Sur la plateforme téléphonique du Pôle emploi, on résiste aussi !

Auteur

Dominique Sultan

Année de publication

2011

Cet article est paru dans
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Des conseillers de Pôle emploi ont trouvé une parade pour résister aux cadences téléphoniques imposées, afin que l’accueil des demandeurs d’emploi continue à avoir une dimension humaine et efficace.

La mise en place de la plateforme téléphonique, dite « 3949 », numéro de téléphone unique et obligatoire, début janvier 2009, a été le premier acte symbolique de la fusion de l’ANPE et de l’Assedic et de la naissance du Pôle emploi. Il fallait bien donner un signe fort vers l’extérieur de la création de ce monstre voulu par le gouvernement de Sarkozy.

À cette époque, le nouvel établissement venait d’être créé (le 19 décembre 2008), mais il n’y avait pas eu de véritable fusion, avec locaux et personnels communs exerçant des tâches communes. Non, l’acte fondateur de ce nouvel établissement censé apporter une simplification pour les usagers, a été… la disparition des lignes téléphoniques !

Si l’Assedic pratiquait depuis longtemps la mise à distance des chômeurs avec la plateforme téléphonique (le 3949), ce fut en revanche une révolution et un choc pour le personnel de l’ANPE. Ce fut un coup inattendu et très dur.

L’assurance chômage était positionnée comme un organisme essentiellement administratif, centré sur le calcul des droits, avec peu de réception de public, lequel était renvoyé assez systématiquement sur le téléphone pour obtenir des informations. Mais à l’ANPE il en allait tout autrement. Notre travail était et reste fondamentalement un travail de relation à autrui : accueil, réception en entretien individuel, voire en réunion collective, réception des employeurs, informations sur les offres, les mesures pour l’emploi, et recueil des propositions de recrutement par téléphone : nous sommes dans la relation directe tout le temps. Très peu de postes sont à l’écart du public : les assistants de gestion, qui sont en diminution constante depuis la refonte du statut des agents publics de 2003, et parfois appelés en renfort sur des tâches de réception ! 

De plus, il nous a été imposé, par le plan de cohésion sociale dit loi Borloo, en 2006, puis par le gouvernement de Sarkozy, de « suivre » tous les mois (je dirais plutôt convoquer sans discrimination et sans raison…) des chômeurs, qui sont affectés à chaque agent individuellement (cela va de 150 à 200, 300 personnes parfois, dans ce qu’on appelle nos « portefeuilles »)… Au fil du temps et des rendez-vous, les liens s’établissent avec les usagers que nous « suivons », et le téléphone reste notre principal outil de travail pour ajuster et maintenir le contact avec nos usagers, et assouplir le carcan administratif. 

Dans ce contexte, le 3949 est sciemment destiné à briser ces liens, et aussi ceux que nous avons tissés avec les collègues des autres agences, dont les numéros de téléphone nous sont également inaccessibles ! Et ceci est particulièrement révoltant et inadmissible dans une situation où les problèmes des usagers sont complexes et les besoins de réponse très forts. 

La plateforme téléphonique est une conception étrangère au service public : c’est un choix d’organisation qui a fait son apparition dans les grandes entreprises commerciales et chacun de nous a pu apprécier la difficulté d’obtenir un renseignement fiable par ce biais auprès de nos opérateurs téléphoniques, ou bien des services après-vente des grandes enseignes ! C’est aussi un outil d’introduction de la sous-traitance dans la fonction publique. C’est aussi une forme de travail aliénante de par son objectif : briser la relation entre le service public et ses usagers, mais aussi par sa forme propre : travail avec un casque, cadencé, et surveillé par un « superviseur ».

Le téléphone de la plateforme rend impossible toute communication directe entre les conseillers à l’emploi et leur public, chômeurs ou employeurs, mais aussi entre agents d’un même établissement, puisque toutes les agences ont été dénumérotées, et que plus aucun numéro n’est communiqué y compris en interne. Pour laisser un message, c’est l’opérateur qui décroche qui envoie un courriel à la plateforme qui transmet toujours par courriel à l’agent concerné. 

La mise en place du 3949 a été un choix politique de la direction contre lequel nous n’avions pas de possibilité d’action malgré notre opposition. Nous avons tenté ce qui était en notre pouvoir : le blocage ! Comme tous les changements d’organisation dans une entreprise privée, la plateforme téléphonique devait faire l’objet d’une consultation du CHS. Les premières pétitions du personnel se sont saisies de cette carence, et la quasi-totalité des agents a signé. Les « managers » locaux, dans chaque agence, se sont empressés de réserver le meilleur bureau pour la plateforme et lorsque les médecins du travail sont intervenus, ils n’ont signalé que des problèmes mineurs… 

Puis les premières oppositions individuelles se sont manifestées. Chaque collègue opposant planifié au téléphone (il y a un seul poste téléphonique consacré au 3949 dans chaque agence) refusait de prendre le poste et se consacrait à ses autres activités professionnelles. Rapidement, la direction a fait savoir qu’elle retirerait une journée de salaire (un trentième) à chaque refus d’effectuer le 3949 lorsque l’on est planifié. Et peu à peu, les collègues, les uns après les autres, se sont pliés à la directive. Au bout de deux semaines de résistance, il ne restait pratiquement que quelques militants de Sud et de la CGTen capacité de boycotter la plateforme !

Face à cette situation, il fallait réfléchir à la meilleure manière de continuer. Nous avions eu l’expérience, l’année précédente, de l’envoi contraint et forcé des agents de l’ANPE dans les antennes Assedic, pour préparer la fusion. La CGTs’était retrouvée seule à appeler à boycotter, ce qui avait coûté cher aux collègues, peu nombreux, qui avaient suivi le mot d’ordre : retraits de trentièmes systématiques, et pressions de l’encadrement pendant de longs mois. Et l’action menée en Justice n’avait pas été en faveur des collègues. 

Il était clair que nous n’allions pas renouveler ce type d’expérience, restée douloureuse. Il fallait agir sans se couper des collègues et se mettre en situation de martyrs. C’est ainsi que nous avons pensé que la seule solution était de renverser la situation et d’utiliser la plateforme téléphonique au mieux des intérêts de nos usagers. Nous avons donc fait avec ce que nous avions comme moyen de travail. Au lieu de pénaliser les usagers avec des entretiens bâclés à la chaîne, nous avons décidé d’utiliser la plateforme pour faire un travail de la meilleure qualité possible.

 

La parade pour résister !


Sur le 3949, la durée de communication est limitée à 6 minutes. Elle coupe automatiquement. Pour leur éviter des frais de portables (surtaxés) nous rappelons les usagers, après avoir pris le temps de chercher les renseignements un peu pointus ou de démêler des situations compliquées. Beaucoup de personnes téléphonent pour prévenir de leur impossibilité à venir à un rendez-vous, ce qui est très important car une absence donne lieu à un courrier de menace de radiation. Nous saisissons alors des entretiens d’excuse, pour éviter l’envoi d’une lettre désagréable. 

Nous donnons également les numéros de téléphones et adresses utiles, et surtout nous prenons la peine d’écouter ce que nos usagers ont à nous dire, et nous essayons de les conseiller au mieux ! Comme l’accueil souvent, la plateforme téléphonique est aussi le lieu pour résoudre des problèmes graves, de radiation, d’abus divers perpétrés par des agences ou des agents zélés, et nous les orientons vers les interlocuteurs et les solutions à notre portée. 

Et c’est ainsi qu’il arrive d’entendre des collègues dire « aujourd’hui j’ai fait des choses intéressantes au 3949 », simplement parce qu’ils se sont donné les moyens de passer une heure au téléphone pour aider quelqu’un. Bien sûr, cela nous met parfois en difficulté, quand nos appels dépassent 4 minutes, ou quand le superviseur de la plateforme s’aperçoit que nous saisissons des entretiens, mais le jeu en vaut la chandelle. Car nous ne risquons guère plus que des rappels à l’ordre, du moins pour les agents publics ! 

Certes, ce n’est pas une forme de lutte visible, ni radicale, et la direction a très bien compris qu’il y a des agents qu’il vaut mieux ne pas planifier trop souvent sur ce poste ! De ce point de vue, c’est aussi la reconnaissance de l’efficacité de notre opposition.

Mais plus largement, ce qui est important, c’est que c’est l’une de ces formes d’opposition silencieuse largement partagée, populaire, et capable d’être comprise et suivie par de nombreux collègues. C’est un moyen pour nous, de manifester notre résistance à une organisation nuisible aux usagers, et de la contrer avec efficacité. 

Le 3949 reste un outil dont on ne veut pas, mais nous avons trouvé une parade à notre mesure pour en atténuer les effets pervers. 

 


Article écrit par Dominique Sultan.

Article paru dans le numéro 160 d’Alternatives non-violentes.