La vieillesse, miroir de notre société et de la famille contemporaine

Auteur

Sylvie Cadolle

Année de publication

2012

Cet article est paru dans
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La vieillesse est un statut qui a connu une évolution dans le temps. La place des aînés a complètement changé. Les différences dépendent également de la société dans laquelle on vit, des traditions. Les aînés d'avant étaient les plus respectés : leur âge traduisait une accumulation de savoirs. Ils étaient des guides et l'autorité pour leurs descendants. Mais le progrès technologique a pris le pas sur le monopole de sagesse des plus vieux. Dans une société en constante et rapide évolution, il n'y a plus de considération pour les dépendants qui ont perdu en mobilité.

Si à 50 ans, on était un grand vieillard respecté dans la Grèce antique, cette considération a évalué au cours des siècles. Celui qui accède de nos jours à la carte Senior de la SNCF n’est nullement un vieillard, mais à un âge où il se découvre de nouvelles activités, notamment dans sa famille. Ce n’est qu’ensuite que vient le grand âge. La vieillesse a une histoire dans toute société.

 

Nous avons en un siècle gagné 30 ans d’existence, c’est-à-dire une génération. Nous connaissons des familles à cinq générations, pour la première fois probablement dans l’histoire. Un français sur dix est grandparent : on compte 12,5 millions de grands-parents, 2 millions d’arrière-grands-parents (7/10 sont des femmes), 30 000 arrière-arrière-grands-parents.

À 56 ans, une personne sur deux a au moins un petit-enfant. Nous sommes passés de la génération du baby-boom à celle du papy-boom ou surtout du mamieboom. En 1999, les grands-parents ont en moyenne quatre petits-enfants. Les plus jeunes ont moins de 50 ans. Or, ils sont des seniors et non plus des vieillards : nous avons vécu la fin de l’assimilation entre grandparenté et vieillesse. Cette nouvelle longévité a changé les âges de la vie en nous offrant la chance d’un nouveau temps entre 50 et 75 ans, généralement en bonne santé et dégagés des contraintes de l’activité professionnelle comme des responsabilités parentales.

Quand on veut réfléchir sur la place des aînés dans la famille, il faut d’abord comprendre ce qui a changé dans notre rapport à la vieillesse. Car la vieillesse est une notion arbitraire, relative, et qui dépend de la lecture qu’en fait la société. Et nous verrons combien s’opposent la condition actuelle du senior et celle des vraiment vieux, atteints par les infirmités du grand âge.


Le statut de la vieillesse dépend du rapport à la tradition


Les sociétés traditionnelles sont des sociétés religieuses, où, comme le fait remarquer Régis Debray, c’est le fait d’être ancien qui rend légitime, où c’est l’autorité surnaturelle des origines qui fait foi, et dont la suite des générations se doit de perpétuer pieusement le legs. D’où l’autorité des aînés, les mieux au fait des usages des anciens et des ancêtres, les gardiens de la transmission. Dans les civilisations orales, la mémoire des vieux est une bibliothèque. Leur expérience, une ressource pour la communauté.

Plus on avance dans le cycle de vie plus on est considéré socialement, au-delà du déclin personnel et même de la mort.

Les vieux, dans les sociétés traditionnelles, sont les maîtres spirituels, guides et modèles des jeunes à travers les rites par lesquels ils les initient à des secrets qui remontent à la nuit des temps. L’homme âgé en acquiert plus de considération et de prestige. Chez les Grecs, le digne vieillard illustre le triomphe de l’esprit sur les passions. Il est un sage, un presbyte, c’est-à-dire un prêtre, un philosophe ; la philosophie ne pouvant convenir à l’impatience de la jeunesse, qui est plutôt l’âge des passions et des sots emportements.

Cependant, n’enjolivons pas le passé. Dans l’Antiquité grecque, on était donc un vieillard à 50 ans, et la vision que l’on avait de cet âge n’est pas si rose… Esope, au VIe siècle avant J.-C., nous prévient sur ce qui nous attend : l’homme s’est fait attribuer 30 années de vie de plus que les autres animaux… Ce sont l’âne, le chien et le singe qui lui ont donné des années de leur vie. Aussi, de 30 à 40 ans, l’homme trime comme un âne ; de 40 à 50 ans, il n’est plus capable que d’aboyer comme un chien ; et de 50 à 60 ans, chauve et grimaçant, il ne sert plus qu’à faire rire les enfants. D’autres sociétés secouaient le cocotier où l’on faisait grimper les vieux. Les Inuit ou les Japonais abandonnaient leurs parents édentés, et, chez nous, on étouffait parfois le grand-père quand on en avait assez d’attendre l’héritage. L’abus de faiblesse, la maltraitance, ne sont pas nouveaux. La vieillesse a toujours suscité l’ambivalence.


La vieillesse a une histoire


La vieillesse est à peu près immobile entre le Moyen Âge et le XVIIIe siècle, où elle rebondit alors avec l’invention des lunettes de vue qui retardent le premier handicap de l’âge, et avec une mutation des relations familiales. C’est au XIXe siècle que, par opposition au pater familias aristocrate, qui garde jusqu’à sa mort l’autorité sur ses descendants, apparaît la figure idéalisée du grand-père, popularisée par Victor Hugo dans L’art d’être grand-père : confident et avocat des enfants, adepte du dialogue, de l’adoucissement de la sanction, il participe à la reconnaissance de la place de l’enfant.

Le grand-parent symbolise l’aspiration à une famille fondée sur l’affection plus que sur l’autorité et les rapports de force. La figure attendrissante du grandpère-gâteau, valorisée par la bourgeoisie en ascension sociale, sert à la critique du père de la noblesse tyrannique et froid, soucieux exclusivement des intérêts de la lignée. La proximité affective qui atténue la hiérarchie des générations est au cœur de la grande parentalité depuis deux siècles. Les codes de savoir-vivre instaurent des rites familiaux comme le premier de l’An, autocélébration de la famille où les enfants visitent l’aïeul qui donne les étrennes en échange de l’allégeance et de l’affection. Mais l’aïeul populaire est aussi parfois dépeint comme dégradé par la misère et maltraité, humilié par des descendants odieux et avides.

Pourtant, on enseignait aux enfants leurs devoirs envers leurs parents. On se sentait redevable de devoir la vie à ses parents, alors même que les enfants n’étaient pas comme aujourd’hui des enfants désirés. Ce que l’on avait reçu, on devait le rendre. Aujourd’hui, les enfants disent qu’ils n’ont pas demandé à vivre. On les instruit de leurs droits plus que de leurs devoirs à l’égard de leurs parents, alors que les parents font preuve d’un dévouement inédit à l’égard de leurs enfants. L’enfant ressource pour les vieux jours est devenu l’enfant projet dont on fait tout pour assurer la réussite scolaire et l’épanouissement affectif.


Aujourd’hui nous assistons à la désacralisation du passé


Jusqu’à la Renaissance, plus une doctrine, une religion, une dynastie, une loi, une coutume, un secret pouvaient se dire anciens, plus ils étaient jugés dignes de foi, porteurs de vérité ;

« la donne est désormais renversée : avec l’invasion fougueuse du progrès, la foi dans l’avant garde et dans le dernier cri, l’Ancêtre, qui avait été des siècles durant la garantie du cadet, en est devenu le repoussoir, marque de péremption et preuve du ridicule 1».

Nous assistons à la disparition de l’ancienne hiérarchie des statuts d’âge. Nous sommes la première époque où la jeunesse a pris le pas sur la vieillesse. Alors que, pendant des millénaires, les hommes se sont vieillis pour se valoriser, aujourd’hui, il faut être toujours jeune. Les grands-parents urbains, dynamiques, sportifs, se démarquent de la figure traditionnelle de la grand-mère qui fait des confitures et du grand-père qui montre comment jardiner ou pêcher.

Avec le renouvellement accéléré des connaissances et des technologies, il n’y a plus grand-chose à transmettre d’amont en aval. Nous sommes la première civilisation où la compétence acquise fait obstacle aux compétences à acquérir ; où le jeune se débrouille mieux que l’ancien, où le petit est plus expert que le grand, qui regarde par-dessus l’épaule du bambin pour apprendre comment marche le dernier portable. Vieillir, qui était un privilège, est devenu une calamité. Mais prendre de l’âge n’est-ce qu’une calamité ? L’âge de la retraite naguère marqueur de l’entrée dans la vieillesse, inaugure l’entrée dans un nouvel âge de la vie.

 

Le senior du papy-boom : de la retraite à la perte de la bonne santé


Le senior d’aujourd’hui ne se vit pas comme un vieux. Il peut vivre une nouvelle adolescence : retraité, dynamique, il sort, il voyage, il reste jeune. Agenda chargé, il est le pilier bénévole de multiples associations. Il a de l’aisance, des moyens, plus que les jeunes en général. Il est libre, autonome comme jamais, sans contraintes. Le senior aide les enfants pour garder ou assurer des vacances pour les petits-enfants, ou fait du bénévolat, mais à son gré. Il se consacre à lui-même à son épanouissement personnel : chorale, yoga, vitrail, marche à pied, il aide à la réinsertion, etc. Il est un consommateur choyé, part chaque année en voyage organisé à la découverte du monde. Il est amateur de haute technologie. Et à notre époque, comme il faut savoir rebondir, le senior divorce et se remarie, avec une compagne souvent plus jeune que lui. Il en profite… mieux que les jeunes à la trentaine, confrontés, après une enfance choyée, à l’anxiété des prises de responsabilité dans un monde adulte où travail stable et logement se dérobent.

C’est une nouvelle période de la vie, dont profitent d’ailleurs inégalement les différents groupes sociaux, et dont les hommes profitent plus que les femmes. En effet, c’est d’abord sur le dévouement de celles-ci que repose la responsabilité du travail de « care», quand elles ont encore leurs vieux parents, des enfants et déjà des petits-enfants. C’est une richesse, une chance, mais une charge aussi pour cette génération-pivot de grand-mères qui ont à donner de l’aide à trois générations, se dévouant à leurs filles jeunes mamans et à leurs petits-enfants tout en ayant la charge de leurs parents dépendants. Le fait qu’il puisse y avoir quatre générations dans la famille en change les interactions. Cela peut engendrer des conflits d’obligations, voire des tensions à l’intérieur des fratries quant à la répartition de la charge des ascendants.

Mais cette période plutôt heureuse de la vie, débarrassée des soucis professionnels et peu à peu des responsabilités familiales, s’achève avec la montée des handicaps de l’âge qui — en dépit de la gymnastique, des massages et des régimes auxquels s’astreignait le senior — lui font abandonner peu à peu les multiples activités où il s’épanouissait et le font entrer dans la progressive dépendance. Il faut renoncer à conduire, puis renoncer à marcher, bientôt renoncer à prendre part à la conversation, à habiter chez soi, à décider pour soi.


La grande vieillesse


La grande vieillesse, avec sa dépendance, détonne dans notre société dont les valeurs lui sont radicalement contraires. La valeur suprême de l’individu pour notre société, c’est l’autonomie. Le vieux est dépendant, d’abord un peu et puis, humiliation, jusque pour ses fonctions physiologiques fondamentales. Nous valorisons la vitesse, nous avons besoin de réactions rapides, nous sommes impatients. À la télévision, à la radio, il faut faire des phrases courtes, sinon les auditeurs zappent. Le vieux est lent, il a perdu sa mobilité et l’adresse de ses membres, il traîne. Il est vrai qu’il a tout son temps et peu à faire. Nous adorons la variété, le changement, mais le vieux le redoute car il pense que tout changement va vers le pire. Il voudrait que le temps s’arrête. Nous sommes dans une société de l’image. La sienne n’est pas attirante, il a perdu sa beauté, il nous tend le miroir de ce que nous allons devenir. La performance, la productivité économique sont pour nous essentielles. Le vieux ne fait rien, ou si peu. C’est un poids pour notre économie. Quel rôle social joue le vieillard qui, assis sur son banc, regarde les pigeons ? Notre valeur se mesure à l’importance de notre réseau, au nombre de ceux avec qui nous sommes en lien sur Facebook ou qui nous suivent sur Twitter. Les amis du vieux sont morts, et ses petits-enfants vivent dans un autre univers. Il a perdu ceux qui le comprenaient à demi-mot. On ne quitte pas la société, c’est la société qui vous quitte et bien peu de nonagénaires sont encore des contemporains.

Dans la famille actuelle, que l’on se choisit pour être avec ceux qu’on aime, le grand-parent doit se faire choisir par ses petits-enfants, construire avec eux un lien qui ne va pas de soi. La famille intègre le senior et il est souvent l’acteur essentiel des liens de famille, mais souvent le vieillard dépendant qu’on emmène, ou qu’on va voir par devoir, finit par se retrouver à l’écart. Même si elles épargnent davantage les mères, les ruptures familiales affaiblissent encore les sentiments des enfants adultes pour leur père qui ne les a pas élevés et fragilisent particulièrement la lignée paternelle. Bien des pères âgés ont perdu contact avec leurs enfants, et bien des grands-pères avec leurs petits-enfants. Nous rejetons dans nos familles l’hypocrisie des liens obligés, les rancœurs et les jalousies remâchées car nous cherchons l’authenticité des sentiments, mais c’est au prix de l’isolement de ceux, pauvres, vieux, tristes et laids, qui n’attirent plus l’affection. Les liens inconditionnels des enfants vis-à-vis de leurs très vieux parents sont mis à dure épreuve quand l’amour pour eux ne va plus de soi parce qu’ils ne sont plus aimables. C’est que nous avons besoin de nous représenter l’avenir comme le lieu d’accomplissement de nos vœux, or les maux et infirmités exhibés par le vieillard nous dénoncent la vanité de nos illusions.

On ne peut pas demander à un homme encore jeune, qui se sait condamné brutalement par la maladie, de ne pas se révolter contre son sort et de ne pas plonger dans le désespoir. Mais certaines vieilles personnes connaissent la mort et ont réussi à l’apprivoiser. Avec eux, on peut parler de ces questions, ils nous introduisent à cette part redoutable de notre humaine condition, à l’interrogation lancinante sur la fin ou l’au-delà de la fin. Ils disent calmement, sereinement : « quand je serai mort…, quand je mourrai…, après ma mort… » Le plus beau cadeau que de très vieilles personnes peuvent apporter à leurs enfants, petits et arrière-petits-enfants, c’est sans doute le témoignage qu’ils ont aimé leur vie et qu’ils n’ont pas peur de leur mort.

 

1 Régis Debray, « Le Plan Vermeil », Gallimard, Paris, 2004.



À 60 ans et plus

  • 1 personne sur 2 est membre d’une association.

  • 15 % des auto-entrepreneurs ont 60 ans et plus.

  • 70 % des 60 et plus ont une adresse courriel.

  • 54 ans, c’est l’âge moyen auquel les femmes deviennent grands-mères (56 pour les hommes).

  • 37 % des grands-parents gardent leurs petits-enfants au moins une fois par semaine.


Article écrit par Sylvie Cadolle.

Article paru dans le numéro 162 d’Alternatives non-violentes.