Des actions contre le nucléaire militaire : l'expérience belge

Auteur

Jérôme Peraya

Année de publication

2013

Cet article est paru dans
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Quand des activistes antinucléaires pratiquent la désobéissance civile, la non-violence permet de déployer efficacité, humour et imagination.

Il y a plus de 30 ans, une vingtaine d’ogives nucléaires ont été déployées par l’Otan en Belgique, à Kleine Brogel, dans le cadre d’un accord quasiment secret avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Ces armes, régulièrement remises au goût du jour, sont placées sous le contrôle d’environ 110 soldats américains de la 701st MUNSS (Munition Support Squadron). Mais ce sont des pilotes belges qui, en temps de guerre, manœuvreront des F16 belges pour envoyer ces bombes. Ces pilotes s’y entraînent régulièrement. Rappelons que la Belgique héberge à Bruxelles le centre politique de l’Otan, et son centre militaire près de Mons. Notons au passage que l’Otan s’est lancé dans la construction d’un nouveau QG, en face de ses anciens bâtiments, pour un coût d’un milliard d’euros.

Agir pour la paix 1 prône un monde où les budgets de la défense seraient réattribués là où ils manquent aujourd’hui cruellement, un monde où se réaliserait une justice sociale et environnementale, un monde où les rapports humains seraient sans domination d’aucune sorte tant au niveau international qu’interpersonnel. Nous tentons de réaliser ces visées au sein de nos instances. Non pas que cela soit facile, mais comme le veut la célèbre citation attribuée à Gandhi : « Vous devez être le changement que vous voulez voir dans ce monde. »

Les actions belges décrites ci-dessous ont eu principalement lieu au sein de la campagne « Bomspotting » lancée par Vredesactie. Cette campagne est née principalement suite à une opportunité historique qu’est l’avis consultatif du 8 juillet 1996 rendu par la Cour internationale de Justice qui a donné des arguments juridiques contre la présence d’armes nucléaires stationnées en Belgique. La volonté de démanteler cet arsenal nucléaire a donc bénéficié d’un argument supplémentaire, cette fois basé sur la loi et non plus uniquement sur des considérations politiques ou morales. Cette campagne a donc attiré l’œil du public sur la présence illégale des ogives américaines sur le sol belge, pour en demander le retrait ainsi que le démantèlement mondial de l’arsenal nucléaire. Je parle dans cet article d’actions auxquelles j’ai modestement participé en tant qu’activiste. Elles montrent différentes possibilités de l’action directe non-violente.

 

Exemples d’actions


La première est une action DIY (Do it yourself) et se démarque tout d’abordpar son scénario.En effet, une vingtaine de clowns se sont introduits en février 2010 sur la base de Kleine Brogel afin de mener une inspection digne de celles menée par l’AIEA, alors qu’une autre vingtaine armée de nez rouges plaçait un cordon sécuritaire au bout de la piste d’atterrissage. Ce dispositif avait pour objectif symbolique d’empêcher toute utilisation d’armes nucléaires et d’assurer donc la sécurité des citoyens. L’action s’est terminée par une mise en scène du désamorçage d’une bombe nucléaire (chargée de bonbons) que les inspecteurs ont réussi à évacuer de la base. Après vingt minutes passées sur la base, les quatre groupes ont été interceptés et arrêtés dans leur élan.

Dans mon groupe, nous étions quatre. Les militaires nous ont d’abord déplacés de la zone de forêt, où nous étions, vers une zone dégagée. Puis ils nous ont couchés sur le sol, le visage dans la boue, sans que nous puissions voir nos camarades, capuche et bonnet rabattus. Il faut préciser que nous étions en février et que la Belgique n’est pas connue pour son climat provençal, au point que nous avons eu droit à la grêle et à la neige. Nous sommes restés ainsi pendant une bonne heure, le temps de sentir l’humidité et le froid transpercer nos collants, nos pantalons, nos gants, nos vestes de haute-montagne, tout en nous faisant copieusement insulter à chaque mouvement fait pour désengourdir nos membres. Quand l’un de mes camarades a aimablement signalé le traitement inhumain qu’on lui imposait, il a immédiatement ressenti la subtile sensation glacée d’un canon de fusil appuyé sur son crâne. Un activiste d’un autre groupe, moins chanceux, a fini à l’hôpital avec une clavicule cassée.

Après quoi nous avons été transportés et réunis, tous groupes confondus, dans une plaine à côté des bâtiments administratifs. Nous y avons été maintenus couchés, menottés à l’aide de colliers de serrage en plastique — pour ma part, il en a résulté d’un écrasement du nerf radial. Cela a duré cinq heures. Bien que les conditions ne fussent pas faciles, le fait de pouvoir discuter, discrètement il va sans dire, et de se retrouver tous ensemble, a fait que le temps est passé plus rapidement. Après les paperasseries habituelles (photos, empreintes digitales légalement non obligatoires mais forcées), on nous a libérés au milieu de nulle part. 

Voici une action d’un autre genre : l’action Bomspotting (surveillance des bombes) Cette action est annoncée à l’avance et elle se répète environ une fois tous les deux ans (la dernière a eu lieu en 2010 ; en 2012 le même dispositif fut utilisé sur le QG de l’Otan à Bruxelles). Elle attire parfois un millier de personnes. Couverture médiatique assurée. Groupe de bénévoles pour gérer l’événement. Notre logistique est impressionnante : tente, nourriture, location de bus, affichage, tractage, etc.

L’action Bomspotting consiste à essayer de rentrer sur la base en grand nombreet tous en même temps. L’objectif est, outre l’aspect médiatique, d’obtenir un maximum d’arrestations — plus ou moins huit cents chaque fois. En effet, tout au long de cette campagne, nous avons cherché à obtenir un procès qui… n’est jamais arrivé, les autorités ne voulant pas, visiblement, que le sujet déboule sur la place publique.

La plus récente et sans doute la plus délicate de nos actions vaut également le détour. Elle fut réalisée en toute discrétion (ce qui m’empêche d’en préciser la date), c’est-à-dire sans publicité médiatique. La description n’en sera ici que succincte afin de conserver certains éléments dans la confidence. Nous pensions pouvoir identifier les bunkers ayant le potentiel d’héberger les têtes nucléaires grâce au boîtier électrique disposé à l’extérieur de ceux-ci. Il s’agissait donc de s’introduire au cœur même de la base, dans la zone la plus sécurisée. Double barrière de quatre mètres de hauteur ornée de barbred wire (barbelé rasoir). Pancartes bien visibles annonçant « Attention, tir à vue ». Patrouilles régulières de 4x4. Notre objectif était de prendre du matériel exploitable afin que des experts indépendants puissent les analyser. Il nous fallait donc pour cela sortir du matériel de la base. Ce qui a été fait. Une photo de l’intérieur d’un des bunkers a même pu êtreprise ! Suite à notrecollecte d’informations, nous avons pu identifier a minima six bunkers pouvant héberger les armes atomiques. Nous avons publié une vidéo avec une infographie expliquant tout cela. Bien que celle-ci n’ait pas eu beaucoup d’écho ni sur youtube, ni dans la presse belge, elle a joyeusement pimenté les relations diplomatiques entre la Belgique et les États-Unis. De plus, cette action s’est invitée au sein du débat sur la modernisation de l’arsenal nucléaire américain présent en Europe.

Nos actions sont loin d’être parfaites. En effet, nous pouvons nous interroger sur l’utilisation de l’argument relatif à la sécurité de ces armes nucléaires comme sur celui de l’argument juridique. On peut aussi s’interroger sur ces actions de masses répétées qui ont fini par ritualiser un mode d’action, l’en privant éventuellement de son sens politique. Mais elles ont le mérite d’exister, permettant d’en entrevoir d’autres pour dénoncer le scandale du nucléaire militaire.


1) Agir pour la paix est la réunion de deux associations : le MirIRG (branche belge du Mouvement international pour la Réconciliation et de l’International des résistants à la guerre) ; assemblage d’un surréalisme sans aucun doute belge, d’une internationale d’obédience chrétienne et d’une autre libertaire. Le Mir-IRG a notamment lutté et obtenu un statut pour l’objection de conscience en Belgique. Agir pour la paix bénéficie aujourd’hui de l’apport des activistes francophones de Vredesactie (d’origine flamande), laquelle a eu une forte expérience de l’action directe non-violente.

 


Article écrit par Jérôme Peraya.

Article paru dans le numéro 168 d’Alternatives non-violentes.