Les chemins de l’anticolonialisme

Auteur

Gilles Candar

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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Jean Jaurès a vécu la période de la colonisation et a pris conscience des graves problèmes qu’elle pouvait engendrer lors de son séjour en Algérie. Il s’engagea en faveur de la protection des populations indigènes et du pluralisme culturel. Sa prise de position contre la guerre et contre la supériorité des peuples européens l’a isolé des patriotes et a dévoilé une nouvelle facette de sa personnalité, celle d’un homme anticolonialiste.

Jean Jaurès a vécu la période de la colonisation. Il l’a accompagnée et il est passé à son  égard de l’approbation la plus enjouée à la critique d’abord mesurée, puis de plus en plus catégorique, mais aussi de plus en plus réfléchie. Sans doute d’ailleurs, sa réflexion restait encore partiellement en suspens au moment de sa mort prématurée (rappelons qu’il n’était âgé que de cinquante-quatre ans en 1914). L’évolution n’en est pas moins saisissante.

 

Jeune homme, Jaurès est un professeur républicain, admirateur de Jules Ferry, l’homme des lois scolaires, mais aussi des conquêtes coloniales. Jaurès compte de nombreux militaires dans sa famille. Certains ont participé à la conquête de l’Algérie. Gloires et protecteurs de la famille, les amiraux Constant et Benjamin Jaurès sont allés guerroyer en Cochinchine, dans l’Annam et en Chine. Le jeune Jaurès loue donc tout comme un autre la mission civilisatrice de la France : « ces peuples sont des enfants » et il faut se faire aimer en assurant l’ordre et en construisant des écoles, explique-t-il aux électeurs du Tarn lorsqu’il prépare son élection comme député en 1885.

 

La prise de conscience

Il apprend vite que le monde n’est pas si simple. Il l’apprend à la Chambre, dans sa circonscription aussi, auprès des mineurs de Carmaux comme des paysans du Tarn, ou à Toulouse, dont il est un temps l’élu local. Il devient socialiste, mais longtemps semble rester discret sur les questions coloniales. Les connaît-il d’ailleurs ? Et d’abord, comment les connaître ? La documentation est rare, la presse peu fiable, la science ethnographique guère assurée, dans ses méthodes comme dans ses présupposés. Peu de gens s’intéressent à ces terres lointaines et d’autres sujets passionnent bien autrement l’opinion, même celle des esprits les plus cultivés et les plus avertis : cléricalisme, libre-pensée, protectionnisme, libre-échange, lutte contre le phylloxéra, boulangisme, scandale du Panama… Pourtant Jaurès travaille, lit, discute, s’ouvre aux réalités du pays comme de l’étranger. Il se rend au printemps 1895 à Sidi-bel-Abbès, en Algérie, à l’invitation de son ami Viviani. Il s’y repose, mais il s’informe aussi. Il prend alors conscience de l’existence de graves problèmes, ou du moins en découvre la réalité concrète derrière les formulations abstraites lues ou entendues à Paris. Les tensions sont lourdes en Algérie. Les colons, les juifs devenus citoyens français par le décret Crémieux en 1870, la masse de la population arabe, musulmane, appauvrie par les conséquences de la conquête et les spoliations, s’affrontent sourdement. Parfois des émeutes éclatent. Jaurès écrit à plusieurs reprises sur l’Algérie, après ce voyage et à l’occasion de crises diverses qui secouent ces départements officiellement intégrés à la République française. Son originalité est qu’il ne passe pas sous silence la masse arabe et ses droits. « Nous avons été les tuteurs infidèles du peuple arabe » écrit-il 1 et il ne voit pas de solution qui se dispenserait de reconnaître ces droits. À l’époque, il s’agirait de « garanties », de « traitement plus humain2 », d’accepter aussi le principe de l’accès à la citoyenneté française de populations qui garderaient le statut juridique musulman. Un programme qui pourrait donc s’insérer dans la logique d’un réformisme colonial, lequel existe au sein de la gauche républicaine… mais qui est régulièrement réduit à l’impuissance par une majorité indifférente, ou sensible aux arguments des milieux coloniaux. Les limites mêmes d’une colonisation pacifique, les pièges de la mise en valeur, de « l’aide au développement » dirait-on peut-être aujourd’hui, Jaurès apprend aussi à les connaître. Quelques affaires célèbres jalonnent son apprentissage.

 

Ainsi, à partir de 1906, la célèbre affaire Couitéas. Requin habile qui avait su faire fortune, vice-consul de Grèce en Tunisie, marié à une aristocrate française, lié au monde des affaires et de la politique, Basilio Couitéas avait acquis à Tabia, par des procédés plus que douteux et de hautes complicités, un domaine de 38 000 hectares dont il entendait faire expulser les tribus indigènes. Tortueuse, l’affaire Couitéas agite la Tunisie ainsi que la vie politique et associative française pendant plusieurs années. Couitéas sait trouver des défenseurs, chez les radicaux (Pichon, Dalimier.) et à droite (Cdt Driant), mais aussi au sein de la Ligue des droits de l’homme ou au Parti socialiste (Willm). L’affaire se termine par un compromis et Couitéas obtiendra en 1923 des indemnités complémentaires (arrêt Couitéas du Conseil d’Etat, 1923, célèbre pour fonder la notion de « responsabilité sans faute »). Mais cette affaire aussi tragique que romanesque a été de celles qui ont permis de dessiller les yeux de Jaurès… et qui surtout ont montré sa capacité à réagir, à éclairer et à dessiller les yeux de ceux qui ne voyaient pas… ou ne voulaient pas voir. Il y eut d’autres affaires bien sûr : scandales de l’Ouenza, de la Ngoko Sangha… Pour Jaurès, comme il l’écrit dans L’Humanité 3, « il est temps que partout les indigènes soient protégés » et bénéficient « d’énergiques mesures de réparation », car « en Tunisie, comme en Algérie, comme au Congo, comme au Maroc, c’est en les pillant que des milliers d’aventuriers s’enrichissent ». Non seulement Jaurès saisit le mécanisme des rapines, mais c’est aussi pour lui l’occasion de se pencher plus avant sur la civilisation arabo-musulmane et les sociétés africaines : il faut apprendre l’histoire musulmane, le droit musulman, tous les aspects de cette « civilisation admirable et ancienne 4 ».

 

Contre la guerre du Maroc

L’aspect le moins populaire du colonialisme est sans doute celui de la conquête militaire. « Les peuples n’aiment pas les missionnaires armés » sait-on depuis Robespierre, et même si longtemps la gauche républicaine ou bonapartiste a pu être patriote ou cocardière, depuis 1848, Hugo et Michelet, une méfiance contre les expéditions militaires s’est développée. Elles coûtent cher, de surcroît, en argent et en hommes. C’est en général une fois la conquête faite que la colonisation est souvent la mieux acceptée. La phase de conquête est plus difficile. Ce n’est donc qu’une demi-surprise lorsque Jaurès s’oppose à la conquête du Maroc au début du XXe siècle, qui suit celles de l’Algérie et de la Tunisie. Jaurès mène campagne contre la guerre du Maroc. Il comprendrait une présence économique, culturelle qui serait profitable à la France. Il n’accepte pas la guerre et ses méthodes. C’est le minimum, diront certains ? Mais peu atteignent ce minimum, précisément, même à gauche, dans la France de la Belle Époque. Lorsque Jaurès dénonce les massacres, les exactions, les bombardements de civils, la mise à mort des femmes et des enfants qu’il devine, qu’il reconstitue, derrière les euphémismes et les propos lénifiants des communiqués officiels, Jaurès se fait insulter, traiter d’agent de l’Allemagne, puisque l’Allemagne prétend elle aussi défendre l’indépendance marocaine, d’insulteur des soldats français, les « plus généreux et les plus humains qui soient au monde », comme le déclare le radical Paul Doumer. Pendant longtemps, les patriotes marocains seront au mieux des « rebelles » ou des « fanatiques », le plus souvent des « salopards » comme le chantait encore dans les années 1930 Marie Dubas. Cette campagne contre les guerres du Maroc vaut sans doute à Jaurès les pires haines contre lui. C’est que la mainmise française ne se fait pas si aisément. Les Marocains résistent. L’Allemagne intervient (visite de Guillaume II à Tanger en 1905, coup d’Agadir en 1911).

Donc non seulement Jaurès semble s’en prendre à l’action qui se proclame pleine de bonnes intentions du gouvernement républicain, de gauche le plus souvent (l’anticlérical Rouvier, le radical Clemenceau, ancien anticolonialiste pourtant, les socialistes Briand ou Viviani, le dreyfusard Gal Picquart ministre de la Guerre), mais il contrecarre l’action nationale alors qu’est en jeu notre rivalité avec l’ennemi traditionnel, l’Allemagne du Kaiser Guillaume. Et Jaurès s’engage. Ses articles, ses discours à la Chambre ou en réunions publiques, se comptent par dizaines et même davantage. Il est interrompu, insulté, caricaturé, promis à la mort honteuse par tous les patriotes, de droite… mais aussi de gauche comme son ancien ami Péguy, en route vers le nationalisme, ou les habitués du salon de son amie Arconati-Visconti dont il finit par être exclu.

 

La découverte du pluralisme culturel

Isolé, Jaurès s’est élevé au-dessus de la plus grande partie de la classe politique par sa générosité et sa capacité d’imagination. Lui, le normalien, le professeur épris d’humanité et de culture classique, pressent, découvre la grandeur des civilisations non européennes. Non, les Marocains qui se défendent ne sont pas des fanatiques. Ils défendent la liberté de leur civilisation, qui a ses mérites, même si, comme les autres, elle doit savoir s’ouvrir et évoluer. C’est à ce moment que Jaurès renoue avec la plus haute tradition de l’humanisme et des Lumières, de Montaigne à Diderot, qui sait voir la valeur des autres possibles. Jaurès est isolé quand il se prononce à la Chambre contre le traité de protectorat sur le Maroc (12 juin 1912), au nom aussi de la civilisation marocaine, « civilisation à la fois antique et moderne », qui a « sa tradition et sa fierté », civilisation « souple, variée », qui a su à la fois exprimer « le plus haut degré de génie philosophique » et rayonner jusqu’au cœur de l’Afrique, et qui le surprend par sa complexité, sa plasticité, ses possibilités d’évolution et de transformation. Jaurès a ainsi découvert ce que Madeleine Rebérioux (1920-2005), sa grande historienne, elle-même constante et courageuse militante anticolonialiste, appelait « le pluralisme culturel ». Cela le conduit à participer avec une particulière hauteur de vues aux discussions qui troublent parfois les rangs socialistes. L’hostilité socialiste à la conquête coloniale, affirmée régulièrement aux congrès, allait de soi et rejoignait l’opposition traditionnelle des radicaux à ces expéditions. Mais que faire des empires coloniaux acquis ? De même que se développait un radicalisme d’affaires et de colonies, de même certains socialistes se laissent aller à rêver de projets de coopératives ou d’expériences socialistes… dans des régions propices qu’on aurait au préalable vidées de leurs habitants, à moins que ceux-ci ne deviennent d’obéissants sujets. Ainsi, le projet Deslinières de colonisation socialiste au Maroc, soutenu par Guesde et Cachin, faillit être approuvé par le groupe parlementaire socialiste (séances du 16 février et du 8 mars 1912). L’intervention de Jaurès et de Vaillant fut décisive pour l’empêcher. Ainsi, l’Internationale socialiste à Stuttgart condamne fermement en 1907 le principe même du colonialisme, mais derrière ce rappel solennel, la lecture des débats fait apparaître la montée de courants favorables à l’acceptation du système colonial, souvent sous couvert d’amélioration. Jaurès indique par moments l’inclinaison de sa pensée, mais il manque de temps pour la préciser et la définir au fond alors qu’il est accaparé par mille autres questions.

 

En tout cas, il a pris conscience de l’enchaînement des responsabilités. Non seulement, la politique coloniale de la France est condamnable en soi, mais en outre, elle participe pleinement à la montée des nationalismes, des antagonismes, des haines et des rivalités qui conduit à la catastrophe. Il le dit explicitement dans son émouvant et presque ultime discours, prononcé à Vaise (Lyon) le 25 juillet 1914 : « L’Europe se débat comme dans un cauchemar. »

Jaurès n’a pas été le seul anticolonialiste de son temps. Clemenceau a des formules plus acérées (Le Grand Pan, 1896). Hervé, dans La Guerre sociale, Vigné d’Octon, mènent de vigoureuses campagnes. Mais Jaurès se distingue par la rigueur de sa réflexion. Son opposition au colonialisme émerge, s’affirme, s’affine, se base sur une argumentation renouvelée et s’approfondit. Jaurès est le seul grand politique du temps non seulement à avoir compris que les problèmes doivent être posés au niveau de l’humanité, mais aussi que la paix est nécessaire par elle-même pour régler ces problèmes, à avoir récusé la violence dans les relations internationales. C’est le sens de tout son combat au sein de l’Internationale socialiste après 1905 pour lutter contre le danger de guerre et son appel pressant pour que le prolétariat socialiste forme un « centre organisé et clair de volonté pacifique », une « force de paix organisée, vigilante » afin de «sauver la civilisation 5 ».

 

 

1) Jean Jaurès, « La question arabe », La Petite République, 1er juillet 1898.

2) Jean Jaurès, « Les compétitions coloniales », La Petite République, 17 mai 1896.

3) Jean Jaurès, « Ni diversion, ni équivoque », L’Humanité, 4 mai 1911.

4) Intervention de Jean Jaurès à la Chambre des députés, 1er février 1912.

5) Discours de Jean Jaurès au Tivoli Vauxhall après le congrès international de Stuttgart, 7 septembre 1907.

 

 

Bibliographie

• Georges Haupt et Madeleine Rebérioux (dir.), La Deuxième Internationale et l’Orient, Cujas, 1967.

• Jean-Pierre Biondi, avec la collaboration de Gilles Morin, Les Anticolonialistes (1881-1962), Robert Laffont, 1992.

• Denis Lefebvre, Le Socialisme et les colonies, Bruno Leprince, 1994.

• Christian Poitevin, « Jaurès et les spoliations coloniales de Tunisie : l’affaire Couitéas (1908-1912) », Jean Jaurès, bulletin de la SEJ, n° 54, juillet-septembre 1974.


Article écrit par Gilles Candar.

Article paru dans le numéro 140 d’Alternatives non-violentes.