Jaurès est une laïcité non-violente

Auteur

Patrick Jacquemont

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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Le vote de la loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905 a été influencé par la prise de position de Jean Jaurès. Attaché au principe de laïcité, Jaurès a aussi suivi de près la question de l’enseignement qui se trouvait au cœur de son combat politique. Patrick Jacquemont analyse la conception de la laïcité non-violente chez Jaurès, qui prend en compte notamment les valeurs de courage, de confiance et de conciliation.

La prise de position de Jaurès lors du vote de la loi de Séparation entre les Églises et l’État a été déterminante pour que cette loi, présentée par Émile Combes, soit votée par les députés. Mais que signifie plus précisément la laïcité pour le député socialiste du Tarn ?

Le centième anniversaire de la loi de séparation des Églises et de l’État a permis, en 2005, de correctement étudier, avec plus d’équité et moins de passion, ce que fut l’élaboration en 1905 de cette loi, dans un contexte exacerbé où la question de l’école n’était pas la seule. Jean Jaurès est un brillant universitaire de la génération d’Henri Bergson qu’il devance pour l’entrée à l’École Normale mais qui le devance pour l’agrégation. Jaurès enseigne la philosophie au lycée d’Albi puis à l’université de Toulouse. Élu aux élections législatives dans le Tarn, il admire Jules Ferry et il souligne toujours l’importance de son œuvre législative dans le domaine scolaire. Ce seront donc l’école et l’enseignement qui seront au cœur du combat politique de Jaurès, avant même la laïcité. Battu aux élections législatives de 1889, Jaurès devient conseiller municipal à Toulouse, adjoint à l’Instruction publique. Même élu en 1893 député de Carmaux, et plusieurs fois réélu, Jaurès n’a jamais cessé de s’intéresser à la question de l’enseignement.

 

Le combat pour la laïcité est un combat pour l’école

Il affirme à l’adresse des enseignants, le 12 février 1895 : « Il faut que vous organisiez des institutions mettant facilement les moyens de travail et d’éducation au service des enfants pauvres. » Il prend sans cesse la défense des instituteurs dans les articles qu’il donne à partir de 1905 dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur. Plus encore qu’un combat pour la laïcité, c’est un combat pour l’école, dans une perspective socialiste, qui mobilise Jaurès. C’est dans le grand discours à la Chambre des députés, « Pour la laïque », donné en deux fois (14 et 21 janvier 1910) que Jaurès exprime le plus précisément possible ce qu’est pour lui la laïcité qu’il ne veut pas réduire à une acception anticléricale de la loi de Séparation :

« L’idée, le principe de vie qui est dans les sociétés modernes, qui se manifeste dans toutes les institutions, c’est l’acte de foi dans l’efficacité sociale, morale, de la raison, dans la valeur de la personne humaine raisonnable et éducable. C’est ce principe qui se confond avec la laïcité elle-même, c’est ce principe qui se manifeste, qui se traduit dans toutes les institutions du monde moderne. C’est ce principe qui commande la souveraineté politique elle-même 1. »

 

Déjà, en 1904, Jaurès affirmait dans un discours lors d’une distribution des prix à Castres :

« Démocratie et laïcité sont deux termes identiques… Mais si laïcité et démocratie sont indivisibles, et si la démocratie ne peut réaliser son essence et remplir son office, qui est d’assurer l’égalité des droits, que dans la laïcité, par quelle contradiction mortelle, par quel abandon de son droit et de tout droit, la démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l’éducation, c’est-à-dire dans l’institution la plus essentielle, dans celle qui domine toutes les autres, en qui les autres prennent conscience d’elles-mêmes et de leur principe ? Comment la démocratie qui fait circuler le principe de laïcité dans tout l’organisme politique et social permettrait-elle au principe contraire de s’installer dans l’éducation, c’est-à-dire au cœur même de l’organisme ? 2 »

Jaurès peut alors conclure son discours aux élèves de Castres dans un grand esprit d’ouverture et de dialogue :

« Ainsi le jour viendra où tous les citoyens, quelle que soit leur conception du monde, catholiques, protestants, libres penseurs, reconnaîtront le principe supérieur de laïcité. Et la conscience de tous ratifiera les lois nécessaires et bienfaisantes dont l’effet prochain sera, je l’espère, de rassembler dans les écoles laïques, dans les écoles de la République et de la nation, tous les fils de la République, tous les citoyens de la nation3. »

C’est la même ouverture qui apparaît après le vote de la loi de Séparation des Églises et de l’État. Pour le rapporteur de la loi, Aristide Briand, tout aussi mesuré que Jean Jaurès avec lequel il collabora pour faire passer cette loi :

« Je voudrais dire très nettement comment la loi de Séparation doit être appliquée au mieux… Quand nous aurons organisé l’enseignement de telle sorte qu’il soit soustrait à toute étroitesse en quelque sens qu’elle se puisse exercer, et que, suivant la belle parole de Proudhon, sur la tête de l’enfant viennent converger tous les rayons de l’esprit humain, de telle sorte qu’il puisse choisir entre les diverses directions d’esprit que la sympathie du maître lui aura suggérées, quand nous aurons institué une telle force d’assurance sociale contre les risques élémentaires de la vie, que la belle charité religieuse reste comme un luxe de tendresse et ne soit plus un moyen de domination, alors qui d’entre vous pourra redouter la pleine et libre affirmation de quelque croyance que ce soit ? 4 »

 

Jaurès utilise les mots de la non-violence

Après une telle ouverture, il est possible de parler de non-violence jusque dans le discours de Jean Jaurès parlant de la laïcité, tant pour lui le combat pour la laïcité est d’abord et aussi celui pour l’école et l’éducation. Ce combat s’exprime explicitement avec une palette de mots manifestant aujourd’hui les réalités de la non-violence. Nous rencontrons d’abord une très belle tirade sur le courage, dans un discours prononcé à la distribution des prix du lycée d’Albi, en 1903 : « Surtout, qu’on ne nous accuse pas d’abaisser et d’énerver les courages 5. » Jean Jaurès rappelle dans ce discours celui prononcé vingt-deux ans plus tôt dans les mêmes circonstances. Alors benjamin du corps professoral du lycée d’Abi, il avait disserté devant les élèves et ses collègues de « la bienveillance dans les jugements ». Maintenant, pour lui, en 1903, il précise que « le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre 6 ». À cette nouvelle étape, en juillet 1903, la question de la séparation des Églises et de l’État est déjà posée avec la première proposition de loi du socialiste Francis de Pressensé. Jean Jaurès n’élude pas l’atmosphère de batailles passionnées du débat civique, mais ne tombe pas dans le piège de propos violents. Il présente à des lycéens, pour la plupart de milieu bourgeois, la conception générale de la vie et de l’action qui inspire sa propre vie politique. Lui qui avait parlé dans son premier discours de jugement « bienveillants », « indulgents », il reconnaît maintenant que « dans les années de lutte qui ont suivi, j’ai pu manquer plus d’une fois envers des adversaires à ces conseils de généreuse équité ». Il ajoute que « ce fut réciproque, ce qui rétablit les équilibres ». Pour lui, c’est à la confiance qu’il faut faire appel: « Dans notre France moderne, qu’est-ce donc que la République ? C’est un grand acte de confiance… Oui, la République est un grand acte de confiance et un grand acte d’audace 7. »

 

La question de la laïcité est ensuite largement dépassée dans ce discours de 1903. C’est celle de la guerre et de la paix qui vient. Et comme pour celle de la laïcité, il faudra trouver « des formules de conciliation ». Ne peut-on pas dire que la notion actuelle de non-violence s’illustre chez Jaurès par les valeurs de courage, de confiance et de conciliation ? Jaurès et une laïcité non-violente, c’est le courage de la démocratie confiante.

 

1) « Pour la laïque », dans Laïcité et République sociale, édition Gilles Candar, Paris, Le Cherche Midi, 2005, pp. 174-175.

2) Laïcité et République sociale, op. cit., pp. 69-70.

3) Idem, p. 77.

4) « Comment la loi de Séparation doit être appliquée… », Chambre des députés, le 13 novembre 1906, dans Laïcité et République sociale, op. cit., p. 80 et pp. 114-115.

5) Jean Jaurès, De l’éducation (Anthologie), textes présentés par Catherine Moulin et Gilles Candar, Paris, Éditions Syllepse, 2005, p. 48.

6) Jean Jaurès, De l’éducation, op. cit., p. 48.

7) Jean Jaurès, De l’éducation, op. cit., p. 41.

 

Penser la laïcité avec Jaurès

 

« Si Jaurès a été au côté de Combes lors des combats qui aboutissent à la Séparation de 1905, il s’est refusé à entretenir la guerre religieuse. Il a plutôt voulu hâter un compromis pour passer au plus vite à la question sociale décisive. Quant à l’Église, il est convaincu, comme son discours Pour la laïque le montre bien, qu’elle est condamnée à composer avec le siècle ou à disparaître. La laïcité, argumente Jaurès, n’est pas de l’ordre de l’arbitraire, car les sociétés n’enseignent pas ce qu’elles veulent mais ce qu’elles sont. […]

La position laïque de Jaurès est originale et doit être replacée dans sa philosophie générale. Pas de révolution sociale sans suppression du joug clérical, mais pas de révolution non plus si la question religieuse continue d’opposer le cléricalisme dépassé et le positivisme conservateur. La conception originale de la laïcité qu’il défend doit être pensée en dehors du positivisme bourgeois, elle ne peut se réduire à “une conception de préceptes médiocres d’hygiène ou de morale subalterne, à un recueil de recettes morales et de recettes culinaires” (Pour la laïque). Elle ne va pas sans idéal, sans espérance. […]

La stérilisation scolaire est le pendant exact du caractère formel d’une citoyenneté politique séparée des réalités sociales, économiques, culturelles. La laïcité pour Jaurès doit donc s’entendre au sens précis où l’école entre en communication avec les grandes questions sociales ; où elle est le point de rencontre des deux grandes forces historiques du travail et du savoir ; où l’école participe de l’évolution humaine vers la réalisation de l’idéal de justice. […]

On le voit, Jaurès est décidément un philosophe politique que “le mot Dieu n’effraye pas”, selon l’expression célèbre de Pour la laïque, dans la mesure même où “les vrais croyants sont ceux qui veulent abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, et, par suite, les haines d’homme à homme ; les haines aussi de race à race, de nation à nation, toutes les haines, et créer vraiment l’humanité qui n’est pas encore” (Jean Jaurès, La question religieuse et le socialisme, présentation de Michel Launay, Éditions de Minuit, 1959, p.58). »

 

Extrait de la postface rédigée par Guy Dreux et Christian Laval, de l’ouvrage : Jean Jaurès, De l’éducation (anthologie), textes présentés par Catherine Moulin et Gilles Candar, Paris, Éditions Syllepse, 2005, pp. 288-292.


Article écrit par Patrick Jacquemont.

Article paru dans le numéro 140 d’Alternatives non-violentes.