nent debout en silence, ne s’exprimant que par des pan- cartes et des banderoles. D’autres manifestants peuvent distribuer des tracts et parler avec ceux qui interpellent les manifestants.
• L’enchaînement. Quelques militants portant des chasubles s’enchaînent aux grilles d’un édifice public. Ils sont généralement détachés par les forces de l’ordre. C’est la photo publiée dans la presse qui, sou- vent, donne le plus d’impact à une telle manifestation.
• La grève de la faim limitée. Il s’agit de s’abstenir de toute nourriture (mais il est important de boire de l’eau) pendant quelques jours, disons entre trois et vingt jours, afin d’interpeller à la fois les responsables de l’injustice et l’opinion publique. C’est une action de protestation et de conscientisation mais, par le fait même qu’elle est limitée, elle ne se donne pas pour objectif la suppression de l’injustice. La personnalité du ou des grévistes de la faim joue un rôle important dans l’impact qu’elle peut avoir sur l’opinion publique.
Envoi d’un ultimatum
Si l’on se heurte au refus de toute solution négociée du conflit, il devient alors nécessaire de fixer à l’adver- saire un dernier délai au-delà duquel les consignes seront données par les responsables du mouvement de passer à l’action directe. Face à l’échec des moyens de persuasion qui n’ont pas réussi à convaincre l’adversaire qu’il devait accepter les revendications qui lui étaient présentées, il importe de mettre en œuvre des moyens de pression qui viseront à le contraindre. L’ultimatum est la dernière tentative d’obtenir un accord négocié et le commencement de l’épreuve de force. Il est vraisem- blable que l’adversaire refusera de céder devant ce qu’il faut bien appeler « une menace » et qu’il considérera comme un « chantage inadmissible ». Il rejettera alors l’ultimatum en affirmant qu’il ne craint pas l’épreuve de force. L’ultimatum est également, en direction de l’opi- nion publique, le signal du début de l’action.
Actions directes
Actions directes de non-coopération
Il est important que les gestes de non-coopéra- tion proposés par le mouvement soient à la portée du plus grand nombre. Demander des gestes de rupture dont les conséquences sont très graves, c’est réserver l’action à une élite et obliger les autres à se tenir à l’écart en simples spectateurs. Or, il est essentiel que le plus grand nombre puisse participer.
« Il serait fallacieux de s’imaginer que seul le recours à l’éthique et la persuasion parviendront à faire régner la justice. Non pas qu’il soit inutile d’en appeler à la morale, mais il faut en même temps prendre appui sur une force de contrainte réelle. » Martin Luther KING, Où allons-nous ? Payot, 1968, p. 153.
Ici plus qu’ailleurs, on ne saurait prétendre faire une liste exhaustive des différentes actions de non- coopération possible. Telle situation particulière appelle telle action particulière de non-coopération. Il s’agit donc de mettre l’imagination au pouvoir. Parmi les méthodes qui ont été le plus souvent utilisées, citons notamment :
« La non-violence suppose avant tout qu’on soit capable de se battre. » GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, p. 178.
• Le renvoi de titres et de décorations. Ce geste est essentiellement symbolique et ne peut pas être le fait du plus grand nombre, mais son impact peut être considérable sur l’opinion publique.
• Opération « ville-morte ». Il est alors demandé à la population de cesser toute activité pendant une jour- née, une demi-journée ou quelques heures. Les rues doivent être désertes, les magasins fermés. Chacun reste chez soi ou sur son lieu de travail, mais suspend son activité. La réussite d’une telle opération présuppose que la population ait déjà fortement conscience de l’enjeu du conflit en cours et qu’elle ait déjà donné des signes concrets de détermination.
• La grève. La grève illustre directement le princi- pe de non-coopération. Une entreprise ou une adminis- tration ne peuvent fonctionner que grâce à la collabora- tion des ouvriers ou des employés. À partir du moment où ceux-ci cessent le travail afin de faire aboutir telle ou telle revendication, ils exercent une réelle force de contrainte sur leurs dirigeants ou leurs directeurs. Ceux-ci ne peuvent ignorer longtemps les requêtes qui leur sont adres- sées. Le temps joue contre eux car ils ne peuvent s’accommoder de la paralysie de l’entreprise ou de l’administration. Pour autant que les travailleurs sont en mesure de durer, ils sont en position de force pour négocier une solu tion du conflit. Une grève ne peut donc permettre d’atteindre un objectif que si elle est illimitée. Cependant, on peut envisager des grèves d’avertissement de durée limitée. Certaines de ces grèves peuvent être organisées non plus pour des raisons économiques mais pour des motifs politiques, par exemple pour protester contre telle ou telle violation des droits de l’Homme ou pour affirmer sa solidarité avec telle ou telle lutte.
• Le boycott. Il ne s’agit plus d’organiser la non-coopération des travailleurs mais celle des consommateurs. Le pouvoir d’achat de ceux-ci est un véritable pou- voir économique à améliorer la qualité de leurs produits ou à reconnaître les droits des travailleurs de leur firme. Un boycott vise à faire baisser les ventes de manière à faire subir à l’entreprise suffisamment de manque à gagner pour l’obliger à satisfaire les exigences qui consti- tuent l’objectif de l’action. Il n’est pas nécessaire que le boycott soit total pour qu’il soit efficace. Encore faut-il que les consignes de boycott soient suffisamment suivies par la population pour que la baisse des ventes soit décisive. Il ne suffit donc pas de lancer le mot d’ordre d’un boycott par un communiqué de presse et quelques affiches. Il faut l’organiser en distribuant des tracts et en allant mettre en place des piquets de boycott à proximité des points de vente. Là encore, il est essentiel que l’ac- tion puisse s’inscrire dans la durée.
« Je ne veux pas que vous heurtiez le tyran, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, s’écrouler de son poids et se briser. » Étienne de la BOÉTIE, Le discours de la servitude volontaire, Payot, 1985, p. 183.
• La désobéissance civile. Telle ou telle action de non-coopération peut être légale ou illégale selon la loi en vigueur au lieu et au moment où elle est menée. Dans une même action, certains acteurs resteront dans la léga- lité tandis que d’autres en sortiront. Ainsi, dans un boy- cott, il est parfaitement légal de ne pas acheter tel ou tel produit, mais il est généralement illégal de lancer un appel public à ne pas l’acheter.
La loi a une fonction légitime dans la société. La fonction de la loi est d’organiser la société en sorte que la justice soit respectée par tous et pour tous. Pour autant que la loi remplit sa fonction, elle mérite notre « obéissance ». Mais lorsque la loi vient cautionner l’injustice du désordre établi, alors c’est non seulement un droit de désobéir à la loi mais ce peut être un devoir. Ce qui fait l’injustice, ce n’est pas la loi injuste mais l’obéissance à la loi injuste, et la meilleure manière de lutter contre cette injustice est de désobéir à la loi. Le plus souvent, il ne suffira pas d’exiger la suppression de la loi injuste, il faudra exiger une loi juste qui reconnaisse positivement et garantisse les droits de ceux qui aujourd’hui se trouvent opprimés.
Il serait vain de vouloir énumérer toutes les actions possibles de désobéissance civile. Elles sont multiples et différentes dans chaque situation. Mentionnons quelques-unes d’entre elles particulièrement spécifiques :
• La grève des loyers. L’expression est suffisamment explicite par elle-même. L’action sera d’autant plus efficace qu’elle pourra être menée de façon collective.
L’autoréduction. Ou bien parce que l’on estime que certains tarifs sont tout à fait excessifs, ou bien parce que l’on juge extrêmement néfaste la politique suivie par l’État ou les dirigeants d’une entreprise privée, on peut décider de réduire soi-même le prix exigé pour tel ou tel service. Selon le cas, on pourra autoréduire directement sa facture (électricité, redevance TV, téléphone...) ou fabriquer de faux titres (transports...). Pour aboutir, une telle action demande une organisation qui rassemble un grand nombre d’usagers.
• Le refus de l’impôt. Il ne s’agit pas de s’opposer au principe même de l’impôt. Le paiement de l’impôt est un exercice pratique de la solidarité qui doit lier tous les membres d’une même collectivité. Mais lorsque l’im- pôt vient alimenter des injustices, le devoir de solidarité avec ceux qui en sont les victimes peut alors impliquer qu’on refuse que l’argent qui provient de son travail quotidien serve à financer ces injustices. Les citoyen(ne)s
sont responsables de l’usage que l’État fait de leurs impôts. Le paiement de l’impôt n’est pas une simple formalité administrative mais un acte politique. C’est en quelque sorte approuver et voter le budget de l’État.
Pour que l’action puisse se populariser, on aura intérêt à organiser un refus partiel qui ne corresponde pas forcément à la réalité des sommes concernées dans le budget de l’État. Mais revendiquer et exercer son pouvoir de contribuable ne doit pas seulement consister à refuser l’impôt, il s’agit aussi de le redistribuer en l’affectant à des réalisations qui contribuent à construire la justice.
• La grève de la faim illimitée. Celle-ci n’a plus pour but, comme c’est le cas pour une grève de la faim limitée, de protester contre une injustice et de sensibiliser l’opinion publique. Ceux qui l’entreprennent entendent supprimer l’injustice. La décision d’entreprendre une telle action est particulièrement grave. Il faut absolument que l’objectif choisi soit tel qu’il apparaisse raisonnable de l’atteindre dans les délais permis par une grève de la faim. Si celle-ci était entreprise pour un objectif impossible à atteindre, elle ne serait qu’un geste de protestation désespéré et désespérant, elle ne serait pas une action non-violente. Deux seules issues seraient alors possibles : ou bien le ou les grévistes mettent un terme à leur entreprise avant que n’arrive l’irréparable et doivent alors reconnaître leur échec, ou bien ils devien- nent les victimes de leur imprudence. Il reste que même pour un objectif raisonnable, le gréviste de la faim risque se propre vie. Plusieurs conditions doivent être remplies pour mener à bien une grève de la faim illimitée : de nombreuses actions non-violentes doivent déjà avoir été menées, une mobilisation certaine de l’opinion publique déjà acquise, de nombreux relais de soutien pouvant être organisés un peu partout dans le pays. Par ailleurs, les grévistes doivent pouvoir compter sur un ou plusieurs négociateurs qui puissent se faire les intermédiaires entre eux et les décideurs adverses. Ce n’est pas tant la pression morale exercée par la grève de la faim elle-même qui fera céder les responsables de l’injustice que la pression sociale exercée par l’opinion publique mobilisée par la grève de la faim.
« Nous avons l’obligation non seulement légale mais morale d’obéir aux lois justes, mais nous avons au même titre l’obligation morale de désobéir aux lois injustes. » Martin Luther KING, cité par S. B. OATES, Martin Luther King, Centurion, 1965, p. 255.
Actions directes d’intervention
Si l’action de non-coopération vise à tarir les sources du pouvoir de l’adversaire et de lui retirer les moyens par lesquels il maintient sa position, l’interven- tion non-violente est une confrontation directe avec l’adversaire par laquelle on s’efforce de provoquer soi-même le changement. On intervient directement dans ses affaires et on agit contre ses intérêts. Le conflit est porté dans le camp de l’adversaire qui se trouve placé devant les faits accomplis.
« Nous n’hésitons pas à appeler nos organisations une armée. Mais c’est une armée spéciale, sans autre soutien que sa sincérité, sans autre uniforme que sa détermination, sans autre arsenal que sa foi, sans autre argent que sa conscience, c’est une armée qui avance, mais qui ne mutile pas. C’est une armée qui aime à chanter, non à tuer. C’est une armée apte à prendre d’assaut tous les bastions de la haine. Martin Luther KING, cité par S. B. OATES, Martin Luther King, Centurion, 1985, p. 247.
• L’occupation. On vient occuper les locaux de l’adversaire et on s’y comporte comme chez soi. Ce qui veut dire d’abord que l’on prend garde de ne rien dégrader et que l’on s’abstient de toute violence verbale ou physique à l’encontre de ceux qui se trouvent également chez eux... Mais cela veut dire aussi que l’on peut consul- ter tous les documents qui concernent le conflit en cours [...]. Si l’occupation se fait en présence du propriétaire du lieu ou du moins de son locataire attitré, ce n’est pas contrevenir aux règles de l’action non-violente que d’or- ganiser un sit-in serré devant la porte afin qu’il ne soit pas tenté de fuir la conversation.
• L’obstruction. Elle consiste à entraver la circul'action sur la voie publique ou d’empêcher l’accès à un bâtiment en faisant de son corps un obstacle inévitable pour celui qui voudrait passer. Il est préférable que l’obstruction soit faite par un grand nombre de personnes plutôt que par quelques-unes seulement. Les risques encourus seront moindres et l’action sera mieux comprise de l’opinion publique.
• L’usurpation civile. Plutôt que d’abandonner son poste et de cesser toute activité, il peut être plus effi- cace de rester en fonction et de profiter du pouvoir que cette activité confère pour agir dans l’intérêt de ceux qui subissent l’injustice et favoriser leur lutte. Ainsi, plutôt que de se mettre en grève, tel fonctionnaire peut agir plus efficacement contre le système en place en mettant « ses armes et ses bagages » au service des luttes sociales.
L’usurpation civile s’inscrit à l’intérieur des structures, mais pour les détourner du but qui leur est assigné par le pouvoir politique dominant et pour retourner leur efficacité contre lui. Le « contrôle ouvrier », tel qu’il a été défi- ni dans le contexte de la lutte des classes est une forme d’usurpation civile. Ainsi, plutôt que de se mettre en grève pour réclamer de nouvelles cadences dans leur entreprise, les ouvriers décident eux-mêmes de travailler au rythme de ces nouvelles cadences et instaurent dans l’entreprise une situation de fait.
Le programme constructif
Le programme constructif consiste à organiser parallè- lement aux institutions et aux structures que l’on conteste et avec lesquelles on refuse de collaborer, des institutions et des structures qui permettent d’apporter une solution constructive aux problèmes posés. La réali- sation du programme constructif doit permettre à ceux qui jusque-là ont été maintenus dans une situation de mineurs à l’intérieur des structures économiques et poli- tiques de prendre en charge leur propre destin et de par- ticiper directement à la gestion des affaires qui les concernent. Il ne s’agit plus d’exiger de l’État ou du patron qu’ils apportent une solution juste au conflit en cours mais de commencer soi-même à mettre en œuvre les moyens qui peuvent inscrire cette solution dans la réalité. Le programme constructif est le complément nécessaire des actions de non-coopération. Sans lui, l’ac- tion non-violente reste prisonnière de ses protestations et de ses refus. Ainsi la redistribution de l’impôt est le programme constructif qui donne au refus de l’impôt sa véritable signification. [...]
La répression
L’action non-violente vient défier le pouvoir établi. Il est donc tout à fait logique que ce pouvoir se défende par les moyens qui lui sont propres, c’est-à-dire ceux de la répression. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, un mouvement non-violent est mieux armé qu’un mouvement violent pour y faire face. Si j’utilise la vio- lence, je ne crée pas un débat au sein de l’opinion publique sur l’injustice que je combats mais sur la vio- lence que je commets. Les médias ne parleront pas des motivations politiques qui ont inspiré mon action mais des méthodes que j’ai utilisées pour agir.
Pour l’opinion publique, je serai le casseur et non seulement elle acceptera mais elle exigera que je sois le payeur Ainsi, le pouvoir aura-t-il tout le loisir d’organiser à mon encontre tous les moyens de répression dont il dispo- se. En utilisant la violence j’offre au pouvoir établi les argu- ments dont il a besoin pour justifier sa propre violence. En m’en tenant aux méthodes de l’action non-violente, j’opère un renversement des rôles : si j’utilise la violence, je suis acculé à une position défensive car je dois me justifier devant l’opinion publique qui m’accuse ; si j’utilise la non- violence, j’accule le pouvoir établi à une position défensive car c’est à lui, cette fois, qu’il revient de justifier sa propre violence devant l’opinion publique. Or, la répression mise en œuvre contre des acteurs non-violents, qui défendent une cause juste par des moyens justes, reste sans véri- table justification, elle apparaît dans toute sa brutalité. Elle risque de discréditer ceux qui en ont pris la responsabilité et de renforcer l’audience de l’action. D’autant plus que le débat public provoqué par une action non-violente porte directement sur la cause défendue et que celle-ci devrait apparaître dans toute sa justesse.
La répression fait partie intégrante d’une campagne d’action non-violente. Elle vient s’inscrire dans la logique de son développement naturel. Non seulement il faut compter avec la répression, mais il faut compter sur la répression. Pour autant que faire se peut, il faut « jouer avec la répression » en retournant toute son efficacité contre ceux qui la mettent en œuvre. Pour cela, il faut tout faire pour rester maître du jeu. Il importe d’estimer, le plus exactement possible, à quelle répression on s’expose en menant telle action de défi à l’égard du pouvoir établi. Il est essentiel de ne provoquer que la répression que l’on peut assumer et ne pas encourir des risques inconsidérés. Il est alors possible de se servir de la répression pour ren- forcer l’audience du mouvement. Il faut être capable de se servir du tribunal comme d’une tribune du haut de laquel- le les accusés feront le procès de leurs accusateurs. La répression vient ainsi mettre en évidence les véritables données du conflit et ses véritables enjeux. L’itinéraire d’un militant non-violent passe normalement par la prison. Et c’est là qu’il sera peut-être le plus efficace. Tellement efficace que le pouvoir pourra refuser de l’y mettre ou de l’y maintenir. Pour la plus grande frustration du militant. Mais aussi pour son humilité...
Le mouvement pourra d’autant mieux supporter la répression que ceux qui transgresseront la loi seront les plus nombreux. Là encore, c’est le nombre qui fait la force. Car il existe un seuil de saturation des prisons politiques au-delà duquel un gouvernement ne peut plus gouverner en toute sérénité. Ce seuil est d’autant plus bas que le pays est davantage démocratique. La qualité non-violente des prisonniers vient également abaisser ce seuil si une certaine proportion de citoyen(ne)s est prête à aller en prison ; en agissant pour une cause juste par des moyens justes, le peuple devient plus fort que le gouvernement.
Les militants qui subiront des sanctions financières, qui perdront leur emploi ou qui se retrouveront en prison, doivent pouvoir compter sur la solidarité agissante de l’ensemble du mouvement. Il est nécessaire que ces militants et leurs familles puissent aussi bénéficier d’une aide appropriée à leurs besoins. [...]
« Juge, vous n’avez pas le choix, il vous faut démissionner et cesser ainsi de vous associer au mal si vous considérez que la loi que vous êtes chargé d’ad- ministrer est mauvaise [...], ou m’infliger la peine la plus sévère si vous croyez que le système et la loi que vous devez appliquer sont bons pour le peuple et que mon activité par conséquent est pernicieuse pour le bien public. » GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, pp. 373-374.
Le moment où la répression devient la plus dure est décisif pour l’avenir de la lutte. Si le mouvement ne parvient pas à surmonter la répression, s’il s’essouffle et ne parvient pas à reprendre sa respiration, alors il peut mourir étouffé. En revanche, si le mouvement est capable de tenir tête aux forces de répression, alors il est tout près de la victoire. Car si la répression ne peut pas par- venir à briser le ressort du mouvement, le pouvoir n’aura plus d’autre issue que de rechercher une solution négociée du conflit.
Négociations finales
Les négociations, même lorsqu’on peut raisonnablement espérer qu’elles permettront de parvenir à un accord, sont encore une épreuve de force et non pas un dialogue qui se déroulerait dans la confiance réciproque.
Il importe donc de « rester sur ses gardes », de ne pas suspendre l’action et de ne rien dire et rien faire qui puisse démobiliser les militants et l’opinion publique. Il serait ensuite extrêmement difficile de les remobiliser. Rien ne serait plus dommageable que de « crier victoire » trop tôt. Une offre de négociation peut être un piège tendu aux militants dans le but de démobiliser leur détermination. Il importe donc de rester extrêmement vigilants. Peut-être faudra-t-il accepter un certain com- promis qui permette à l’adversaire de « sauver la face ». Mais il ne faut rien céder sur l’essentiel sous prétexte de parvenir à un pareil compromis. Celui-ci ne saurait renvoyer dos-à-dos ceux qui sont les victimes de l’injustice et ceux en sont les responsables. Il importe que la victoire du mouvement soit tangible. Dès lors, la fête peut commencer...
« La vraie démocratie ne viendra pas de la prise du pouvoir par quelques-uns, mais du pouvoir que tous auront de s’opposer aux abus du pouvoir." GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, p. 239.
Prise des pouvoirs à la base
Une fois l’objectif atteint, la victoire acquise est de nature à redonner espoir à tous ceux qui, à travers le pays, subissent des situations d’injustice comparables à celle qui fut à l’origine du conflit qui vient de s’achever. L’exemplarité de celui-ci peut alors créer une dynamique des luttes populaires qui mobiliserait de plus en plus de citoyens décidés à ne plus subir le pouvoir qui leur est imposé d’en haut, et à prendre et à exercer leur propre pouvoir. À travers ces luttes, ils feront l’expérience de la gestion de leurs propres affaires ; ils feront l’apprentissage de l’autogestion 1.
Organisation politique
Cette montée des luttes crée les conditions qui per- mettent au peuple de rassembler ses forces dans une organisation politique dont la visée n’est plus seulement de lutter contre le pouvoir établi mais de prendre le pou- voir et de l’exercer non plus selon l’intérêt d’une classe dominante mais selon les intérêts du plus grand nombre. Si révolution non-violente bien ordonnée commence par soi-même, il est aussi vrai d’affirmer que révolution bien ordonnée s’achève par la prise et l’exercice du pouvoir politique. Certes, la non-violence nous amène à récuser l’État en tant qu’institution qui s’arroge le monopole de la violence légitime, mais la lutte non-violente ne saurait se concevoir comme une guérilla incessante contre les abus de l’État. Lorsque l’État devient lui-même un abus, il importe de le faire dépérir. Il est essentiel que la non- violence ne s’enferme pas dans sa fonction contestataire mais qu’elle devienne gestionnaire.
Là encore, la non-violence doit concevoir et mettre en œuvre une alternative à la gestion étatique de la société. Ici, le projet non-violent rejoint le projet auto- gestionnaire. L’organisation qui porte ce projet doit être elle-même autogestionnaire. Elle ne doit donc pas repro- duire les structures des partis politiques traditionnels qui sont porteurs d’un projet étatique et qui sont eux-mêmes organisés selon le modèle étatique.
« La non-violence est le moyen le plus inoffensif et le plus efficace pour faire valoir les droits politiques et économiques de tous ceux sont opprimés et exploités. » GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, p. 161.
Prise du pouvoir politique
Deux scénarios de prise du pouvoir sont possibles : l’un est électoral et l’autre insurrectionnel. Dans une société assez démocratique pour permettre une réelle expression du suffrage universel, les élections sont le procédé normal par lequel une organisation qui a su conquérir la majorité politique du pays accède au pouvoir. Dans le cas présent, l’alternance ouvrirait la voie à une véritable alternative.
Dans une société où la voie démocratique se trou- ve obstruée, un mouvement politique qui incarne l’espé- rance et la détermination du peuple est bien obligé de prendre une autre voie pour accéder au pouvoir qui lui revient de droit. Il s’agira alors d’organiser à l’échelle du pays la désobéissance civile systématique et d’appeler le peuple à une véritable insurrection pacifique. Dès avant la prise effective du pouvoir, les leaders du mouvement de résistance peuvent être considérés comme les représen- tants de l’autorité légitime du pays et sont fondés à consti- tuer un gouvernement parallèle et provisoire. Pris dans les réseaux d’un maquis politique étendu à tout le pays, le gouvernement encore légal devra bien finir par admettre qu’il n’est plus capable de contrôler la situation. Il faudra bien alors que bon gré mal gré il cède la place.
Le changement opéré par le seul fait de la venue au pouvoir d’hommes et de femmes qui s’inspirent de la non-violence serait évidemment considérable. Le paysa- ge politique d’un pays s’en trouverait bouleversé. Cependant, les réformes à accomplir ne pourraient l’être du jour au lendemain. Quand on évoque la gestion non- violente d’une société, il importe absolument de ne pas imaginer une société idéale où tous les démons de la vio- lence seraient déjà exorcisés et où tous les citoyen(ne)s vivraient en parfaite harmonie les uns avec les autres. Il faut au contraire considérer la réalité avec toutes ses contradictions et tenter de concevoir leur résolution. Il ne faut pas partir de l’idéal de la non-violence pour tenter de l’appliquer à la réalité, mais partir de la réalité et s’efforcer de se rapprocher de l’idéal. ■
Jean-Marie MULLER*
*Porte-parole du Mouvement pour une alternative non-violente (Man, 114, rue de Vaugirard, 75006 Paris. Tél. 01 45 44 48 25). Écrivain, auteur notamment de Charles de Foucauld, frère universel ou moine-soldat ?, Paris, La Découverte, 2002 ; Le courage de la non-violence, Éditions du Relié, 2001.
ANV remercie Non-Violence Actualité pour son autorisation à reproduire ici l’essentiel d’une contribution de Jean-Marie Muller parue, sous le même titre, dans le dossier L’action non-violente (voir ici en page 2 de couverture). Les termes et expressions soulignés, ainsi que les citations, sont le fait de la rédaction d’ANV.
1) Cf. Alternatives non-violentes n° 116, « L’exercice du pouvoir ».