La publicité que les enfants voient à la télévision

Auteur

Monique Dagnaud

Année de publication

2008

Cet article est paru dans
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L’auteure reprend le travail de chercheurs au sujet des effets de la publicité sur les enfants. La publicité va facilement capter l'attention des enfants qui y recherchent des éléments affectifs pouvant correspondre à leurs univers. Sans comprendre les finalités commerciales de la publicité, l'enfant va alors répéter le comportement de ceux qu'il aperçoit dans les spots ou tout simplement croire sincèrement tout ce qui lui est dit. Le rôle des parents est ici des plus importants et pourtant on apprend que 80 à 90% des parents accèdent souvent ou quelquefois aux requêtes de leurs enfants.

Que sait-on vraiment sur le rapport des enfants à la publicité ? On peut imaginer que la publicité fait vendre, puisque des sommes colossales lui sont consacrées 1 . Mais comme notre société tout entière est animée par cet appétit de consommation, quelle part réelle revient à la machinerie publicitaire dans ce processus ? Les jeunes sont-ils plus sensibles que les adultes à sa force de séduction ? Et au-delà de sa visée persuasive à l’égard d’un produit particulier, quelles valeurs promeut-elle ?


Les études menées sur ce point révèlent par leur abondance l’enjeu brûlant qu’il recèle. En 1994, un chercheur suédois, Erling Bjurstrôm, visant à synthétiser les résultats de travaux autour de la thématique « La publicité influence-t-elle les enfants ? », s’appuie sur une cinquantaine d’études existantes 2 Gunilla Jarlbro, de l’université de Lund, qui a repris sa démarche en l’an 2000 en utilisant les enquêtes européennes récentes citées dans le Forum pour l’éducation à la publicité (site bruxellois), en recense quinze nouvelles 3 .

Françoise Minot 4 , qui a effectué un état des lieux similaire pour la France en l’an 2001, fait reposer ses analyses sur les recherches françaises 5 — elle en décrypte une dizaine — qui à leur tour peuvent renvoyer à d’autres références étrangères. Ces synthèses, dont les résultats s’entrecroisent, permettent d’appréhender l’essentiel des travaux reconnus sur les effets de la publicité à l’égard des enfants.

Ces trois universitaires insistent sur une caractéristique majeure, le faible nombre d’études « indépendantes », les milieux publicitaires et les annonceurs se posant en grands pourvoyeurs de financement d’enquêtes pour leurs propres fins. Comme le signale Françoise Minot,

« le coût supporté dans le cadre d’une simple étude de marché ou une banale campagne publicitaire équivaut à plusieurs années de subvention budgétaire pour une importante et compétente équipe de recherche publique ».

Selon la perspective choisie par le chercheur (problèmes, modèles outils conceptuels, méthodologie d’enquête, etc.), les résultats peuvent varier fortement et servir la cause de la publicité ou l’affaiblir, énonce brutalement Gunilla Jarlbro 6 , qui, par làmême, ne ménage pas les auteurs de la plus grande masse des études. Ces enquêtes méritent aussi d’être appréciées à l’aune des méthodologies qui les ont guidées, non seulement des questionnements, mais aussi des conditions de recueil des informations (observations des enfants, témoignages verbaux, présence ou non de la mère, etc.) : on ne travaille pas sans difficulté à restituer « objectivement » les valeurs et la psychologie de jeunes enfants. Ces recherches qui empruntent de multiples dédales aboutissent donc parfois à des résultats contradictoires ou, en tout cas, sont sujets à interprétations. Pourtant, malgré ces réserves, plusieurs éléments apparaissent indéniablement convergents.

La publicité — notamment celle qui leur est dédiée — capte aisément l’attention des enfants et leur plaît beaucoup, surtout avant 9 ou 10 ans, car après cet âge l’affectivité qui l’entoure décroît 7 , au fur et à mesure que le préadolescent comprend les techniques utilisées et développe un esprit critique. Selon Joël Brée, plusieurs éléments expliquent cette attitude positive : l’enfant cherche à y retrouver l’univers magique dans lequel le conduisent ses émissions préférées (séries et dessins animés), un univers confortable pour l’esprit, traversé de problèmes simples et peuplé de personnages stéréotypés ; la répétitivité des messages rassurerait l’enfant sur la pérennité des choses et la permanence de son environnement. Enfin, il apprécierait avant tout l’humour, la tonicité de l’action et un ensemble d’effets qui rapprochent le film publicitaire d’un spectacle (chansons ou musiques attrayantes, jingles, formules choc, présence de ses animaux préférés, etc.). Ce sont des ingrédients affectifs qui confèrent au spot sa force ; sur ce point tous les travaux concordent 8 . En revanche la répétition du message donne lieu à des appréciations plus controversées ; elle pourrait être un facteur de confiance, mais aussi lasser, détourner l’attention de l’enfant 9 .

Acculturés aux rythmes et conventions télévisuels dès leur plus jeune âge, les enfants sont capables de distinguer très tôt la publicité du programme. La plupart des études indiquent le seuil de 6-7 ans 10 ; certains auteurs désignent un âge encore plus précoce, mais on peut imputer ces divergences à des différences de méthodologie dans le recueil de l’information : si le chercheur se fonde sur l’observation du comportement des enfants (réaction physique, mimique, etc.), il trouve un âge moins avancé que s’il se fonde sur leur expression verbale 11 , ainsi que l’indique Gunilla Jarlbro. Plusieurs auteurs signalent que certaines techniques (insertion dans le spot de personnages issus des programmes, post holding, forte proximité entre programme et spot) favorisent la confusion sinon « toujours cognitive, du moins émotionnelle » entre programme et publicité, ainsi que Françoise Minot le fait remarquer 12 ,

Mais le fait que l’enfant sache établir tôt cette distinction ne signifie pas qu’il comprenne tôt les finalités de la publicité ; or tant qu’il n’aura pas saisi « la fonction persuasive » des spots, tant qu’il n’aura pas acquis cette aptitude critique, il aura tendance à accorder un crédit naïf à tout ce qui lui est raconté.

Joël Brée indique que « la perception des intentions de la publicité tend à croître directement avec l’âge » et que « c’est approximativement entre 8 et 11 ans qu’une majorité d’enfants est vraiment en mesure de prendre conscience des buts tant informatifs que persuasifs que sous-tend le discours publicitaire 13 ». Cette appréciation est validée par les trois auteurs des synthèses. Ce résultat, en congruence avec les connaissances sur le développement cognitif et psychologique de l’enfant, est important car il signale une vulnérabilité des plus jeunes à la magie publicitaire. Dans l’enquête de 1993 de Nathalie Guichard (enfants de 8 à 14 ans), à laquelle se réfère Françoise Minot, en réponse à une question ouverte sur « à quoi sert la publicité », une majorité d’enfants (68 %) évoque la fonction persuasive, mais près d’un sur cinq ne sait pas ou apporte une réponse erronée : signe que le filtrage critique peut varier considérablement d’un enfant à l’autre.

Certains travaux insistent sur la dimension affective sur laquelle joue la publicité en particulier envers les très jeunes enfants. Christian Derbaix 14 , s’appuyant sur une enquête auprès d’enfants de 7 ans, avance que leur réponse à la communication publicitaire est essentiellement d’ordre affectif : ils s’intéressent à l’objet présenté et l’achètent éventuellement par une réaction émotionnelle plus que pour son usage réel. D’autres insistent sur l’aspect moutonnier que peut engendrer, toujours auprès des très jeunes, la présentation répétitive et stéréotypée d’une image associant un enfant et la consommation d’un produit 15 .

On peut ne pas être dupe des visées publicitaires mais désirer tout de même acheter le produit présenté dans le spot 16 . C’est donc le power pester (littéralement : « le pouvoir de harcèlement. ») induit par la publicité qu’ont testée divers chercheurs. Principalement, deux méthodologies ont été utilisées pour cerner ce problème : demander à des enfants leurs envies après visionnage de messages publicitaires ; demander à des mères qui a influencé leurs enfants dans les demandes qu’ils formulent. Pour le premier cas, la recherche de Nathalie Guichard 17 signale bien que « voir » des pubs provoque le désir d’un produit, incite l’enfant à se tourner vers les parents pour leur en parler et souvent leur demander de l’acheter — surtout si l’enfant pense que sa requête a des chances d’être acceptée.

En revanche, évidemment, les parents ne suivent pas toujours l’enfant, même si, dans une « énorme » majorité de cas (entre 80 % et 90 % des cas selon les produits), les parents y accèdent « souvent » ou « quelquefois ».

On remarque dans cette enquête que, si près de la moitié des demandes émanant des enfants est liée à la publicité, le reste des demandes surgit en fonction d’autres influences. Ainsi, si l’on peut affirmer avec Erling Bjurstrôm « qu’il est relativement certain que des spots publicitaires expliquent que des enfants choisissent certains produits et non les autres 18 », il est tout aussi assuré que les enfants accordent un crédit à d’autres critères que sont, en particulier, les choix de leurs parents ou de leurs amis. Gunilla Jarlbro cite une étude française fréquemment mise en avant par les milieux publicitaires : 78 % des mères interrogées y indiquent que, en matière de consommation, leurs enfants suivent d’abord l’avis de leurs amis 19 . Parallèlement deux études anglaises signalent qu’une majorité de parents incriminent la publicité qui influencerait directement leurs enfants, notamment dans leurs comportements d’achat 20 . Et d’autres enquêtes encore révèlent des vecteurs croisés d’influence.

Ces résultats de recherche ne sont contradictoires qu’en apparence car les chercheurs sur les médias savent bien depuis les travaux fondateurs de Lazarfeld (la théorie du two-step flow) que l’on ne peut étudier l’impact des médias sans prendre en compte, aussi, le rôle des groupes primaires (famille, communauté de travail, groupes d’amis, etc.), et leur dynamique interne, dans la formation des opinions 21. Dès lors, tous les argumentaires qui avancent que l’on n’a aucune preuve sur les effets de la publicité à l’égard des enfants parce que ceux-ci sont d’abord exposés à l’influence de leur entourage méconnaissent une donnée essentielle 22 : il y a longtemps que l’on sait que les médias n’agissent pas de manière unidirectionnelle, qu’ils ne sont pas « en dehors » des rapports sociaux, et que les mécanismes qui relient médias, culture et opinions sont complexes. Les analyses inscrites dans la lignée des cultural studies et centrées sur « la réception » signalent bien que les individus « retravaillent », décodent à leur façon les messages médiatiques, en fonction d’une multitude de critères sociaux, culturels, psychologiques, et il a été prouvé à plusieurs reprises, par exemple, que « la télévision ne fait pas l’élection ». Cela n’empêche pas que l’on puisse tenir les médias comme des rouages extrêmement puissants pour la construction des représentations et des opinions dans les sociétés contemporaines.

Ainsi la fonction « agenda » (les médias disent à quoi il faut penser, notion peu polémique car validée par beaucoup de travaux empiriques, notamment en sciences politiques) 23 peut utilement être appliquée à la publicité télévisée : celle-ci fait la « gloire » de certains produits ou marques de grande consommation.

D’une certaine manière, la publicité télévisuelle joue le rôle d’agenda pour l’économie marchande, de même que la télévision contribue à faire connaître et à sélectionner des hommes politiques (remarquons toutefois que les procédures d’accès à la présence télévisuelle diffèrent entre les deux cas).

Ensuite, ce que fait le consommateur ou l’électeur est une autre histoire, beaucoup plus compliquée. Mais vote-t-on pour un homme ou une femme qu’on n’a jamais vu, même s’il (ou elle) est candidat(e) ?


Le monde imaginé par la publicité


La publicité fait émerger un mirage (la réalisation de soi dans la consommation), au-delà de sa finalité commerciale. Mais on a le sentiment qu’elle colporte beaucoup d’autres valeurs. Elle participe largement à construire les mythologies contemporaines, en usant d’un mode de communication non langagier qui aiguise davantage le regard, les sensations que l’intellect. Les images, les formules, les saynètes des films publicitaires suggèrent des rapports de sens qui puisent certes beaucoup dans la réalité mais s’autorisent toutes les dérives et tous les délires, « toute une fantasmagorie de mondes possibles 24 »car, souvent, le but est moins d’informer ou d’expliciter que de surprendre, d’amuser, de créer de l’illusion ou le rêve et d’associer des objets ou des marques à des émotions. Finalement peut-on déceler un message particulier dans cette galaxie de signes ?

Les messages publicitaires pour la télévision, loin de s’appesantir sur le produit et la transaction commerciale, mettent en scène des valeurs et croyances partagées « emblématiques du monde et de ses êtres » ainsi que l’écrit J.-C. Soulages 25 , citant entre autres exemples : « L’eau, l’air, la vie ! » (Perrier), « C’est avec l’esprit libre qu’on avance » (Gan), « Oser tout » (Dior), « tre bien » (Éminence), « Peu importe le chemin, seule compte la manière » (Lancia), etc. Mais ils ne s’interdisent pas les transgressions et les provocations que l’on repère davantage dans l’affichage ou la pub magazine 26 . Naomi Klein constate — pour le déplorer — que les idées contestataires promues lors des années soixante (revendication identitaire des femmes, des Noirs, des gays, multiculturalisme, styles de vie alternatifs, libération du corps, etc.) ont été absorbées dans les valeurs du fun et du cool, et recyclées par le branding pour promouvoir des produits en direction de la jeunesse 27 . L’économiste Tom Frank va plus loin et fait de la contestation l’impulsion cardinale de la publicité américaine 28 :

« Écouter aux États-Unis n’importe quel programme télévisé à une heure de grande écoute, c’est entendre les marchands utiliser la publicité pour en appeler à la révolution » et de citer le publicitaire français Jean-Marie Dru : « Pour vendre un déodorant ou une marque d’aspirine, le créatif doit identifier une convention sociale […] et l’écrabouiller dans un processus quasiment organique de dislocation 29 . »

Françoise Minot, qui analyse depuis vingt ans les films publicitaires pour enfants, risque une comparaison entre « contes de fée » et spots commerciaux 30 . Elle montre que ces derniers, qui parfois s’inspirent directement des grands textes de la littérature enfantine, empruntent souvent les mêmes voies que ceux-ci pour capter l’attention de l’enfant : s’adresser à son inconscient, l’éclairer sur les problèmes qu’il peut rencontrer avec son entourage (question de la séparation, d’individuation, de pouvoir, d’interdit sexuel), et surtout lui parler de lui-même et de ses engouements. Elle suggère même que certains films vont très loin dans la représentation symbolique des angoisses de la petite enfance. Elle repère toutefois des différences significatives. En particulier, là où le conte valorise les épreuves et les solutions à long terme, les spots présentent au contraire des issues immédiates et faciles à mettre en œuvre : cette vision magique de l’existence, qui efface toute référence à l’effort, est même la principale critique portée à l’encontre de la publicité 31 . De plus, les scénarios publicitaires s’emploient à situer « socialement et culturellement » leur récit, alors que dans les contes le contexte a souvent été érodé au cours de leur traversée des siècles et des cultures. Enfin, alors que les contes racontent une histoire selon une trame bien identifiée, les films publicitaires, « tenus par leur vocation commerciale à associer ce qui ne va pas ensemble » ont appris à faire de cette faiblesse une force en « mêlant tout et n’importe quoi » et n’hésitent pas à signifier une chose et son contraire. Transfigurés en « messages paradoxaux », ils s’éloignent alors des contes de fée…

Grâce à ce suivi sur une longue période, Françoise Minot 32 met aussi en évidence combien la représentation de la famille et, en son sein, de la place de l’enfant, a évolué. Les bambins sages et respectueux des hiérarchies, souvent filmés au sein du cercle familial dans les années quatre-vingt, ont été remplacés, dix ans plus tard, par des enfants entreprenants et impertinents devenus les héros principaux des scénarios. L’image de douce félicité s’est estompée, et la famille apparaît comme un univers fragile, traversé de tensions, où les enfants sont survalorisés et les adultes dévalués 33 .

On peut dire que cette transformation traduit d’abord celle qu’a subie la famille au cours de cette période mais à cette explication de la télévision miroir s’en ajoute une autre, plus pertinente : les messages des années quatre-vingt étaient destinés aux adultes, ceux des années quatre-vingt-dix aux enfants. Autrement dit, entretemps, ils ont changé de ligne de mire.

La chercheuse, enfin, a creusé sur une longue période deux autres aspects des films publicitaires 34 : la violence et la représentation des personnes de couleur. Sur le premier point, alors que ses enquêtes du début des années quatre-vingt-dix signalaient, dans les représentations familiales, un net durcissement des rapports parents-enfants et, parallèlement, une agressivité des scénarios, notamment dans les films publicitaires en faveur des jeux vidéo la tendance s’est inversée en 2001.

Comme si le débat sur la violence des fictions télévisuelles qui a été lancé par les associations et les pouvoirs publics au milieu des années quatre-vingt-dix avait porté ses fruits. Sur le second point, le constat est beaucoup plus nuancé. Alors qu’en 1993-1995 un nombre important de spots mettaient en scène des représentants de races ou d’ethnies différentes dans des situations avantageuses, cette visée « multiculturelle » vaguement militante a diminué dans la période récente, au profit de publicités « omnibus » dans lesquelles les gens de couleur se confondent avec le paysage social.

De ces analyses sur les valeurs parcourant les films publicitaires on retient surtout l’incroyable labilité des messages, leur aptitude à s’engouffrer dans toutes les brèches offertes par les changements culturels et l’air du temps. Le cyclotron publicitaire mouline tout et son contraire, ne recule devant aucun paradoxe et ses propositions s’équivalent : le consensuel et la transgression, le politiquement correct et ce qui ne l’est pas, chaque point de vue est légitime. Sous cet angle, la publicité est en phase avec certaines émissions de débats de société : un espace public où s’esquisse une sorte de démocratie du quotidien, un univers sans autre prétention que la circulation de la parole, l’échange et le plaisir de l’échange, les vertiges de la communication sociale. Elle se dérobe à tout enfermement idéologique, n’obéit à aucun engagement spécifique dans le système des valeurs autre que de poursuivre ses propres fins. Elle semble parler au public de lui-même, cette accroche « Nous-Vous » crée d’ailleurs la confiance du téléspectateur, alors qu’implicitement elle ne parle que d’elle-même et de ses intentions.

Pourtant, cette injonction en faveur de marques et de produits positionnés pour conquérir des marchés agit sur la culture. De la même façon que l’avènement d’une presse de masse au XIXesiècle a fortement contribué à forger l’idée de nation siècle — ainsi que l’a magistralement démontré Benedict Anderson 35 — la publicité télévisuelle participe de l’émergence d’une internationale des consommateurs, fédérée par un style de vie (le modèle occidental) et des objets emblématiques. Le vecteur culturel en faveur de la globalisation économique, c’est elle.

Le modèle occidental de consommation reçoit une salve de critiques sur un point : les habitudes alimentaires, qui se sont radicalement transformées au cours des vingt dernières années, sous l’influence de la publicité, mais aussi de multiples autres facteurs (travail des femmes, prise de repas à l’extérieur du foyer, place du loisir, etc.).

Pour ne prendre qu’un seul exemple, celui du petit-déjeuner les enfants, on constate une révolution des habitudes 36 : les céréales ont supplanté le pain, un comportement nouveau en regard des traditions françaises. Le déséquilibre nutritionnel des Occidentaux, trop de sucre et trop de graisses, génère potentiellement de l’obésité et des maladies graves : de fréquentes alertes émanant des médecins et des associations de consommateurs semblent l’assurer, même s’il est aussi absurde d’encenser les régimes d’antan qui comportaient bien d’autres carences.

La publicité télévisuelle, qui se focalise beaucoup sur les produits alimentaires pour enfants, céréales et sucreries en tête, est dès lors incriminée. Ainsi plusieurs études médicales ont établi une relation entre écoute de la télévision et obésité, non seulement en raison de l’inactivité qu’elle comporte, du « grignotage » qui souvent l’accompagne, mais en raison aussi de l’incitation à consommer des aliments sucrés et des boissons gazeuses : selon une étude européenne de 2005 37 , 18 % des petits Français de 5 à 11 ans seraient en surpoids, dont environ 4 % d’obèses. En 2004, le débat autour de ce sujet de société est devenu très vif et le gouvernement a introduit l’obésité parmi les questions traitées par la loi de Santé publique du 11 août 2004. Une proposition de loi « Pour agir contre l’épidémie d’obésité » a été présentée par le groupe socialiste, en mars 2005, qui vise à encadrer la publicité pour les produits alimentaires. Par-delà l’idée de la réalisation de soi dans la consommation, la principale visée idéologique de la publicité sur laquelle on peut s’interroger est l’acculturation du goût, en particulier la célébration des délices du sucré. Mais c’est évidemment toute l’industrie de l’agro-alimentaire qui est ici en cause.


1) Les dépenses en communication des annonceurs dans les médias français ont été de 10,9 milliards d’euros en 2004, dont 4 milliards pour la télévision.

2) Erling Bjurstrôm, Children and Television Advertising, Report 1994/1995, op. cit.

3) Gunilla Jarlbro, Children and Television Advertising. The Players, the Arguments and the Research during the Period 1994-2000, Swedish Consumer Agency, 2001.

4) Françoise Minot, Les enfants et la publicité télévisée (approche synthétique et perspectives critiques), Paris, la Documentation française, 2002.

5) Kapferer, Guichard, Brée, Derbaix, Muratore, Pinson et Jolibert, Sultan, Haineault et Roy, et évidemment les travaux de Françoise Minot.

6) Gunilla Jarlbro, Children and Television Advertisïng, op. cit., p. 24.

7) Dans l’échantillon de Nathalie Guichard (qui porte sur des enfants de 8 à 14 ans), une majorité d’enfants signale qu’ils n’aiment pas du tout ou peu les publicités.

8) Ainsi une recherche de Claude Pêcheux sur les 8-12 ans signale que « l’attitude envers la marque semble dans le cas des enfants essentiellement déterminée par des variables affectives (réaction globale à l’annonce et humeur) alors que peu de d’éléments de cognition (le message associé à la publicité) semblent développés » (Claude Pêcheux et Christian Derbaix, « L’attitude de l’enfant envers une nouvelle marque : de la nécessité d’une phase de fixation ? », Recherches et applications en marketing, vol. 17, n° 3, 2002).

9) Erling Bjurstrôm, Children and Television Advertising, Report 1994/1995, op. cit., p. 24.

10) Joël Brée, Les enfants, la consommation et le marketing, op. cit., p 168.

11) Gunilla Jarlbro, Children and Television Advertising, op. cit., p. 13.

12) Françoise Minot, Les enfants et la publicité télévisée, op. cit., p. 45.

13) Joël Brée, Les enfants, la consommation et le marketing, op. cit., p. 173.

14) Christian Derbaix, « Les réactions des consommateurs à la communication publicitaire et la hiérarchie des effets », Revue française de marketing, n° 58, 1975 , pp. 2-26 et « L’enfant, la communication publicitaire et la hiérarchie des effets », Revue française de marketing, n° 89, 1982, pp. 31-47. Ces articles sont cités par Joël Brée, 1993, pp. 196-197.

15) Françoise Minot, op. cit., p. 57.

16) Près de la moitié des jeunes reconnaissent que les publicités leur donnent envie d’acheter (enquête Médiamétrie en 2002 auprès des 11-18 ans) ; 25 % des adolescents de 13-15 ans se disent accros à la publicité, 52 % « publiphages attiédis », et seulement 23 % publiphobes.

17) Nathalie Guichard, op. cit., p. 191 et s.

18) Erling Bjurstrôm, op. cit., p. 33 et s.

19) Syndicat national de la publicité télévisée, Les enfants et la publicité télévisée, 1999.

20) Pam Hanley, Children’s Perceptions of Toy Advertising, Londres, ITC, 1996 : L. McCarraher, Family Viewing. A Report of the Research Project into Parents, Children and the Media, Londres, Parenting Education and Support Forum.

21) Paul F. Lazarfeld, Bernard Berelson, Hazel Gaudet, The people`s choice, Columbia University Press, 1948 ; Elihu Katz et Paul F. Lazarfeld, Personnal Influence, The Free Press, 1955. Une multitude d’analyses ont suivi ces premiers textes sur les mécanismes de formation des choix et des opinions.

22) La newsletter « Communications commerciales » publiée sur le site de la Commission européenne présente plusieurs articles d’universitaires ou représentants de grandes entreprises visant à démontrer que la publicité n’a pas d’effet sur les comportements, car on n’a aucune preuve sur sa capacité à influencer les individus. Voir les numéros d’octobre 1997, juillet 1998, janvier 1999.

23) Voir, en particulier, un article qui résume les recherches effectuées sur la notion d’« agenda » : Dorine Bregman, « La fonction d’agenda : une problématique en devenir », Hermès, n° 4, mai 1989.

24) Jean-Claude Soulages, « La publicité à la télévision », éditorial des Dossiers de l’audiovisuel consacrés à la publicité, septembre-octobre 2001.

25) Jean-Claude Soulages, « Figures du tiers dans le discours publicitaire », dans : Patrick Charaudeau et Rosa Montes (dir.), La voix cachée du tiers. Des non-dits du discours, coll. « Sociolinguistique », Paris, L’Harmattan, 2004, p. 165 et s.

26) Voir : Florence Amalou, Le livre noir de la pub, Paris, Stock, 2001, et le dossier établi pour le Secrétariat au droit des femmes et à la formation professionnelle en 2001.

27) Naomi Klein, No Logo. La tyrannie des marques, Arles, Actes Sud, 2001, p. 96.

28) « Pourquoi la culture commerciale américaine est-elle si rebelle ? », Le Monde diplomatique, mai 2001.

29) Jean-Marie Dru, Disruption : bousculer les conventions et déplacer le marché, Paris, Village mondial, 1997.

30) Françoise Minot, « Publicités et contes de fée : hier et aujourd’hui », Actes du séminaire européen Audiovisuel et petite enfance, Actes Sud et Centre européen de l’image et du son, 1992.

31) Doris-Louise Haineault et Jean-Yves Roy, L’inconscient qu’on affiche, Paris, Aubier/Montaigne, 1984 ; cité par Françoise Minot dans Les enfants et la publicité télévisée, op. cit., p. 85.

32) Françoise Minot, « L’enfant dans les films publicitaires télévisés lors des émissions jeunesse, approche diachronique », Actes du séminaire GRREM, « L’écran et les apprentissages », Documents de l’INJEP, n° 24, avril 1996.

33) Une étude allemande montre exactement la même orientation pour les publicités dans lesquelles les enfants jouent un rôle. Étude de Michael Charlton et Klaus NeumannBraun, citée par le Centre de médias régional pour la radio et la télédiffusion en Nordrhein-Westfalen. Travail effectué en juin et novembre 1993.

34) Françoise Minot, « Nouveau millénaire : nouvelles publicités », colloque du GRREM, 28-29 novembre 2001.

35) Benedict Anderson, L’imaginaire national, réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996.

36) Les enfants consomment dans 73 % des cas des céréales, soit plus que du pain (60 %). Chiffres d’une enquête de 1998 auprès de 400 mères de familles, effectuée pour Altavia Junium, Institut de l’enfance.

37) 15 % des garçons et 11 % des filles selon le Baromètre santé établi en 1997 auprès des jeunes de 12-19 ans. Baromètre santé 1997-1998, Éditions du Comité français d’éducation pour la santé.

ANV remercie chaleureusement Monique Dagnaud et La Documentation française pour leurs autorisations à reproduire ici les pages 45 à 54 de l’ouvrage Enfants, consommation et publicité télévisée, Paris, La Documentation française, 2003 (réédité en 2005). Monique DAGNAUD est Directrice de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et enseignante à l’Institut d’études politiques de Paris. Monique Dagnaud a été membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) de 1991 à 1999. ANV reproduit ici les pages 45 à 54 de son livre Enfants, consommation et publicité télévisée, Paris, La Documentation française, 2003 (réédité en 2005). Monique Dagnaud est l’auteure de nombreux ouvrages, dont notamment Les artisans de l’imaginaire. Comment la télévision fabrique la culture de masse, Paris, Armand Colin, 2006 ; La teuf, essai sur le désordre entre générations, Paris, Seuil, 2008.


Article écrit par Monique Dagnaud.

Article paru dans le numéro 148 d’Alternatives non-violentes.