Les adolescents transgressent pour satisfaire des besoins

Auteur

Élisabeth Maheu

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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L’adolescent est un citoyen potentiel, en train de grandir et de briser sa coquille. Mais quand la coquille du petit d’homme se craquelle, ce n’est pas très confortable, ni pour lui, ni pour ses parents, ni pour ses professeurs.

Élisabeth MAHEU, Formatrice pour les enseignants de collèges et lycées, IUFM de Rouen ; auteure de Sanctionner sans punir, Lyon, Chronique sociale, 2006 (réédition).

Besoin de repères

 

L’adolescent a besoin de règles pour se structurer, mais il transgresse les règles pour vérifier les limites entre le permis et l’interdit, et pour tester la fiabilité des adultes avant de leur accorder sa confiance. Quand nous testons une voiture, c’est plutôt dans l’espoir que cela marche, et que nous puissions lui faire confiance en cas de virage risqué !

Quand un adolescent est surpris à transgresser une règle, il est important de commencer par écouter ce qu’il a perçu, ressenti, imaginé, pensé. S’est-on demandé si l’infraction a été commise en réaction à une agression, par manque d’intérêt pour l’activité proposée, par réaction de jalousie, pour cultiver son image de marque dans le groupe, pour se prouver quelque chose, pour ressentir de la puissance et ainsi combler un déficit d’estime de soi ? Diagnostiquer les motivations ne dispense pas de sanctionner. L’éducateur conscient de l’enjeu sera astucieux dans le choix de la sanction éducative, il aidera l’adolescent à prendre conscience des raisons de son comporte- ment et à trouver d’autres façons acceptables de satisfaire ses légitimes besoins.

Besoin d’autonomie

Dans sa recherche tâtonnante d’autonomie, l’adoles- cent a aussi besoin de faire ses expériences (travail, coiffure, habillement, tabac, expériences amoureuses, expériences militantes...). Il a encore besoin d’un filet de sécurité, mais un filet qui lui laisse de la liberté de mouvement. Le problème est d’ajuster la taille des mailles du filet à chaque adolescent et à chaque situation. Les adultes de son entourage doivent bien veiller sur lui, mais ni trop, ni trop peu. Il est des expériences dangereuses à lui éviter et des risques intéressants à le laisser prendre. Les parents doivent s’interroger sur la capacité d’autonomie de cet enfant-là, à ce moment-là, en prenant de la distance par rapport à leurs propres peurs (et à leur désir de rester indispensable à leur petit !). Pour y parvenir, ils auraient intérêt à accepter d’en parler avec d’autres adultes, et avec les jeunes eux-mêmes, dont cer- tains sont à même de prendre en compte les peurs normales des adultes !

L’adolescent a besoin de prendre des initiatives et des responsabilités, de voyager, de sortir du cocon familial. Mais il a aussi besoin d’intimité : il est important de respecter la confidentialité de ses conversations et de ses courriers, car il a besoin de parler de ses découvertes et de ses questions à ses copains et copines, en dehors des adultes. Il a besoin d’un espace personnel (même si sa chambre est mal rangée...) et d’une marge de liberté dans son emploi du temps et le choix de ses fréquenta- tions. Il a besoin pour devenir autonome, d’expérimenter cette autonomie, de tâtonner, avec le risque de faire des erreurs, pour en mesurer lui-même les effets et réajuster ses décisions.

Estime de soi

Un adolescent qui ne sent pas assez estimé peut réagir de différentes façons, pour prouver qu’il existe et obtenir enfin de l’estime. Il peut se décourager ou au contraire se jeter à corps perdu dans un travail acharné, fuir la réalité dans l’imaginaire, le rêve, la drogue, l’alcool, une sexualité débridée, il peut accorder aveuglément sa confiance à n’importe qui. Certains proclament haut et fort leur besoin d’être reconnus, claquent les portes, fuguent... pendant que d’autres risquent de passer complètement inaperçus, rompant discrètement le dialogue, sans transgression ni bruit : « À quoi bon parler, puisque vous ne m’écoutez pas, puisque vous ne voulez pas me comprendre... »

Besoin de protection

Une amie, très inquiète, racontait comment elle avait découvert que son fils était aux prises avec une bande qui l’impliquait dans une affaire de recel de drogue, sans qu’il sache comment résister. Jérémy n’allait pas bien. Il tournait, oisif, dans la maison. Fermé, il répondait aux questions par des onomatopées, négligeait son travail scolaire, sans pour autant jouer avec ses proches cousins comme il le faisait jusque-là. La maman nous racontait : « Ce jour-là, je ne me rappelle pas ce qu’il nous avait dit... mais dès son départ de la maison, je suis allée fouiller dans ses affaires, chose que je n’avais jamais faite, car ce n’est pas dans mes principes. En quelques minutes, je découvre le pot aux roses, si l’on peut dire : une quantité non négligeable de petits sachets blancs dans son meuble de chevet, pas même fermé à clé ! » Parfois sou- mis à de grandes tensions internes, un adolescent peut provoquer, même inconsciemment, l’émergence d’un conflit interne qui lui devient insupportable. Provoquer l’adulte, c’est le convoquer, pour que quelque chose de nouveau advienne ! Cette provocation est un appel au secours : « Dites-moi non, c’est trop lourd, il faut que cela cesse, je voulais que vous sachiez. » Et que dire d’une adolescente qui vient, contre son habitude, étreindre affectueusement son parent avec un pull en laine qui sent la fumée à plusieurs mètres à la ronde !

Quand, parents ou éducateurs, nous sommes ainsi provoqués, convoqués, osons ouvrir les yeux. Le jeune sera rassuré de trouver quelqu’un sur qui s’ap- puyer, même si le prix à payer est une sanction. « Cette sanction, il l’a bien cherchée », oui, mais au sens de cher- cher un point d’ancrage pour éviter le naufrage ! Et s’il ne nous trouve pas, ne risque-t-il pas de s’enliser dans la situation qu’il souhaitait fuir, et de transgresser alors plus loin et plus fort.

Besoin d’être aimé

L’adolescent, comme toute personne, a d’abord besoin d’être aimé tel qu’il est ; indépendamment de son comportement. La transgression est parfois une question grave qui attend sa réponse : « Qui suis-je ? qui suis-je pour toi ? Est-ce que tu m’aimes ? » Et tant que la répon- se est insatisfaisante, il est vital pour l’enfant de répéter à son parent : « Est-ce que tu vas me répondre ? est-ce que j’en vaux la peine ? » La non-réponse peut être vécue comme de l’abandon. Il lui faudra donc transgresser plus fort jusqu’à en obtenir une. Jessica, 14 ans, est placée dans un foyer. Elle fugue, fume, est déjà passée plusieurs fois au poste de police... Quand les éducateurs appellent la maman, un matin, pour l’informer des frasques de sa fille, la réponse est : « Elle fait ce qu’elle veut, je m’en fous ! » Jusqu’où Jessica devra-t-elle aller pour avoir une réponse aimante de sa maman ? C’est peut-être tout ce qu’elle cherche.

Agressivité

La transgression peut être la réponse à une agression, vengeance ou réaction de défense qui n’a pas su ou voulu se dire autrement. Le sentiment d’injustice devant l’impunité d’un méfait peut aussi attiser le désir de se faire justice soi-même. Il est important d’empêcher que chacun « fasse sa loi », en sanctionnant fermement la violence, même quand elle répond à une autre violence ; néanmoins, l’agression initiale doit être tout autant dénoncée et sanctionnée.

Prendre en compte les besoins

 

Pourquoi ne pas prendre en compte le besoin de bouger d’un élève assis en classe depuis plusieurs heures ? Le besoin de se défouler ne justifie pas le fait que le non-respect de certaines règles empêche tout un groupe de travailler, mais la solution est plus dans l’adaptation du cadre que dans la sanction.

En cas de racket, la peur des représailles entraîne la non-assistance à personne en danger. Pour autant, les adultes du collège peuvent-ils exiger une dénonciation sans garantir la sécurité de celui qui ose dire la vérité ?

Si, dans une compétition sportive ou bien dans le classement des résultats scolaires d’une classe très hétérogène, on sait d’avance que les jeux sont faits, non pas au mérite, mais du fait du handicap de certains par rapport à d’autres, cette mise en concurrence déloyale peut expliquer un comportement tricheur. À cause de la perte de confiance et du détriment à autrui qui en résultent, le fraudeur risque d’être perçu comme parasite et de se faire exclure encore davantage, et il faudra bien s’acheminer vers d’autres moyens de résoudre ses difficultés. Ne peut-on remettre en cause la surenchère de compétition dans les activités sportives, scolaires et commerciales ?

Voici encore un autre exemple de transgression utilitaire qui pourrait être évité en aménageant le cadre de vie : quand un lieu de rencontres est dépourvu d’espaces réglementaires pour l’affichage d’informations et de messages, cet affichage devient vite sauvage. Délimiter des espaces permettrait de répondre au besoin d’expression et supprimerait les circonstances atténuantes de ceux qui dénaturent l’espace public.

Dysfonctionnements des adultes

Certains enfants sont habitués à se soumettre au père, mais seulement quand il est là. Je pense à cette maman qui s’arrange avec son enfant pour ne pas montrer au papa la punition rapportée de l’école. Dans la voiture familiale, on ne ralentit qu’à la vue de gendarmes ou des appels de phare. Ces enfants-là devenus adolescents se retrouvent dans un milieu où l’on surestime leur autonomie, et au collège, l’absence notoire des surveillants leur laisse imaginer que tout devient possible ; si leur enseignant doit quitter sa salle de classe pour quelques instants, ils le vivent comme une incitation à la transgression !

Des régimes particuliers auront pu être vécus comme des privilèges et des passe-droits. Des transgressions non sanctionnées ont pu être interprétées par le jeune comme autant d’autorisations de fait. Quand il s’agit d’une règle négociée dans le groupe, et que certains jeunes se sentent exclus ou pensent ne pas pouvoir influencer les décisions, ils s’en trouvent affectés, et peuvent, délibérément ou inconsciemment, saboter la mise en oeuvre de ces décisions.

Savoir dire « oui », savoir dire « non », et dire « pourquoi »

 

L’ado a besoin de comprendre le sens des règles, leur utilité, l’intérêt de les respecter même en dehors de tout contrôle. Il a besoin d’explications, du témoignage de vie des parents, mais aussi de l’exemple d’autres adultes, professeurs, éducateurs sportifs, parrains ou grands cousins. Quand les adultes tolèrent de petits mensonges à leurs proches, laissent échapper des insultes, refusent d’obtempérer à une consigne du patron, arrivent en retard, trichent dans une déclaration, grappillent quelques euros à l’assureur, « oublient » de composter leur titre de transport ou de parking, fuient devant une difficulté ou une responsabilité à assumer, ne respectent pas une règle simplement parce que celle-ci les gêne, ou parce tout le monde le fait, qui décide que ce n’est pas grave ? Les adolescents regardent... et réfléchissent !

L’adolescent a besoin de parents ou d’adultes consistants, avec des valeurs assumées, des convictions expliquées, qui savent dire oui et qui savent dire non, qui s’intéressent à lui, à ce qu’il fait, ce qu’il pense, ce qu’il croit, ce qu’il devient...

L’adolescent a besoin de s’affirmer

L’adolescent s’affirme de temps en temps en s’autorisant ce qui est interdit. Parfois, il ira jusqu’à rechercher l’émotion procurée par le risque d’être un héros : grimper dans le cerisier ou sur la verrière de la véranda, ou encore passer le feu rouge « à fond la caisse ! » Quelles autres occasions lui fournissons-nous de relever des défis ?

Un adolescent bien accompagné et bien équipé en estime de soi, même s’il lui arrive de transgresser, peut mobiliser des ressources surprenantes. Quand on sait l’énergie que lui demande déjà ce corps qui se transforme, ce psychisme qui se remanie, il est étonnant de voir la force qu’il est pourtant capable de déployer quand il est motivé ; l’adolescence, c’est aussi le temps des grandes passions, de grandes décisions intérieures même s’il ne les communique pas toujours, de réflexions intenses sur le monde qui l’entoure, ses mystères, ses injustices et les perspectives enivrantes d’ailleurs possibles. La révolte parfois brouillonne est à la hauteur de la combativité des jeunes qui ne se résignent pas au fatalisme et bousculent les routines dans lesquelles leurs aînés sont parfois tombés. Leur besoin d’exister de façon originale les poussent parfois à l’excentricité, mais secouent aussi le triste conformisme de ceux qui n’ont plus le courage de prendre des risques. Leur besoin d’identité les pousse parfois à fréquenter sans distance des « bandes » inquiétantes, mais c’est ce même besoin qui motive leur adhésion à un groupe de musique, une école de cirque, une équipe sportive, à un projet humanitaire, ou encore à une protestation contre une injustice. 

1) Je vous recommande la lecture de la bande dessinée de Derib, No limits, et de son dossier pédagogique « À fond la vie !... pour en finir avec la violence » (Association pour la vie, 24, rue A.-Briand, BP 90026, 59392 Wattrelos cedex.
Site : pour-la-vie@wanadoo.fr/.

 

« C’est incroyable ! » Tribunal de Paris

La salle est pleine de gamines, une classe de Zep emmenée par deux profs. On arrive au quatrième prévenu, à qui le juge débite : « Il vous est reproché d’avoir, sur le territoire national, depuis temps non prescrit, conduit un véhicule malgré la suspension de votre permis de conduire... » Les têtes dodelinent. « Un mois plus tard, vous avez réitéré, souligne le juge, car votre avocat, ayant déposé un référé contre cette suspension, vous aurait garanti la relaxe devant le tribunal correctionnel. » Des yeux se ferment. Le juge ajoute : Votre avocat soulève une exception de nullité in limine litis... » Un message passe dans les rangs : « On a faim, madame, on est obligé de rester ? » Mais tout à coup, la salle s’ébroue : « Vous êtes directeur commercial, vos revenus s’élèvent à 7 000 euros mensuels... » « Ah ! Oh ! », font les filles. Elles se poussent du coude : « Combien ? Oh ! là là ! mais... c’est beaucoup, c’est incroyable ! » Réveillées, elles écoutent la procureure, qui tempête : « Monsieur le directeur a besoin de sa voiture ! Mais les livreurs aussi ! Et monsieur se fait arrêter, sans permis et téléphonant au volant ! Mais où est-on ? » Elle gronde : « Qu’il embauche un chauffeur avec ce qu’il gagne. Cela fera un chômeur de moins ! » Elle réclame 5 mois avec sursis et 7 000 euros d’amende ». « Aaaah ! », chavirent les petites.

Le suivant est intermittent du spectacle, qui a conduit malgré un permis annulé. Salaire mensuel 4 500 euros, les filles vacillent : « C’est pas possible... » Le juge ajoute : « En plus, il avait cru malin de maquiller sa plaque d’immatriculation avec du scotch noir, transformant un “R” en “P”. » « Une amende d’un mois de salaire ! » demande la procureure. Quatre mille euros, arrondit le juge devant les yeux effarés de son public. On continue avec une absente, arrêtée à Bricorama, « une tronçonneuse et ses accessoires dis- simulés sous ses jupes, grâce à une poche spécialement confectionnée », relate le juge. Aux policiers, la femme a déclaré : « C’est pour faire des travaux en Roumanie car ma famille habite dans la forêt. » Tout le monde se marre, même le juge. La proc’ aussi : « Quelle pub pour ce magasin, hein ! Venir spécialement de Roumanie pour chercher une tronçonneuse ! »

Maintenant c’est Hacène, 23 ans, un beau gars qui chaloupe vers la barre en distribuant des clins d’œil. Ivre, sur les Champs-Élysées, il a giflé une fille qui refusait ses avances. « Interpellé par les policiers, vous les avez insultés : “Racistes, je nique les Céfrans !” », lit le juge, « et vous avez déclaré “Je draguais !” ». « Hi, hi, hi ! » rigole la salle. « Un peu de respect, je vous prie ! », se fâche le juge. Mille euros d’amende, un mois de salaire. Plus question de partir : « On reste, madame ! »

Dominique SIMONNOT - Lu dans Le Canard enchaîné (11 avril 2007)


Article écrit par Élisabeth Maheu.

Article paru dans le numéro 143 d’Alternatives non-violentes.