De la guerre. Mises en scène linguistiques

Auteur

Hans Schwab

Année de publication

2013

Cet article est paru dans
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« Désormais dissipées les rêveries qui ont un temps bercé la fin de la guerre froide, l’évidence resurgit : nous devrons à l’avenir faire la guerre, à l’instar du passé. Ferons-nous la même guerre ? À l’évidence, non. La ferons-nous aux mêmes ennemis ? C’est improbable. Sera-t-elle complexe? À n’en pas douter 1 .» Est-ce cette complexité qui dispense Laurent Murawiec, théoricien de la guerre, de définir son sujet de prédilection ?

Malgré les interventions hautes en couleur des militaires lors des commémorations, l’époque où la guerre était comparable à un cruel jeu scénique, semble bien révolue : des soldats en uniformes affrontant leurs semblables comme des acteurs costumés sur une scène délimitée, le champ de bataille. Le tout encadré par le lever de rideau, la déclaration de guerre, et le baisser de rideau, la signature de l’armistice. Exit alors aujourd’hui le théâtre de la guerre ? Ce n’est pas si sûr comme l’atteste le maintien de cette expression. Et là où il y a du théâtre, il y a des spectateurs. Le vocabulaire révèle que nous, braves citoyens, consommateurs des médias, faisons bien partie de ce qui se joue ailleurs.

Aujourd’hui, ce qu’on nomme « guerre » — ou qu’on ne nomme pas — a de multiples visages. Cet anthropomorphisme ne sert qu’à cacher ce qui, en dépit de ses mutations, fait partie de son essence, c’est-à-dire sa brutalité sans freins : « La guerre est un acte de violence et il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence. »C’est Clausewitz qui le dit en 1850 ; et il insiste : « Dans une affaireaussi dangereuse que la guerre, les erreurs dues à la bonté d’âme sont précisément la pire des choses.[…]Ignorer l’élément de brutalité, à cause de la répugnance qu’il inspire, est un gaspillage de force, pour ne pas dire une erreur 2 . »

Fini le cérémonial diplomatique qui encadrait cette brutalité illimitée, laquelle est pourtant toujours bien réelle et terriblement efficace par l’emploi des armes de destruction qui visent, mais ce n’est pas nouveau, la population entière, même si l’on préfère aujourd’hui, pour faire plus « propre » et « hygiénique », parler de « frappes chirurgicales » plutôt que de « bombardements », terme de sinistre résonance en France.

À la diversité de cette chose appelée « guerre », répond la polysémie du mot guerre qui sera esquissée maintenant.
 

 

ABC de la guerre


Si, selon Shakespeare, le monde entier est un théâtre, la langue, avec son lexique, y joue un rôle dominant. Transformons donc les entrées du dictionnaire en personnages car le théâtre du langage permet toutes les mises en scène, tous les éclairages et camouflages, toutes les allusions et variations. Voici les trois personnages les plus représentatifs : 

D’abord Guerre A, avec ses armées, ses troupes, ses bandes, portant uniforme ou non, négligeant le plus souvent les us diplomatiques du passé mais disposant d’armes de plus en plus sophistiquées. A produit, aujourd’hui comme depuis toujours, des morts, des orphelins, des mutilés de corps et d’âme, des dégâts matériels considérables et des vaincus au nom de prétendues valeurs supérieures. 

Le deuxième personnage, Guerre B, recrute ses mercenaires parmi les cols blancs, clones issus des grandes écoles. Ses champs de bataille sont les marchés mondiaux, les places boursières. Son arme absolue s’appelle spéculation (finances, céréales, énergie, foncier/immobilier). Les messieurs gris portent le sourire du néolibéralisme comme une cravate ; ils sont donc plus cyniques et aussi cruels que les soldats de A. Les victimes de B se comptent par millions : tous les sans- du monde, exploités, chassés, appauvris, naufragés, affamés et morts de faim.

La scène de Guerre C c’est l’intimité relationnelle à la maison, au voisinage, à l’usine, au bureau, au parti (« La guerre est déclarée entre Fillon et Sarkozy » titrait récemment la presse). L’intrigue, la magouille, le mensonge, l’abus de pouvoir, le harcèlement constituent son arsenal. Sa stratégie préférée : la guerre des nerfs ; son objectif : écraser l’autre. 

De A à C, il y a continuité et rupturesémantiques. Continuité quant à l’élément « lutte » et à la volonté de domination de l’autre pour en faire une chose. Rupture, signifiant ici glissement métaphorique, dans l’armement : ça va de la bombe (A)en passant par l’économique (B)au psychologique (C). Rupture également en ce qui concerne le nombre des belligérants et la distance entre eux : elle peut être de quelques milliers de kilomètres (drone téléguidé), ce qui implique l’anonymat, ou se réduire jusqu’au face à face dans la relation perverse et personnelle. La métaphore, c’est l’éclairage scénique. 

On le voit, pour représenter la guerre, le metteur en scène du théâtre langagier a le choix ! Et dans les coulisses, d’autres personnages se préparent, tels des guérilleros embusqués : guerre des étoiles, guerre des ondes, guerre des boutons… Un syntagme bizarre se trouve parmi eux, un outsider qui a du mal à cacher sa vraie nature ; son nom de scène : guerre non-violente ! « Pendant douze mois, nous avons développé une mentalité de guerre, nous avons pensé à la guerre, nous avons parlé de la guerre et de rien d’autre que de la guerre 3 . » C’est Gandhi qui le dit à la fin de la campagne de désobéissance civile qui culminait dans la marche du sel. Ici, guerremarque la rupture totale avec ABC,sauf sur un seul point : c’est la lutte dont la détermination est mise en avant par l’oxymore, provocant comme tous les oxymores : guerre non-violente 4 : un combat sans haine, sans armes, mais avec conviction et force.


1) Laurent Murawiec, La guerre au XXIe siècle, Éditions Odile Jacob, 2000, p. 9.

2) Carl von Clausewitz, De la guerre, les éditions de Minuit, 1955, p. 52 s.

3) The Collected Works of Mahatma Gandhi,vol. 45, p. 305 et 306.

4) Gandhi in Young India, 10 avril 1930. Les deux dernières citations sont tirées de : Jean-Marie Muller, Gandhi l’insurgé, l’épopée de la marche du sel, Albin Michel, 1997, p. 100 et 157.


Article écrit par Hans Schwab.

Article paru dans le numéro 168 d’Alternatives non-violentes.