Comment Greenpeace communique-t-elle avec la presse ?

Auteur

Adélaïde Colin

Localisation

France

Année de publication

2012

Cet article est paru dans
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Greenpeace est connue du grand public notamment pour ses actions spectaculaires. Les Français considèrent qu’il y a un peu du « Astérix » dans cette façon de faire, qui est pourtant inconditionnellement non-violente. Comment Greenpeace travaille-t-elle avec les journalistes à la fois pour faire passer ses messages, mais aussi pour faire comprendre son identité non-violente ?

ANV : Vous avez été directrice de la Communication de Greenpeace France. Quel parcours vous a menée à ce poste ? 

Adélaïde COLIN : Je suis journaliste de métier. J’ai d’abord été journaliste indépendante, puis salariée d’un hebdomadaire. J’ai fait de nombreux reportages sur l’environnement et sur la société civile. J’ai par exemple suivi les forums sociaux mondiaux, à Porto Alegre, au Brésil, et aussi à Mumbay, en Inde.

Je suis rentrée à Greenpeace France en janvier 2006, en répondant tout simplement à une annonce de recrutement. J’ai d’abord été chargée de communication (sur les campagnes OGM, Toxiques, Énergies renouvelables, Climat et Nucléaire). Depuis septembre 2009 et jusqu’en mai 2012, j’ai occupé les fonctions de directrice de la communication du bureau français de Greenpeace.
 

ANV : Qu’est-ce qu’un succès médiatique pour Greenpeace ?

A.C. : Tout d’abord, on peut se demander ce qu’est un « succès médiatique». On pourrait choisir de le mesurer au nombre de fois où le nom de Greenpeace apparaît dans la presse, par exemple. Pour nous, cette dimension quantitative compte, mais n’est pas centrale. Certes, si Greenpeace n’est pas du tout mentionnée dans les médias, nous adaptons notre stratégie de communication. Mais, pour Greenpeace, l’important est d’être calée sur ses objectifs de campagne, pas sur le nombre de citations dans la presse.

ANV : Certaines actions de Greenpeace sont des réussites médiatiques, non ?

A.C. : Certaines actions créent beaucoup de tension. Elles sont très médiatisées, ce qui est l’un des objectifs. Mais parfois, il arrive que la tension cannibalise un peu le message de campagne. Prenons l’exemple de l’action réalisée à l’Assemblée nationale, en décembre 2009. Nous étions à la veille de la Conférence internationale de Copenhague sur le climat. Le président Sarkozy avait fait des propositions, mais rien de concret n’en sortait. Nous avons donc décidé d’intervenir : la responsable de la campagne Climat est donc descendue en rappel dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale pour porter un message : « Aux actes, monsieur le Président. » L’Assemblée est un lieu où règne un protocole extrêmement strict : ainsi, si vous n’avez pas de cravate, vous n’êtes pas autorisé à entrer dans l’hémicycle. 

Le jour de notre action, cette belle jeune femme blonde surgissant dans l’hémicycle a réveillé bon nombre de députés — au sens propre comme au figuré ! Cette action a aussi généré un véritable tremblement de terre politico-médiatique : certains élus ou chroniqueurs ont même été jusqu’à parler de « viol de la République ».

Par cette action, Greenpeace a lancé un cri d’alerte qui a eu un très fort retentissement dans les médias. Mais au final, qu’en est-il resté : le scandale d’une militante non-violente descendant en rappel dans l’Assemblée nationale ou le message que Greenpeace voulait porter en amont de la conférence de Copenhague ? Difficile à dire…

 

ANV : Est-ce particulier à la France ?

A.C. : Sur le principe, non. Mais il est clair qu’en France, il y a une spécificité : l’affaire du Rainbow Warrior1, qui a coûté la vie d’un photographe militant de Greenpeace, en 1985. Depuis, Greenpeace est connue du public pour ses bras de fer avec les autorités, ainsi que pour sa mission antinucléaire. Suite à l’attentat perpétré contre le Rainbow Warrior, une véritable campagne de désinformation a été menée en France contre Greenpeace. Aujourd’hui encore, et c’est paradoxal, Greenpeace peut être liée à des images de violence. D’ailleurs, lors de l’action à l’Assemblée nationale, comme par « hasard », une pseudo alerte à la bombe aurait été déclenchée suite à notre action. Difficile d’y voir autre chose qu’une contre-attaque consistant à associer le mot « bombe» à la présence de Greenpeace. En Allemagne, l’image de Greenpeace est très différente. Pour les Allemands, Greenpeace est une véritable institution, un peu comme les pompiers chez nous ! Et le nombre d’adhérents s’en ressent : ils sont plus de 500 000 en Allemagne, contre 160 000 en France.

 

ANV : Comment gérez-vous les médias lors d’une action ? 

A.C. : Il y a plusieurs cas de figure selon qu’il s’agit d’un événement programmé à l’avance, ou d’une action surprise, d’une opportunité imprévue. Pour les événements programmés, il nous arrive de prévenir les journalistes à l’avance. On leur dit juste qu’on prévoit une « petite surprise », souvent, cela suffit pour que les médias se déplacent car ils savent que nous leur fournirons du visuel. Cette façon de faire avec la presse est assez classique : par exemple, avant le 2e tour de la présidentielle de 2012, les militants2 ont dénoncé les positions sourdes, aveugles et muettes des deux candidats sur le nucléaire. À Paris, avec la Tour Eiffel en arrière-plan, équipés d’un masque de François Hollande ou de Nicolas Sarkozy, ils se bouchaient les oreilles, ou bien se cachaient les yeux ou la bouche.

 

ANV : Et pour les actions surprises ?

A.C. : Nous n’invitons pas les journalistes dans les coulisses de la préparation d’une action. Nous les invitons au moment où une action se déclenche. Ou bien, si nous savons que l’action sera très rapide, ils sont avec nous dès le début de l’action. Pour nous, c’est le meilleur cas de figure car les journalistes apportent leur sceau professionnel : les images qui sont diffusées ne sont plus les nôtres, mais celles recueillies par des médias indépendants. Pour le public, c’est très différent. Ainsi, les caméras d’Itélé ont diffusé en direct le survol de la centrale du Bugey par un paramoteur, organisé quatre jours avant de second tour de la présidentielle, pour dénoncer la vulnérabilité des installations nucléaires face à des menaces aériennes.

Lors de ces actions, Greenpeace tourne aussi ses propres images, à la fois pour pouvoir communiquer, mais aussi parce que c’est un gage de sécurité pour les activistes. Il arrive parfois que des journalistes utilisent ces images, mais c’est délicat pour eux car ce sont nos images. Même s’il arrive parfois qu’ils diffusent nos images, mais sans indiquer clairement qu’elles ont été tournées par Greenpeace. Voilà qui pose le problème des sources de la presse : si ça se produit avec les images de Greenpeace, ça se produit sûrement pour d’autres sujets.

 

ANV : Et quand une opportunité imprévue surgit ?

A.C. : Parfois, en effet, une opportunité se présente : cela a été le cas par exemple en 2006 avec le Clemenceau. Ce porte-avions français, qui renfermait de grandes quantités d’amiante, allait être envoyé en Inde pour y être démantelé, en violation de la Convention de Bâle sur les déchets toxiques. Dans ce cas-là, c’est du « pur Greenpeace » qui a été développé : nous avons mis en stand-by nos plans de campagne et nous avons sauté sur cette affaire pour engager un bras de fer et dénoncer le comportement scandaleux de la France.

ANV : Comment les médias relaient-ils les informations que Greenpeace leur donne ? 

A.C. : Nous regardons de près ce que les médias publient ou diffusent. Prenons l’exemple du thon rouge. Cette campagne a été bien relayée : le sujet est populaire. En France, les gens disent ne plus vouloir consommer de thon rouge ; c’est presque comme les OGM. 

En 2010, une action a eu lieu pendant la saison de pêche, en Méditerranée. Nos activistes ont mis des sacs de sable sur les filets pour les abaisser et laisser sortir les thons. Durant cette opération, les thoniers se sont montrés extrêmement agressifs et un militant a eu le mollet transpercé par une sorte de grand crochet. 

La presse a diffusé les images qui avaient été tournées par Greenpeace (l’action a eu lieu en pleine mer). Mais, en parallèle, nous avons travaillé de près avec l’AFP pour que ces images soient correctement relayées et légendées, de façon à ce que chacun identifie bien qui était le thonier, qui était le militant de Greenpeace, et donc d’où venait la violence.

 

ANV : Comment Greenpeace communique-t-elle avec la presse ?

A.C. : Avec la presse, il y a plusieurs points importants. Tout d’abord, comme je viens de le dire, nous regardons de près ce que la presse publie et diffuse. Concernant les informations que nous communiquons à la presse, nous sommes vigilants sur plusieurs aspects :

Nous sommes précis : notre message de campagne, c’est notre légitimité. 

Ensuite, nous mettons les faits en avant : nous ne mentons jamais aux journalistes. J’ai moi-même été journaliste et je sais que c’est important pour notre crédibilité. La preuve : en décembre 2011, quand nous avons averti les médias que des activistes3 se trouvaient à l’intérieur de certaines centrales nucléaires françaises, tous les journalistes nous ont crus. 

Enfin, nous rappelons systématiquement nos valeurs : la non-violence et l’indépendance. Notez que, jamais, en 40 ans d’existence, ni nulle part dans le monde Greenpeace n’a été condamnée pour violences à la personne. 

Les journalistes reprochent un peu à Greenpeace de créer le scandale, mais s’il n’y a pas de scandale, ils risquent de ne pas venir. Nous avons la contrainte d’attirer les médias : ce sont eux qui attirent l’attention du public sur un sujet. Dans certains cas, au lieu d’envoyer un communiqué de presse à tout le monde, nous approfondissons un sujet avec un média ; c’est ce qui s’est produit avec un journaliste du Monde suite à nos actions dénonçant le risque nucléaire, après la catastrophe de Fukushima. Il nous a contacté pour faire des portraits de militants et raconter, à travers des histoires personnelles, ce que signifie l’engagement au côté de Greenpeace.

 

ANV : À propos de non-violence, est-ce que les médias relaient cette valeur de Greenpeace ?

A.C. : En 2010, Greenpeace France a réalisé une étude d’image : d’un côté, les politiques et les journalistes, dérangés par ce que Greenpeace met en œuvre comme contre-pouvoir, peuvent avoir le sentiment que l’organisation est violente. Mais de l’autre côté, les citoyens, l’opinion publique, estiment qu’il faut parfois frapper fort si on peut réveiller un peu tout le monde. D’Astérix à José Bové en passant par Greenpeace, voilà qui correspond à la culture nationale française, et les gens ne réprouvent pas totalement. Notons quand même qu’ils ont une perception confuse de ce qui est violent ou non-violent dans la façon d’agir de Greenpeace. 

Mais la question qui se pose alors — et que les gens se posent très bien — c’est : d’où vient la violence ? Si un filet servant à pêcher des thons rouges est abîmé, c’est dommage, mais ça se répare, alors que si le thon rouge disparaît, c’est irrémédiable et très grave.

 

ANV : Kumi Naidoo est directeur de Greenpeace International depuis 2009 ; ce Sud-Africain a été un militant anti-apartheid notoire. Qu’apporte sa présence à la tête de Greenpeace ?

A.C. : Sa présence vient donner plus d’épaisseur à Greenpeace en tant qu’ONG non-violente. Kumi incarne le lien Nord-Sud (Greenpeace est une ONG globale) : les pays du Sud ont à nous apprendre ce qu’est la non-violence (l’Inde ou l’Afrique du sud, par exemple).

On connaissait Greenpeace comme expert sur l’environnement. La présence de Kumi Naidoo comme directeur international complète bien cette image, en lui ajoutant la notion d’engagement humain non-violent.  

À cet égard, en décembre 2011, Le Monde Magazine a publié des portraits d’activistes, suite à l’intrusion dans les centrales nucléaires de Nogent-surSeine (Aube) et de Cruas (Ardèche) dont j’ai parlé tout à l’heure. De l’infirmière au cadre en retraite, de l’épicier de quartier à la salariée dans une banque privée de gestion du patrimoine, on voit que les militants sont des gens normaux. C’est de cette façon que l’on replace les choses sur la non-violence : c’est une façon efficace de communiquer sur la non-violence.

 

ANV : Comment les activistes de Greenpeace sont-ils formés à l’action non-violente ?

A.C. : Nous ne souhaitons pas communiquer en détail sur ce sujet. Les activistes3 ont d’abord été des militants (ces derniers relaient les campagnes auprès du grand public) ; ils sont pétris des valeurs de Greenpeace. Quand on s’engage à Greenpeace, on doit se comporter de façon non-violente : ça implique bien évidemment de ne jamais mettre de coups, mais aussi de maîtriser le niveau de violence de l’adversaire pour ne pas faire monter la violence. 

Mais un activiste doit aussi parfois prendre une décision au cours d’une action : il doit jauger ad hoc ce qu’il doit faire pour que la situation ne dégénère pas. Les militants sont formés pour ça. Le critère est de rester calés sur l’objectif de Greenpeace : en action, l’objectif n’est pas de s’enchaîner, mais de faire passer un message. C’est la même chose quand les militants informent le public, ils doivent éviter que la situation ne dégénère. Par exemple, s’ils essaient de tracter devant un supermarché, ils doivent savoir gérer les réactions parfois brutales des vigiles.

Le cadre de l’engagement à Greenpeace est toujours rappelé aux activistes et aux militants : la non-violence, et l’indépendance politique et financière. C’est compliqué d’y réfléchir et de s’y former : c’est la base du parcours militant à Greenpeace.

 

ANV : Quelle question auriez-vous aimé que je vous pose… et que je n’ai pas posée ?

A.C. : C’est une question qui nous est souvent posée ! Il n’y a jamais de questions qui nous manquent. À Greenpeace, en général, on n’attend pas qu’on nous pose des questions pour y répondre. On délivre notre message !

 

ANV : En quelques mots, comment résumeriez-vous votre fonction à Greenpeace ? 

A.C. : Je suis : au service de cette organisation globale, non-violente et indépendante qu’est Greenpeace ; extrêmement fière de contribuer à quelque chose qui me dépasse ; je suis salariée, j’ai la chance de vivre un engagement personnel au quotidien, dans mon travail !


Entretien réalisé par Stéphane DESCAVES
 


Article écrit par Adélaïde Colin.

Article paru dans le numéro 164 d’Alternatives non-violentes.