Les marques sont partout et elles coûtent cher ! Les jeunes en ont-ils vraiment besoin pour construire leur identité ? Est-on libre et autonome quand on est soumis aux diktats des marques ?
Paul ARIÈS, Politologue. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont notamment : Les fils de McDo, Paris, L’Harmattan, 1997 ;
Le Petit Manuel anti-pub, Lyon, Éditions Golias, 2004 ; Disneyland, le royaume désenchanté, Lyon, Éditions Golias, 2002 ; Décroissance ou barbarie, Lyon, Éditions Golias, 2005.
Alors que nos anciens portaient des signes religieux et que ma génération exhibait davantage des insignes politiques, nos enfants portent des marques : génération Lulu Castagnette, Diesel ou Nike. On peut certes en rire, mais alors d’un rire jaune car cela signifie que leur construction identitaire devient avant tout de nature marchande.
Les jeunes sont les premières victimes de l’agression publicitaire :
• plus d’un milliard d’adolescents communient à l’échelle planétaire ;
• dans les mêmes produits, les mêmes marques et les mêmes pubs.
Les grandes sociétés transnationales entendent faire de la jeunesse mondiale un des vecteurs essentiels de la globalisation marchande tout comme elles ont su instrumentaliser les femmes dès les années vingt dans le but de casser les cultures traditionnelles et populaires qui s’opposaient alors au développement de la société de consommation 1.
La destruction des identités collectives et individuelles
Le combat des militants anti-pubs et des objecteurs de croissance restent souvent en deçà des enjeux actuels faute de tenir compte de la façon dont l’agression publicitaire fonctionne à l’âge post-moderne. La publicité n’est plus seulement une entreprise de manipulation mais une tentative de réponse de la société marchande à sa propre crise.
Elle n’est plus seulement le vecteur d’une socié- té qui réduit chacun de nous à l’économie sous les deux visages du forçat du travail et de la consommation mais une façon d’enfanter un nouveau type d’humain.
La nouvelle place de la pub dans l’économie marchande est à mettre en relation avec la place des marques dans notre économie psychique. La société moderne ne détruit pas seulement les identités collec- tives mais également ce qui permet à chaque personne de se construire.
Elle pousse à ce que les psychanalystes nomment la dé-différenciation qui passe par la remise en cause de tout ce qui permettait traditionnellement aux humains de se construire en tant que sujet 2. À la mort des identités collectives succédera celle de l’identité individuelle.
Cette suprême violence contre la personne humaine réjouit la majorité de nos élites : le futurologue américain, Alvin Toffler, y voit non seulement la deuxième grande révolution dans toute l’histoire de l’humanité (comparable à ce que fut le passage du paléolithique au néolithique) mais aussi la possibilité de passer enfin de la logique de la passion (toujours dangereuse car irrationnelle) à celle de l’intérêt3. Cette disparition programmée du Moi par surabondance d’expériences permettrait de développer le commerce des morceaux d’identité. L’importance accordée par la jeunesse du monde aux nouvelles marques identitaires serait un signe de cette mutation.
Le philosophe français Dany-Robert Duffour tire du même constat des conclusions diamétralement opposées et dénonce la mort du sujet freudien et du sujet kantien prélude à un véritable libéral-totalitarisme 4. Alvin Toffler ne nie pas l’ampleur des mutations en jeu c’est pourquoi il considère que le développement des sectes peut être nécessaire pour permettre à certains individus fragilisés, incapables de se faire à cette identité modulable, de retrouver un cadre institutionnel contraignant.
La boulimie comme mode de vie
La critique de la publicité doit donc se déployer dans deux registres. La pub recourt d’abord à l’illusion clas- sique que le bonheur serait dans la (sur)consommation : comme si le fait de posséder sept paires de baskets permettait de courir sept fois plus vite. Elle débouche sur un fonctionnement de type boulimique (donc anal) dont la meilleure figure reste celle de l’oncle Picsou assis sur son gros tas. Le développement de l’obésité qui touche un jeune sur quatre aux États-Unis et un sur dix en France est symptomatique de cette évolution. L’individu réduit au rang de producteur et de consommateur cherche à compenser un vide existentiel par la surconsommation de produits. Cette dérive nous rappelle en quoi la société de consommation n’est pas seulement une société où l’on consomme davantage mais une société où l’on entretient d’autres rapports avec d’autres objets. Elle impose donc que la valeur d’échange ou celle de bien libidinal ou socialement distinctif l’emporte sur l’utilité réelle de chaque chose : on ne consomme pas une serpillière, on se contente de l’utiliser.
La consommation d’identités de marques
La pub recourt ensuite à une illusion beaucoup plus récente à mettre en relation avec l’évolution de nos sociétés modernes puisqu’elle ne cesse de dire qu’il serait possible de compenser la perte des repères de sens et des identités par la consommation de produits de marques.
On aurait donc tort de se moquer trop vite de la prétention des marques à exprimer des « valeurs » ou à doter les jeunes de codes. Les
grandes marques commerciales se sont mises à fonctionner comme de véritables béquilles identitaires pour des individus toujours plus en carence narcissique et sociale du fait de la violence de nos sociétés : violence économique, sociale, politique mais aussi raciale, sexiste, âgiste, violence liée également à la désymbolisation et à la destitution qui privent les jeunes générations de repères de sens et de valeurs.
Le développement des pathologies mentales (un jeune sur sept en France, un sur quatre dans le continent nord-américain) est donc (comme celui de l’obésité) symptomatique de cette évolution.
La publicité : langage d’une société sans limites
Cette pseudo-liberté sans boussole où chacun est sommé de construire sa propre identité ne peut que générer le désarroi et la fuite en avant.
Aucune société ne peut exister durablement en étant fondée sur la logique de la consommation ; sinon on commence par (sur)consommer des objets puis on consomme d’autres humains (violences conjugales, harcèlement au travail, incivilités, actes anti-sociaux) et on finit par se consommer soi-même (dopages, suicides). Une société qui n’est plus capable de se donner des limites (symboliquement, juridiquement) est obligée d’aller les chercher dans le réel : soit individuellement avec le développement des conduites à risque (toxico-manies, ordalies, automutilations, sui-cides, etc.) soit collectivement avec la fuite en avant dans la croissance économique (disparition des ressources naturelles, réchauffement planétaire, développement des inégalités).
Les jeunes inégaux devant la pub
Cette analyse permet de comprendre l’inégalité des jeunes devant l’agression publicitaire même si tous la subissent quotidiennement. Il n’est plus un lieu qui résiste à ce marquage des corps et des esprits. Un jeune Américain subit chaque année 40 000 spots, un Français 20 000. La télévision les gave d’une monoculture marchande. Les conséquences de cet endoctrinement sont d’autant plus dramatiques que les grandes institutions, comme la famille et l’école, ne remplissent plus correctement leur rôle protecteur et émancipateur. Les principales victimes de cette agression publicitaire sont les jeunes des milieux défavorisés, les enfants des familles destructurées ou monoparentales, ceux des campagnes avant ceux des grandes villes, ceux des cités avant ceux des beaux quartiers, les garçons avant les filles, etc. La figure type de la jeune victime des marques reste le jeune issu de l’immigration : tellement mal à l’aise dans ses baskets, qu’il va chercher une compensation vaine dans la consommation identitaire.
Jamais un jeune qui arbore une casquette avec un logo ne dira qu’elle protège mieux du soleil ou du froid, mais qu’elle lui permet d’être reconnu, d’être valorisé aux yeux des autres et de lui-même.
La communauté scientifique est globalement d’accord sur ce constat. Une divergence existe en revanche quant à son interprétation.
Beaucoup considèrent que grâce à cette addiction publicitaire les jeunes accéderaient beaucoup plus rapidement à l’autonomie : la pub les libérerait de l’emprise de leurs parents ou de leurs maîtres. Ils bénéficieraient ainsi de leurs propres références culturelles.
Cette analyse est non seulement fausse mais totalement perverse. La pub n’est pas la culture des jeunes mais l’anti-culture par excellence. La culture, plus on la fréquente tôt, plus on a des chances de devenir un individu adulte, autonome, bref un véritable citoyen. La pub, plus on lui est soumis tôt, plus on reste « accroc » aux marques.
La culture est créatrice de liberté en apprenant à s’auto-limiter. La pub au contraire réveille et exploite les fantasmes les plus régressifs. Elle n’a de cesse d’entretenir l’idée d’un monde sans limites et le mythe de la toute-puissance. Georges Chetochine, le patron de l’Institut européen du marketing, le confie dans ses livres : une pub pour être efficace doit apprendre à exploiter les névroses. Elle est donc une machine à rendre les gens malheureux et envieux.
Certains voudraient expliquer les émeutes urbaines par l’incapacité des jeunes des cités d’accéder à notre belle société de consommation. Nous pensons au contraire que cette jeunesse est totalement soumise à cette idéologie fondée sur le culte de l’avoir et plus encore du paraître. La jeunesse issue des quartiers ne souffre pas avant tout d’un manque à consommer mais d’un manque à être, donc à jouir, qui s’explique par la disparition des cultures populaires et de l’autonomie des modes de vie. La classe ouvrière avec sa fierté n’existe plus : le prolétaire est devenu un « beauf » et l’exploité est présenté comme un « looser ».
Le système publicitaire fonctionne à l’image d’une « mauvaise mère ». La bonne-mère est celle qui permet à ses enfants de grandir, de devenir adultes, autonomes, bref de lui succéder comme parents. La mauvaise-mère est celle qui « dévore » ses enfants en les empêchant de devenir adultes en accédant au sens des limites. La société publicitaire engendre un monde toujours plus adolescentrique.
La publicité contre la famille
La publicité a fait de la famille institution une famille consommation c’est-à-dire une anti-famille. Le fait familial est universel, mais ses configurations sont multiples : la famille africaine n’est pas la française, la famille actuelle n’est plus celle d’autrefois. Le modèle familial dont rêvent les publicitaires est celui de la famille réduit à la biologie (le sperme, l’ovule) et au pouvoir d’achat (revenus).
La « bonne famille » est celle qui se voue à la consommation, celle qui se met à l’écoute de ses enfants eux-mêmes victimes de la pub. On sait que les enfants sont prescripteurs principaux dans de nombreux domaines : 70 % dans l’alimentaire, 50 % en matière de vacances, etc. L’idéal publicitaire est l’inversion du sens de la transmission : les « vieux » ne sont légitimes que s’ils se mettent à l’écoute des jeunes. Une pub McDo exhibe un vieux monsieur apprenant à « manger » un BigMac en imitant les plus jeunes ; chez Disney, c’est papa qui fait du manège et ses enfants lui font à chaque passage un petit coucou, etc. L’image traditionnelle du vieux sage est foncièrement antipublicitaire. La parole des parents a été remplacée par celle des publicitaires. Jacques Séguéla est promu depuis longtemps au rang de super-nounou.
La pub contre les images parentales
La publicité poursuit son travail de déconstruction des images identitaires en s’en prenant directement aux figures parentales.
La pub contre les pères
L’homme y est déconsidéré en tant que mâle, qu’époux et que père. Cette haine est aussi vieille que la pub puisqu’elle estima longtemps que les hommes étaient de plus mauvais consommateurs que les femmes puisque trop accrochés aux anciennes cultures populaires. Il fallait donc réduire l’homme à sa seule fonction de gagne-pain pouvant être avantageusement remplacé par une bonne assurance-vie.
L’homme de la pub est devenu soit ce surhomme inaccessible au commun des mortels soit ce looser (perdant) qui n’a rien espéré de lui-même ni des autres : super macho ou homme esclave incapable d’aimer ou d’être aimé avec pour seul salut l’hyper-consommation.
Ce héros prouve sa virilité en remplissant toujours plus vite son caddie. Cet homme déchu est instrumentalisé par les publicitaires : il est ce copain avec lequel les enfants s’allient contre la mauvaise mère. Ce couplage père/enfants contre le couplage traditionnel père/mère est très net dans les pubs pour la « junk food » (« alimentation pourrie »). Non seulement ce faux-père parta- ge avec ses enfants une frénésie de consommation transgressive, mais il se place directement sous leur loi. La loi des frères (c’est-à-dire celle des cours de récréation, celle du mimétisme et du racket) se substitue à la loi dont les adultes devraient être les représentants auprès de leurs propres enfants. Ce père de la pub est un faux père puisqu’il ne transmet plus rien : peu importe qu’il se nomme Pierre, Dimitri ou Mohamed. Ces hommes au sourire Gillette doivent devenir toujours plus interchangeables pour n’avoir plus pour différence que celle de leur compte en banque et de leur soumission au modèle.
La pub contre les mères
Les femmes subissent en tant que personne, que compagne et que mère un traitement plus ignoble encore bien qu’indispensable à la pub. Ce traitement discriminatoire ne s’explique pas par le machisme dominant mais par la place de la femme dans l’idéologie publicitaire où elle figure comme le parangon du « parfait petit consommateur ». Si la pub n’a de cesse d’exploiter le corps dénudé des femmes et de les montrer dans des situations violentes (pornographie, viols), c’est qu’on ne peut être un bon consommateur que si on fonctionne soi-même sur le même modèle (consommer et être consommé). Ce n’est donc pas par hasard que la pub exploite aussi de plus en plus le corps dénudé de l’homme (ou même de l’enfant) mais parce qu’ils succombent à leur tour à cette même logique de consommation.
Comment s’étonner dès lors que la pub fonctionne à la négation des femmes réelles, celles qui nous enfantent, qui nous élèvent, qui travaillent, créent et se révoltent, celles qui vieillissent et qui meurent. Il ne suffit pas cependant d’inverser le cliché pour désamorcer le piège : « bobonne » ne gagne rien à devenir « superwo-man » et la « femme-inactive » en se métamorphosant en « executive-woman ». L’enjeu est toujours le même : mettre en échec les individus réels comme le prouve son choix de donner en modèle (heureusement inaccessible sans être malade) des mannequins anorexiques. Singulière société que celle qui impose comme modèle d’identification un modèle impossible : si elle existait la poupée Barbie se traînerait à quatre pattes de par sa morphologie !
Si la puissance du père est tout entière dans la cylindrée de sa voiture, le sein de la mère fait pâle figure à côté de la publicité dont les produits se sont mis à fonctionner comme un immense Sein intarissable qui infantilise toute la famille.
Debout les marqués de la Terre !
Parce que l’agression publicitaire est en train de transformer notre monde intérieur tout autant qu’elle a pub-tréfié nos paysages, notre résistance doit passer non seulement par des actes individuels mais également par des actes collectifs qui nous engagent en tant que citoyens. Nous devons refuser ces rituels qui nous font vivre le monde sur le mode du lèche-vitrine, qui nous font pratiquer le shopping comme un « flirt » avec les objets, pénétrer dans des hypermarchés comme dans des Temples de la consommation, qui nous font accepter que l’on fasse des rues piétonnes autant de lieux de spectacle de la marchandise ou concevoir les soldes comme une nouvelle temporalité. Nous devons obtenir de l’État qu’il respecte les enfants : qu’il ordonne le démontage des milliers de panneaux publicitaires illégaux, qu’il interdise la pub à la TV pour des produits destinés aux plus jeunes, qu’il respecte sa propre loi et abroge la circulaire Lang qui fait entrer la pub à l’école par la fenêtre alors qu’elle reste interdite par la porte.
La publicité est indissociable du commerce des marques identitaires : elle annonce donc une société dans laquelle la part la plus humaine de l’homme serait passée aux oubliettes et dans laquelle l’humanité se réduirait à la seule économie (forçat du travail et de la consommation). Elle nous empêche individuellement et collectivement de penser et de rêver. Elle oblige à nous projeter sur ces produits et à introjecter ses contre-valeurs. Elle nous empêche de tirer les leçons de ce que nous savons. Comment croire que l’avenir peut être à la consommation alors que 20 % des humains s’approprient déjà plus de 80 % des ressources et que notre mode de vie est simplement non généralisable ? ■
1) Paul Ariès, Putain de ta marque, Éditions Golias, 2003, p. 526.
2) Jean-Pierre Lebrun, Un Monde sans limite, Erès, 1997.
3) Alvin Toffler, Le Choc du futur, Denoël, 1971 et La Politique de la troisième vague, Fayard, 1995.
4) Dany-Robert Dufour, L’Art de réduire les têtes, Denoël, 2003 et On achève bien les hommes, Denoël, 2005.