Pour un bon usage de la peur. Une proposition de Hans Jonas

Auteur

Bernard Quelquejeu

Année de publication

2014

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Bien des arguments développés par les partisans de la « décroissance », dont beaucoup font état de données chiffrées impressionnantes, s’efforcent de susciter dans le public — qu’ils en aient conscience ou non — des sentiments d’inquiétude, voire de peur. Bien entendu, ces arguments doivent être examinés un à un, passés au crible, discutés sur le fond avec rigueur, leur information doit être vérifiée avec soin. L’utilisation de tels arguments pose néanmoins une question générale. La sagesse populaire affirme que « la peur est mauvaise conseillère ». Pourtant, l’un des plus célèbres théoriciens allemands de la civilisation technologique, de la fragilité des équilibres naturels et de la sagesse écologique, Hans Jonas, n’hésitait pas, devant la gravité et l’urgence des menaces, à recommander de développer une rhétorique de la peur.

Bernard QUELQUEJEU, Professeur d’éthique philosophique à l’Institut catholique de Paris. Auteur de nombreux articles de philosophie, dont notamment « La nature du pouvoir chez Hannah Arendt », paru dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques, n° 3, tome 85, juillet 2001, Paris, Vrin.

L’un des thèmes du livre de Hans Jonas, Le Principe responsabilité 1, vendu à plus de 150 000 exemplaires en quelques années, qui a le plus retenu l’attention plaide pour ce qu’il appelle une heuristique de la peur — c’est-à-dire une méthodologie d’investigation conduisant à la découverte. Les positions de Hans Jonas sur ce point méritent un examen attentif. Y a-t-il, sur ces sujets de péril écologique et de décroissance, une rationalité propre à la peur ?

Puissance technologique et responsabilité indéfinie

L’idée de départ, qui n’est guère discutable, est que la puissance technologique moderne de la civilisation industrielle crée un type de problèmes éthiques inconnus jusqu’à ce jour. Nous ne pouvons absolument plus penser que les interventions humaines sur l’envi- ronnement demeurent superficielles et que la « nature » est susceptible, comme naguère, de rétablir ses équilibres fondamentaux. Hans Jonas parle de « la transformation de l’essence de l’agir humain » (titre du chapitre I). Nous savons que notre ingérence technologique a des effets irréversibles, de par ses ordres de grandeur (énergie dépensée par tête, nuisances diverses, accumulation de déchets de toutes sortes...) et de par sa logique cumulative « devenue, d’une certaine manière, sauvage » (p. 176) que personne ne peut plus contrôler. On peut formuler ce paradoxe : l’homme contrôle la nature par le moyen d’une technique qu’il ne contrôle plus...

C’est sur le fond de catastrophe possible, voire annoncée, que Hans Jonas construit un nouveau concept de responsabilité. Nouveau, pourquoi ? L’ancienne conception était de n’avoir à répondre que de ses faits et gestes, d’en subir les conséquences, éventuellement de réparer le tort causé à autrui : la responsabilité était mesurée sur ce qui est fait, sur l’action accomplie. L’une des idées-forces de Hans Jonas est celle-ci : il faut aujourd’hui penser le devoir non plus à partir de l’action effectivement accomplie, mais à partir du pouvoir faire. Pouvoir oblige — au sens strict de l’obligation morale. C’est parce que nous avons le pouvoir de provoquer, ne serait-ce que par négligence, insouciance ou imprévision, la destruction des conditions nécessaires à la perpétuation de la vie humaine dans des conditions vraiment humaines, que nous avons l’obligation de préserver ces conditions d’une vie future. Cette responsabilité procède de l’avenir, aussi étrange que cela paraisse : elle porte sur l’existence même d’un avenir et elle est exigée par lui. Il faut donc affirmer, au sens le plus rigoureux du terme, que cette responsabilité est indéfinie. C’est donc là un concept entièrement nouveau. Deux propriétés inédites en découlent. Premièrement, la responsabilité n’est plus une relation douée de réciprocité : nous sommes obligés par l’humanité à venir qui, n’existant pas présentement, ne peut pas être dite, elle, obligée à quoi que ce soit à notre égard. Deuxièmement, son objet propre est le précaire, le périssable en tant que périssable : « On ne peut être responsable que pour ce qui change, pour ce qui est menacé de dépérissement et de déclin, bref pour le périssable dans son caractère périssable » (p. 174, traduction revue). On comprend que ces deux propriétés conduisent Hans Jonas à choisir comme paradigme éminent de cette responsabilité nouvelle celle des parents vis-à-vis de l’enfant à venir, fragile, périssable : c’est le type même de la responsabilité non réciproque.

Ce nouveau concept de responsabilité s’exprime, suivant la forme de la morale kantienne mais selon un contenu entièrement différent, dans la formulation d’un impératif catégorique. Hans Jonas, suivant encore Kant, en fournit quatre énoncés (pp. 30-31), qui visent la même chose mais déploient des harmoniques différentes et complémentaires. Transcrivons ici le premier de ces énoncés : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. »

À première vue, cet impératif ne suscitera guère d’objection : la plupart des hommes l’identifieront comme une exigence, plus ou moins explicite, de leur conscience morale. Ce n’est donc pas son contenu, mais bien son caractère catégorique, inconditionnel, intransigeant, qui va entraîner des conséquences inattendues et même paradoxales, et introduire l’une des insistances les plus originales de Hans Jonas : la légitimité, la fécondité, plus : la nécessité de la peur 1.

L’inconnu du risque et la nécessité morale de la peur

L’avenir indéterminé (indéterminable ?) est le seul véritable horizon de la responsabilité. Le troisième énoncé de l’impératif proposé par Hans Jonas parle de « survie indéfinie de l’humanité », dont la possibilité doit être préservée. La question surgit, pressante : peut-on savoir si nos actions d’aujourd’hui (modes de vie et de consom- mation, dépenses d’énergie, ingérences dans les équilibres, etc.) ne risquent pas de mettre en danger la vie humaine et de la rendre altérée ou impossible dans l’avenir ? La réponse est : non ! Nous ne savons pas ce que fait à la nature ce que nous faisons de la nature — et nous savons que nous ne le savons pas. Reconnaître notre ignorance, est simplement un acte de franchise.

Cet aveu porte en lui, irréductible, l’attestation d’une exigence morale. Les maux réels dont nos entreprises techniques menacent l’humanité future, nul ne les connaît : nous sommes donc tenus de les imaginer : c’est là le premier impératif, « pour ainsi dire l’obligation liminaire » (p. 50), de la nouvelle éthique de la responsabilité. Et comme cette imagination, si elle demeurait seule, se réduirait à une fantasmagorie de science-fiction, il nous faut mobiliser des sentiments qui prennent la mesure des maux imaginés. Nous devons donc nous faire peur, nous « laisser affecter par le salut ou le malheur des générations à venir » (p. 51). Telle est « la seconde obligation liminaire de l’éthique ici cherchée, après la première » (ibid.).

Cette peur, qui est donc une peur délibérée, est un vrai sentiment moral. On pourra remarquer qu’elle joue, chez Jonas, le rôle du respect chez Kant. Montrons-le en soulignant les principales fonctions de la peur — ce que Hans Jonas appelle l’heuristique de la peur : sa méthodologie d’investigation susceptible de conduire à la découverte de ce qui, sans elle, demeurerait inconnu.

Les quatre offices de la peur

La peur, telle que Hans Jonas nous en présente à la fois la nécessité et l’obligation morale, occupe donc une quadruple fonction : elle est d’abord un sentiment moral, mais elle constitue aussi une faculté de connaissance, elle fait l’objet d’un devoir éthique, elle est enfin une utile contrainte (Jonas parle aussi parfois de pis-aller) politique là où la responsabilité est trop faible.

a) Le sentiment précède et suscite le savoir. Voici une citation très caractéristique : « Tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé et pourquoi il le doit : contrairement à toute logique et à toute méthode, le savoir à ce sujet procède de ce contre quoi il faut se protéger. C’est le péril qui apparaît d’abord et nous apprend, par la révolte du sentiment qui devance le savoir, à voir la valeur dont le contraire nous affecte de cette façon. Nous savons seulement ce qui est en jeu lorsque nous savons que cela est en jeu » (p. 49).

b) Ainsi la peur reçoit-elle la dignité d’une véritable faculté de connaissance : c’est ce qu’indique le terme « heuristique » — une méthode de découverte conduisant à un savoir. La peur du danger, nourrie par le sentiment du risque inouï qu’est la destruction de toute possibilité d’une existence humaine, va nous apprendre quelque chose, quelle est exactement la valeur menacée par le danger, et que sans lui, nous ne connaîtrions pas. Cette peur est donc instructive. Dans la vie qu’ils mènent aujourd’hui en mettant en œuvre sans discernement toutes les techniques qu’ils ont inventées et développées, les humains mettent en jeu les intérêts de l’humanité à venir. Or la mise en jeu ne doit jamais être l’intégralité des intérêts des autres, et surtout pas leur vie, « car on peut vivre sans le bien suprême, mais non pas vivre avec le mal suprême » (p. 60).

c) C’est pourquoi la peur fait l’objet d’un devoir éthique inconditionnel. « Jamais l’existence ou l’essence de l’homme dans son intégralité ne doivent être mis en jeu dans les paris de l’agir » (p. 62). Il y a certains risques qui ne doivent absolument pas être courus. Le caractère irréversible des conséquences redoutées interdit de jouer aux dés : une simple possibilité doit suffire à poser une prohibition inconditionnelle. Hans Jonas réfutera donc avec vigueur le pari apparemment raisonnable selon lequel la technique saura bien toujours résoudre ultérieurement les problèmes qu’elle pose (p. 169) ; même dans le cas favorable, il n’est pas sûr qu’un progrès technique solutionne l’intégralité du problème posé par la technique actuelle, et surtout il est vraisemblable que ce progrès technique engagera lui-même, dans un effet boule de neige, de nouveaux problèmes et des risques inédits à prévenir.

d) Hans Jonas s’attache enfin à montrer le rôle que la peur doit jouer dans la conduite des affaires politiques. Son argumentation (pp. 164-170) reste parfaitement cohérente avec le style et le mouvement de sa démarche. Il pose d’abord la question de l’avenir : « Jusqu’où la responsabilité politique s’étend-elle vers l’avenir ? » La réponse proprement politique est de même portée que la responsabilité éthique précédemment esquissée : aucun art de gouverner ne peut ignorer ou esquiver la lourde responsabilité de ménager, et même de favoriser la possibilité d’un art de gouverner dans l’avenir. L’horizon proche — les besoins du moment, l’ordre public, l’équité sociale, la paix intérieure et extérieure, etc. — au sein des sociétés qui sont sous l’empire d’un changement continuel requiert évidemment la res- ponsabilité de l’homme d’État : mais cet horizon occupe le plus souvent le tout de son souci. Or c’est l’horizon lointain qui constitue le plus déterminant pour l’avenir des générations futures, car « la force d’impact de ce qui est commencé maintenant mène à des grandeurs cumulatives de l’interaction avec tous [souligné dans le texte] les facteurs de la condition humaine, au sujet desquelles rien de concluant ne se laisse établir » (pp. 165-166). L’ordre de grandeur des risques courus par une société, qui ne cesse de mettre en œuvre de mille manières un excès de pouvoir sur le savoir, oblige donc les pouvoirs publics à intégrer la peur, réfléchie et délibérée, parmi les composantes de l’action politique. Seule une heuristique de la peur est susceptible d’indiquer les éventualités trop dangereuses, les possibilités trop risquées. Elle constitue le principe radical hyperbolique 2 qui interdit les prises de risque lorsqu’il s’agit de l’avenir humain des générations futures.

En guise de conclusion...

Qu’on ne se trompe pas. J’ai présenté la pensée de Hans Jonas sous le seul angle du rôle qu’il assigne à la peur dans la structure d’une éthique de la responsabilité se voulant à la mesure des défis présents. Le livre Le Principe responsabilité comporte bien d’autres théma- tiques que je n’évoquerai pas ici. L’une des plus importantes est certainement une critique acérée des idéaux utopiques qui ont accompagné les premiers développements de l’agir moderne. Il est évident que le titre du livre Le Principe responsabilité a été choisi pour apporter une contradiction radicale au livre d’Ernst Bloch, qui s’intitule, lui, Le Principe espérance. Les utopies ou les eschatologies modernes reposent sur l’idée qu’il y a de l’être qui n’est pas encore, et que cet être peut être bon, et même meilleur que ce qui est. Pour elles, l’éthique se fonde sur l’espérance et commande de faire advenir ce qui n’est pas encore. Hans Jonas, lui, rejette une compréhension de l’« être inachevé » ; il lui oppose une conception de « la suffisance essentielle de notre “être devenu” intramondain. Cette suffisance de la nature humaine doit être postulée comme présupposition de toute habilitation à diriger créativement le destin... » (p. 57). Hans Jonas ajoute même plus loin que « tout à fait à l’opposé du Principe espérance, il faut espérer [souligné dans le texte] que même à l’avenir, chaque satisfaction engendrera son insatisfaction, chaque avoir son désir, chaque patience son impatience, chaque liberté sa tentation — et même chaque bonheur son malheur [...]. C’est cela qui me semble être le rêve de l’authenticité humaine » (pp. 293 et s.). Pour lui, donc, le devoir prioritaire à l’égard de l’avenir est la conservation de l’acquis. Il ne s’agit pas d’une négation de l’avenir, sinon il n’y aurait plus aucun devoir à son égard, mais du refus de reconnaître au devenir et à l’agir le pouvoir de faire advenir un plus d’être. Ce choix fondamental, qui a fait ranger Hans Jonas dans le clan des « conservateurs », voire des pessimistes, ouvre un débat radical qui concerne la manière dont on comprend l’être humain, son essence aussi bien que ses rapports avec le temps, le devenir et l’agir.

On peut avoir, sur cette question fondamentale, des positions philosophiques qui ne rejoignent pas en tous points la sensibilité, les options, la pensée de Hans Jonas. Il m’a semblé que même s’il en est ainsi, il n’est pas possible de rester aveugle aux analyses qu’il propose sur les risques de notre puissance technologique, sur le caractère largement inconnu — mieux : inconnaissable — de ces risques, il n’est pas possible de demeurer sourd aux appels qu’il lance en faveur d’une responsabilité qui sache assumer les défis que nous posent nos pouvoirs modernes. Et donc d’ignorer la proposition qu’il nous lance de savoir faire sa juste place à un bon usage de la peur. ■

1) Hans Jonas, Le Principe responsabilité (traduction française, Paris, Cerf, 1990)

1) On remarquera que c’est le thème de la peur qui ouvre et qui clôt Le Principe responsabilité, pp. 13-14 et pp. 301-302 de la traduction française.

2) Hans Jonas lui-même fait la comparaison avec le rôle du doute dans la Première Méditation de Descartes : tout le douteux est considéré comme faux, et donc rejeté. Pour Hans Jonas, c’est tout ce qui peut compromettre l’avenir humain qui doit être considéré comme certainement nuisible, et donc interdit.

 


Article écrit par Bernard Quelquejeu.

Article paru dans le numéro 144 d’Alternatives non-violentes.