Auteur

Luba Jurgenson

Année de publication

2014

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Influencé par ses propres expériences en tant qu’officier à Sébastopol, la guerre est une thématique qui jalonne l’œuvre littéraire de Tolstoï. À travers son œuvre, Tolstoï inaugure un genre nouveau de reportage, et s’apparente à un « penseur de l’anti-guerre » par excellence qui révèle la « violence nue » du conflit armé.

Tolstoï n’est pas seulement un écrivain qui a fini par tenir en horreur toute guerre, il est d’abord un homme qui l’a faite, comme officier à Sébastopol. Ce n’est donc ni comme chroniqueur de presse ni comme historien qu’il en parle si souvent dans son œuvre.

 

Qu’est-ce qu’un événement ? Ce questionnement sous-jacent à la restitution des scènes de bataille saisit non pas le chroniqueur, mais l’écrivain soucieux d’une vérité transcendant le fait brut. Préoccupation qui, on l’a vu, conduit Tolstoï à renvoyer dos-à-dos l’historien et le témoin qui, eux, n’assistent au dévoilement du réel que dans son aspect purement extérieur et lacunaire, l’historien ne pouvant accéder qu’à une représentation purement générale de la guerre, faite de chiffres et de dates, [sic !]

 

Quand tout a commencé, à Sébastopol

Le bilan que Tolstoï fait à la fin de sa vie à l’époque où il examine son parcours à la lumière de sa position non-violente fait apparaître la guerre comme une face noire de l’existence des communautés humaines. Sa propre participation à la violence de la guerre sera alors vue comme foncièrement négative. Il n’en demeure pas moins que l’héritage littéraire tolstoïen comprend des textes majeurs sur la guerre visant à retracer toute la richesse et l’ambiguïté de l’expérience, ainsi qu’à penser la violence guerrière sur les plans à la fois historique et philosophique. Plus que cela, l’écriture de cette violence, à partir des Récits de Sébastopol, offre à Tolstoï un formidable terrain expérimental pour l’élaboration de ses procédés littéraires, et lui permet de construire sa phénoménologie propre, son traitement littéraire des macro- et des micro-événements que l’on considère comme l’une des spécificités de son œuvre.

 

Les expériences de la guerre jalonnent l’œuvre littéraire de Tolstoï. L’aventure caucasienne (1851-1853), fondatrice d’une vision littéraire « romantique » de la guerre, participe de la construction de sa biographie littéraire qui comprenait un passage obligatoire par le Caucase sur les traces de Pouchkine et de Lermontov et lui inspire des œuvres aussi importantes que Les Cosaques (1852-1862), Le Prisonnier du Caucase (1872) et Khadji-Mourat (1896-1904). La veine caucasienne ne se tarit pas et, tout en se repentant par la suite de cette jeunesse guerrière, Tolstoï continuera de dire que ces années furent les meilleures de sa vie. Il demande cependant, dès 1853, sa mise à la retraite : c’est dire que la vie militaire ne le satisfait plus. La Russie entrant en guerre contre la Turquie, il est affecté à l’armée du Danube et prend part au siège de Silistrie où il observe pour la première fois les méthodes de la guerre moderne, puis, après la défaite de l’Alma, demande à être envoyé à Sébastopol, « par patriotisme ». Il souhaite « voir la guerre » — non pas en observateur, mais en acteur. D’ailleurs, le verbe « voir », en russe, peut signifier « connaître ». C’est à Sébastopol que, témoin des combats d’artillerie, de la cruauté de la mort semée à distance, Tolstoï est confronté à une tâche difficile : rendre la face obscure de la guerre sans attenter au sentiment patriotique de ses lecteurs ni au sien propre. Le futur auteur de Guerre et paix adopte d’ores et déjà un renversement optique qui, sur le plan littéraire, constitue une nouveauté absolue. Le constat de l’impossibilité d’embrasser du regard le champ de bataille et les objectifs des différents camps, fait émerger progressivement, au travers de son œuvre, une conscience de la fragmentation du tableau général de la guerre, de l’émiettement des vécus individuels au sein d’un grand événement historique, conscience qui conduira Tolstoï à affirmer la primauté de l’écrivain face à l’historien et, au niveau narratif, à pratiquer cette écriture séquentielle que l’on lui connaît dans Guerre et paix et Anna Karénine. C’est également à partir de sa confrontation au matériau factuel que s’élabore la temporalité particulière de l’écrit tolstoïen faisant contrepoint au temps historique et au temps individuel résorbés tous deux dans une mise en perspective littéraire. Mais avant de devenir un penseur de la guerre Tolstoï en est, à Sébastopol, le témoin oculaire, et c’est à ce titre qu’il inaugure le genre tout nouveau de reportage. Écrits sur le vif pendant la guerre de Crimée et aussitôt publiés, les Récits de Sébastopol visent avant tout la diffusion des nouvelles du front1. L’objectif de la reconstitution fidèle et véridique le conduit cependant à créer une œuvre dont les enjeux esthétiques dépassent largement la visée purement testimoniale : on assiste à une mise en récit, sous forme romancée, de toutes les apories d’une écriture documentaire.

 

Qu’est-ce qu’un événement ? Ce questionnement sous-jacent à la restitution des scènes de bataille saisit non pas le chroniqueur, mais l’écrivain soucieux d’une vérité transcendant le fait brut. Préoccupation qui, on l’a vu, conduit Tolstoï à renvoyer dos à dos l’historien et le témoin qui, eux, n’assistent au dévoilement du réel que dans son aspect purement extérieur et lacunaire, l’historien ne pouvant accéder qu’à une représentation purement générale de la guerre, faite de chiffres et de dates, et le témoin, limité par l’étroitesse de son champ visuel, qu’à une représentation subjective de son action ayant pour horizon sa propre mort et le sens qu’elle donne à son vécu. Situées aux deux pôles extrêmes de l’axe représentationnel, celui du tout et celui du détail infime, ces deux visions ne rendent pas la vérité historique, mais contribuent plutôt à la falsifier.

Située au cœur même de l’événement, cette vérité, son noyau phénoménologique, ne peut être touchée que par le biais de la création littéraire qui, au-delà du factuel 2, donne à voir le contenu interne du processus historique.

 

Le souvenir de Napoléon en Russie, à Moscou…

Il faudra à Tolstoï un long cheminement pour penser sous un jour négatif sa propre participation à la violence et la guerre en général, revirement qui correspond d’ailleurs, dans la seconde moitié de sa vie, à un rejet global de l’esthétique littéraire de ses propres œuvres3. Rappelons cependant que les constructions fictionnelles par lesquelles Tolstoï étaie ses représentations de la guerre, notamment dans Guerre et paix, survivront non seulement à cette rupture existentielle que constitue sa crise spirituelle des années 1870, mais à l’écrivain lui-même.

La dimension patriotique créée dans Guerre et paix, et la vision de la guerre contre Napoléon qu’elle véhicule, fournira la base idéologique pour la représentation des événements de 1812 à l’époque soviétique. En récusant l’historien et son traitement « objectif » de l’action des généraux et du mouvement des troupes, tout autant que le témoin avec sa vision subjective de sa propre expérience, en présentant les événements comme mus par une nécessité interne et la sagesse suprême du chef de guerre (celle de Koutouzov) comme consistant à laisser simplement advenir les événements, en exagérant le rôle de la guérilla populaire dans la lutte contre l’envahisseur, Tolstoï confortera, à son insu bien entendu, les grandes thèses de l’historiographique soviétique, à savoir qu’il existe des lois objectives de l’Histoire, construite par des mouvements de masse alors que l’individu n’y joue aucun rôle. Enfin, le patriotisme de Tolstoï, qui lui fait considérer Borodino comme une victoire, se trouve converger avec la thèse soviétique selon laquelle l’armée russe battait en retraite non parce qu’elle ne pouvait faire face à un ennemi plus fort, mais pour des raisons stratégiques, afin d’entraîner l’ennemi au fond du pays 4.

 

Il ne s’agit en aucun cas de faire ici le procès du Tolstoï idéologue. Cette démonstration vise uniquement à affirmer le rôle dominant de la littérature dans l’élaboration des représentations historiques et la nécessité, pour l’historien, d’interroger la dimension narrative des récits qui fondent la connaissance du passé. Par rapport à l’ensemble de l’œuvre et de la pensée de Tolstoï, il s’agit de rappeler l’apport essentiel que les écrits sur la guerre constituent pour l’élaboration de sa poétique. Pour s’en convaincre, considérons simplement le fait que, loin d’être simplement un pur point de vue idéologique, la notion de peuple forgée par Tolstoï à travers les images de la guerre populaire qu’il met en place, participe d’une construction utopique autour de la figure du paysan, construction qu’il revisite tout au long de sa vie, en la réajustant à ses convictions du moment, en la réactualisant. À ce titre, on peut affirmer que sans Guerre et paix, sans la figure exemplaire de Platon Karataïev et les scènes de l’opposition populaire à l’occupant, l’utopie de la vie campagnarde telle qu’elle se déploie à travers le personnage de Levine dans Anna Karénine n’aurait pas vu le jour sous la forme que nous lui connaissons 5.

 

De la description de la guerre à celle de la non-violence : une même fougue

L’idée même de non-violence n’aurait sans doute pas émergé avec cette force qui fait de Tolstoï un penseur de l’anti-guerre par excellence, sans cette adhérence du texte tolstoïen à la phénoménologie de la guerre. C’est paradoxalement au cœur même d’une œuvre soucieuse de rendre à la guerre ses valeurs patriotiques et héroïques que se forgent les images les plus puissantes renvoyant aux aspects obscurs et tragiques de la violence.

 

Dès les premiers textes traitant de cette problématique, les « horreurs de la guerre » viennent prendre le pas sur l’exaltation du vécu guerrier. Leur description est d’emblée articulée à un questionnement profond sur l’esthétique. En ce sens, Tolstoï n’échappe pas à l’interrogation sur la beauté du mal et succombe à la tentation d’une valorisation esthétique des scènes de bataille, même lorsqu’elles débouchent sur la destruction et la mort (par exemple, dans la scène où l’on voit le prince André mortellement blessé, dans le récit de la mort de Pétia dans Guerre et paix). Plus tard, il récusera, de manière générale, la dimension esthétique de toute représentation au profit d’une vérité de la parole performative et directe. Sa vision de la guerre en sera profondément transformée : elle n’est plus que violence nue, non transfigurées par la littérature 6. C’est ainsi que se poursuit ce travail, commencé déjà dans Confession, de la séparation des sphères éthique et esthétique.

 

Le Tolstoï non-violent est un Tolstoï qui est passé non seulement par une grave crise psychologique et spirituelle, par la conversion, puis le rejet de l’Église et l’élaboration d’une religion personnelle ; c’est aussi un écrivain moraliste qui a fait l’expérience vertigineuse du renoncement au littéraire, qui a souhaité le face-à-face impossible avec un réel non transcendé par l’esthétique, qui a poussé l’exigence morale jusqu’à vouloir démanteler, dans

un mouvement presque suicidaire, les mécanismes esthétiques de la construction du sens auxquels il avait fait appel dans ses propres écrits 7. L’évolution personnelle que retracent ses textes, qu’ils soient romanesques ou autobiographiques, ne se limite pas à la transformation progressive du jeune homme fougueux en vieux sage. Tolstoï ne fait pas que passer de la valorisation du pulsionnel et du passionnel à celle de la morale chrétienne, de la jouissance à l’ascèse, de la violence à la non-violence. Une telle vision purement linéaire du cheminement tolstoïen, qui équivaudrait à présenter sa doctrine de la non-violence uniquement comme le fruit d’une conversion, serait parfaitement réductrice. Cette évolution, qui va de l’écriture de la guerre au refus de la fascination qu’exercent les représentations esthétisantes de la violence, s’accomplit au-dedans même de l’œuvre et à travers elle.

 

 

1) Les Récits de Sébastopol sont publiés pour la première fois dans la revue Le Contemporain (numéros 6 et 8 de juin et août 1855) sous le titre « Récits militaires du comte L. N. Tolstoï ».

2) C’est pourquoi Tolstoï n’hésite pas à donner aux événements les interprétations qui vont à l’encontre des représentations partagées par les témoins et les historiens. Ainsi, certains passages de Guerre et paix scandalisent les vétérans de 1812. Par ailleurs, il polémique avec les ouvrages historiques dont il s’est servi pour l’écriture de Guerre et paix : Mikhaïlovski-Danilevski (Description de la première guerre de l’empereur Alexandre 1er contre Napoléon, Description de la deuxième guerre de l’empereur Alexandre 1er contre Napoléon, Description de la Grande Guerre patriotique de 1812, Saint-Pétersbourg, 1835-1846) et l’Histoire de l’Empire d’Adolphe Thiers.

3) Ce rejet est exprimé notamment dans ses traités sur l’art. Cf. Léon Tolstoï, Qu’est-ce que l’art ?, Paris, Puf, 2006, ainsi que Tolstoï, écrits sur l’art, Cahier Léon Tolstoï n° 14, Paris, Institut d’Études slaves, 2003.

4) Cf. Viktor Chklovski, Material i stil’v romane L’va Tolstogo « Vojna i mir » (Matériau et style dans le roman de Tolstoi, Guerre et Paix), Mouton, La Haye, 1970.

5) Je n’entends nullement minimiser la dimension autobiographique des pages consacrées à Levine, ni les interrogations apportées par l’abolition du servage en 1861. Le traitement littéraire de la figure du paysan a été forgé, certes, au contact de ces éléments factuels, mais aussi, de l’exploration du rôle historique de la paysannerie dans la guerre tel qu’il a été vu par Tolstoï.

6) Par exemple, dans son manifeste « Ressaisissez-vous ! » écrit en 1904 au moment de la guerre russo-japonaise ou dans sa correspondance avec Gandhi (1908-1909).

7) Force est de constater, certes, que Hadji-Mourat déroge à cette nouvelle disposition de l’écrivain. Toujours est-il que dans cette œuvre, Tolstoï revient à son expérience du Caucase, qui se prête à une écriture « esthétisante », et non à celle de la guerre moderne.


Article écrit par Luba Jurgenson.

Article paru dans le numéro 153 d’Alternatives non-violentes.