Le canton de Beaumesnil de 1900 à 1910 : un regard sur le regain d’intérêt pour les histoires locales

Auteur

Daniel Groult

Année de publication

2005

Cet article est paru dans
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Les histoires locales permettent de comprendre la vie de nos aïeux, le plus souvent marquée par de fortes injustices et violences, banales pour l’époque. Exemple en Normandie.

Daniel GROULT, Professeur d’économie et de gestion au lycée de Bernay (27). Maire-adjoint d’Epinay (27) et délégué à la communauté de communes du canton de Beaumesnil. Auteur de Le canton de Beaumesnil de 1900 à 1909. Chroniques locales à partir d’articles de presse, Éditions Pages de Garde. 76500 Elbeuf.

L’idée de publier un livre sur le canton de Beaumesnil 1 de 1900 à 1910 est venue à l’occasion du centenaire du Sporting club de Bernay, en 2000. Alors trésorier de cette association, je m’étais engagé à rechercher les origines de cette association. Ces recherches m’ont amené à consulter la presse locale du début du siècle dernier. Étant originaire de La Barre-en- Ouche, principal village de ce canton, ma curiosité m’a conduit à lire les faits divers et événements qui se sont déroulés pendant cette période. Cette lecture fut pour moi une découverte.

La presse locale dans les années 1900 : un style journalistique aujourd’hui disparu

 

La presse locale entre 1900 et 1910 comprend trois titres : La Tribune, L’Avenir de Bernay et Le Journal de Bernay. Les articles relatent des événements sous la forme de brèves (faits divers) mais aussi parfois de comptes rendus lorsque l’événement s’y prête (inaugura- tions, fêtes...).

Il suffit de lire quelques articles pour constater que bien souvent les rédacteurs de l’époque ne dissocient pas l’information du commentaire. Ils ne s’interdisent ni la polémique ni les attaques personnelles diffamatoires ; ils sont aussi aisément donneurs de leçons. Ils donnent un style et un ton à leurs articles qui n’existent plus aujourd’hui. L’article ci-dessous concerne les élections municipales de La Barre-en-Ouche et en témoigne très clairement.

Extrait du Le Journal de Bernay, mai 1904 :
« Aperçu biographique de la municipalité réactionnaire de la Barre-en-Ouche

1° M. Morel, maire, maître d’hôtel, passé conseiller, en dernier, au scrutin de ballottage, est considéré comme un très honnête homme, mais sans talent ni instruction. A été marguillier et aujourd’hui est encore frère Saint-Michel, frère de charité, chantre et joueur d’orgue à l’église ; dimanche dernier, il suivait en surplis, le bréviaire en main, la procession de la Sainte-Enfance (pour les petits Chinois ?) dans les rues de La Barre. Eh bien ! Voilà le sujet que l’on a choisi comme maire. De tels états de services le désignaient suffisamment à ces fonctions !!!

On se demande s’il mettra l’écharpe tricolore au- dessus ou au-dessous de son surplis, pour suivre la procession aux reposoirs le jour de la Fête-Dieu. J’oubliais, autre acte méritoire, il a offert, dit-on, en 1901, à l’église, un vitrail représentant sa dame de la délivrance.

2° M. Deschamps, Onésime, bombardé adjoint, est un homme un peu bonasse ; a été marguillier, est frère de charité antique, frère de Saint-Michel. Enfin, il n’est assuré- ment pas cause si les grenouilles n’ont pas de queue !

 

3° M. Gastine, ancien docteur, est au Conseil représentant de sa femme ; est passé à la calotte depuis trois ans ; a offert à l’église un vitrail représentant sa dame de Lourdes, par l’intercession de laquelle il prétend avoir été guéri.

4° M. Decaux, notaire, se dit franchement réactionnaire, est l’ami intime de M. Fouquet.

5° M. Denne, dont les opinions sont inconnues.

6° M. Leguay, brave homme incompétent en affaires, ne sait pas s’il est républicain ou réactionnaire.

7° M. Delanoë, se dit républicain, fête copieuse- ment tous les succès réactionnaires, a été frère de chari- té antique et frère de Saint-André.

8° M. Aubert, le premier de la liste, une nullité, doit être fils frère Saint-Michel, a été marguillier.

9° M. Bonnel, est marguillier et frère de Saint- Michel ; comme conseiller, il est plutôt muet.

10° M. Blin père, est ce que l’on voudra.
11° M. Mesnil, ancien maire, est républicain genre Petit Journal et Courrier de l’Eure.

12° M. Hervieu, ex-adjoint, n’aime pas entendre la Marseillaise évite autant que possible de causer au Conseil, on ignore pourquoi ?

Voilà donc par qui la malheureuse commune de La Barre sera représentée au Conseil. »

La presse locale dans les années 1900 : le reflet d’une société injuste et violente

 

Ce que nous racontent les articles de presse de cette époque est dramatique et renvoie l’image d’une société injuste et violente.

Le problème de la pauvreté est illustré par de nombreux articles. Parfois elle est à l’origine de faits divers dramatiques. L’aide sociale, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’existe pas et est laissée à la générosité de la population des communes à l’occasion de manifestations publiques : distribution de pains pour les pauvres aux arbres des villages, quêtes aux inaugurations et autres manifestations... Les plus faibles sont alors dans le dénuement le plus total.

Au début du siècle dernier, le droit du travail n’en est qu’à ses balbutiements et n’a pas encore le statut de branche de droit autonome qu’il a actuellement. À cette époque, les conseils des prud’hommes, chargés de trancher les litiges entre salariés et employeurs, existent déjà
depuis 1806, mais dans le canton les conflits du travail sont au mieux réglés par la justice de paix du chef-lieu de canton... et au pire par la « loi du plus fort ».

L’absence de solidarités collectives et de réglementations protectrices mais aussi l’alcoolisme se traduisent par une grande violence : violences entre employeurs et salariés entre voisins, mais aussi dans les rapports entre conjoints... Ainsi la presse locale relate chaque semaine, des faits de vol, d’ivrognerie et de violence.

Sur environ 1 000 articles de presse lus concernant ces dix premières années du siècle, 25 % concer- nent des faits d’ivrognerie, 22 % le vol ou l’escroquerie et 15 % des faits de violence. Aucune commune du canton n’est épargnée par les délits de toutes sortes : ivrognerie, vagabondage et mendicité sont sanctionnés pénalement. La violence de cette époque est sans comparaison avec ce que connaît ce canton aujourd’hui et, surtout, sans commune mesure avec le discours sécuritaire opportuniste de certains hommes politiques.

Le problème de la pauvreté est posé dans l’article ci-dessous, extrait de L’Avenir de Bernay, janvier 1906.

« Jonquerets-de-Livet — On nous écrit :

Samedi soir, 10 février, revenant de mon travail, car je ne suis qu’un simple journalier, je fus des plus surpris de voir dans ma loge à lapins un homme couché. Je voulus le mettre à la porte, mais il implora ma pitié en me disant qu’il avait faim. Je lui donnai un morceau de pain et le logeai pour la nuit. Le lendemain matin, je lui fis chauffer une bonne assiette de soupe qu’il avala. Il m’offrit dix centimes pour lui donner à boire, mais je refusai. Avant son départ je demandai des renseignements à cet homme, dont j’ignore encore le nom. Voici le récit qu’il me fit : “J’étais à Saint-Aubin-le-Vertueux, village de la Fagère. La femme P... est venue me trouver en me disant : vous ne pouvez rester là, je vais prendre ma voiture et vous porter chez M. le maire. Comme je suis impotent, l'on me monta dans le véhicule. Je me couchai dans le derrière de la voiture, ne sachant où j’allais ; je pensais aller à Bernay. Tout à coup, la femme P... cria : “halte !” Aidée de son fidèle domestique, elle me déposa sur la berne du chemin, près de la porte de M. le maire des Jonquerets-de-Livet et reprenait le galop au plus vite. Le froid intense m’ayant saisi, voilà pourquoi j’ai entré chez vous.”

Monsieur le Rédacteur, je pense que ceux qui ont des pauvres chez eux ne devraient pas les apporter à nos portes et les laisser sans ressources quand la nuit arrive.

Gustave PEULEVAY,
journalier aux Jonquerets-de-Livet. 
»

Quelques articles relatant la violence :

« Sainte-Marguerite-en-Ouche — Patron irascible

Un bonhomme qui n’est pas facile à servir, c’est le père Mérimée, Louis-Aimé, 62 ans, cultivateur à Sainte- Marguerite-en-Ouche ; l’autre jour, comme sa bonne, la fille Lainé, âgée de 23 ans, refusait de faire un travail avant d’avoir dîné, l’irascible bonhomme se jeta dessus, lui porta un coup de poing à la tête, la saisit à la gorge et, l’ayant renversée à terre, lui donna un coup de pied au ventre et la mordit au bras. Ce ne fut qu’avec bien du mal que la fille Lainé s’échappa des mains de son terrible patron, contre lequel elle a porté plainte. Mérimée prétend qu’il y a eu seulement bousculade entre sa bonne et lui et qu’il n’a portait aucun coup. » Le Journal de Bernay, janvier 1902.

« La Barre — Boucher irascible

En rentrant chez lui, vendredi dernier, le sieur Deschamps, Ernest, boucher à La Barre, a, paraît-il, sans aucune provocation, porté trois coups de pied à sa bonne, la fille Lefèvre. Puis, comme la mère de celle-ci lui faisait observer qu’elle ne voulait pas qu’il frappe sa fille, Deschamps lui à arraché un seau des mains et lui en a porté un coup sur la tête. C’est du moins ce qui ressort de la déclaration que les deux femmes ont faite aux gendarmes, car Deschamps nie. » Le Journal de Bernay, février 1902.

« Gisay-la-Coudre.

Lundi dernier, un domestique du sieur L..., de Gisay-la-Coudre, a reçu de ce dernier, en paiement de gages qu’il réclamait, une roulée de coups formidable qui lui a valu un bras cassé et un trou assez profond à la tête. Voilà une nouvelle manière de payer ses employés. »L’Avenir de Bernay, février 1906.

« Saint-Aubin-le Guichard — Scène conjugale

Le torchon brûle dans le ménage Marais et souvent il s’y passe des drames ; il y a quelques jours, la femme est allée à la gendarmerie, vers onze heures du soir, porter plainte contre son seigneur et maître qui, disait-elle, rentrant de voyage, avait jeté sa soupe par la fenêtre et lui avait administré une volée de coups de poing. Le mari prétend au contraire que sa femme, après avoir longuement caressé la dive bouteille, a voulu lui prouver combien elle l’aimait en lui croquant le pouce. L’ingrat a repoussé cette marque d’amour en même temps que sa femme qui est allée s’échouer sur le pavé. Une enquête s’ensuit, mais la femme a retiré sa plainte. » L’Avenir de Bernay, juin 1900.

« La Barre — Mari brutal

La femme Taurin, née Anzeray, ménagère à La Barre, a porté plainte contre son mari qui l’aurait caressée à coups de poing. La femme Taurin, qui n’en pince pas pour ce genre de caresses, demande vengeance. » Le Journal de Bernay, juillet 1900.

« Les Jonquerets-de-Livet — Mari ivrogne et brutal

Le torchon brûle dans le ménage Hurel, aux Jonquerets-de-Livet ; le mari s’enivre journellement et, très brutal quand il a bu, rosse sa femme impitoyablement.  À la suite de deux nouvelles scènes plus violentes que les autres, la femme Hurel, qui s’était réfugiée chez sa belle-mère, a porté plainte son brutal époux. Hurel, qui répond aux prénoms d’Ildebert-Napoléon, et est âgé de 32 ans, était encore en état d’ivresse quand les gendarmes sont venus l’interroger et n’a pu que bredouiller quelques paroles de dénégation. Procès-verbal a néanmoins été dressé contre lui. » L’Avenir de Bernay, avril 1901.

« Thevray — Un époux brutal

La femme du sieur Désiré Delivet, journalier à Thevray, est presque tous les jours victime des brutalités de son mari, un alcoolique fieffé, qui, non content de la battre comme plâtre, la fait coucher à la belle étoile quand il lui plait d’être seul pour cuver sa boisson.

À la suite d’une nouvelle scène plus violente encore que les précédentes, la pauvre femme, toute couverte d’ecchymoses, est allée se plaindre à la gendarmerie qui a dressé procès-verbal contre l’agresseur. » Le Journal de Bernay, juin 1901.

La presse locale dans les années 1900 : reflet aussi d’une société parfois heureuse

 

La presse locale témoigne aussi d’une formidable activité et d’une forte participation de la population à la vie collective. Au début du siècle dernier, spectacles et conférences sont organisés régulièrement dans chaque village. Les bals, les fêtes et les inaugurations font l’objet d’un engouement populaire aujourd’hui disparu.

En province comme à Paris, le théâtre est un spectacle prisé. Dans les villages du canton, des pièces et saynètes y sont jouées à la moindre occasion. Des concerts sont donnés régulièrement. Des conférences sont organisées sur des sujets très variés : guerre du Transvaal, amendement des sols... et rassemblent un nombre considérable de personnes dans chaque village. Les conférenciers sont souvent les instituteurs des villages.

Entre 1900 et 1910, les occasions de s’amuser sont nombreuses. Des bals sont donnés dans les cafés. Les fêtes ont lieu à Noël et à la belle saison.

Au début des années 1900, le sport n’en est qu’à ses balbutiements, mais se développe assez rapidement. Dans le canton, c’est l’activité militaire qui fait découvrir le sport aux populations ; il s’agit principalement de la gymnastique et de l’escrime. La première association sportive est crée en mars 1909 : la société de « football-association » de La Barre-en-Ouche.

Alors pourquoi cet intérêt pour l’histoire locale ?

 

La réponse est simple : la curiosité et une irrésistible envie de découvrir et de comprendre !

Envie de découvrir, autrement que dans les livres d’histoire, ce que les anciens nous ont laissé et d’en retrouver localement les traces. Ce sont les traces architecturales d’abord avec les mairies, écoles, châteaux d’eau... mais aussi les services correspondants (éducation, distribution de l’eau, lutte contre l’incendie...).

Envie de comprendre le développement économique local en repérant les facteurs qui y ont contribué ou au contraire les obstacles. Ainsi l’échec du chemin de fer dans ce canton a-t-il été certainement un frein à son essor économique.

Envie de comprendre l’évolution politique locale par rapport au contexte national. L’époque est marquée par une politique anticléricale rigoureuse conduite par le gouvernement à majorité radicale d’Émile Combes. La loi sur la séparation des Églises et de l’État et l’inventaire des biens de l’Église provoquent de nombreuses émeutes. Dans le canton de Beaumesnil, l’agent du gouvernement est chassé de plusieurs villages. D’autres municipalités émettent un vœu contre la séparation de l’Église et de l’État.

Envie de retrouver trace de personnes connues voire d’ancêtres. Ainsi l’auteur de ces lignes fut-il comblé en retrouvant l’article de presse qui suit :

« La Barre — Le sieur Achille Groult, âgé de 39 ans, ouvrier forgeron à La Barre, a la réputation de frapper dur et ferme sur son enclume, mais il a aussi le gosier en pente. Lundi, comme il l’avait trop arrosé, il a fait la rencontre de deux gendarmes qui, après l’avoir incarcéré pendant quelques heures au violon municipal, lui ont dressé un procès-verbal pour ivresse. » (La Tribune, mai 1904). ■

1) Le canton de Beaumesnil est un canton rural situé dans l’Ouest du département de l’Eure en Haute-Normandie.
Il comprend 17 communes qui comptent un total de 4 380 habitants. Beaumesnil, chef-lieu de canton, compte 646 habitants et La Barre-en-Ouche, qui est le plus gros bourg, 807 habitants (recensement 1999).


Article écrit par Daniel Groult.

Article paru dans le numéro 136 d’Alternatives non-violentes.