L'instinct de survivre... et la guerre ?

Auteur

Jacques Inrep

Année de publication

2013

Cet article est paru dans
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Quand un soldat est engagé dans une guerre, il ne raisonne plus comme avant. Même si elle lui répugne, il peut se retrouver à tirer pour tuer, par simple instinct de survie.

Depuis des décennies les milieux psychanalytiques français 1 tentent de traduire le terme allemand « trieb », soit par instinct, soit par pulsion, sans toujours se mettre d’accord. J’ai choisi pour cet article le terme d’instinct et mes lectrices et lecteurs comprendront au fur et à mesure le pourquoi de ce choix.

Désolé, mais je vais être obligé d’utiliser mon propre vécu de la guerre d’Algérie. C’est en partant du traumatisme acquis au cours de ce conflit colonial, puis en y réfléchissant des décennies plus tard, que j’ai pu élaborer ce concept théorique de l’instinct de survie.
 

 

La guerre de 1914-18 


Mon père, René Inrep, né en 1896, avait participé à la Grande guerre comme simple soldat lors de la bataille de la Somme. Une des batailles les plus sanglantes de la Première Guerre mondiale. L’armée britannique perdit 58 000 soldats (dont 19 240 morts) dans la seule journée du 1er juillet 1916, début de l’offensive (source Wikipédia).

Mon père, mutilé à cent pour cent, parlait peu de sa guerre, si ce n’est des épisodes les plus marquants, comme ce jour où il fut enterré vivant dans la casemate du colonel commandant son régiment (154e régiment d’infanterie).

Avec une fougue juvénile, à l’adolescence, je ne manquais pas de m’opposer à mon père en lui posant la question du droit à la désobéissance : « Mais pourquoi ne refusiez-vous pas de sortir de la tranchée ? » Mon paternel me répondait que c’étaient les ordres et que son capitaine sortait le premier sur le parapet. Je répondais toujours par une réplique cinglante : «Vous n’aviez qu’à lui tirer une balle dans le dos ! » (sic !).

J’ignorais alors que comme dans une photo dite en noir et blanc, il y a quantité de gris, de blancs et de noirs. Autrement dit, que ce n’est pas toujours aussi simple que cela.

Il nous raconta une ou deux fois une scène étrange. Lors de cette bataille de la Somme, il se trouva pendant un court instant, quelques minutes ou quelques heures, que les Allemands et les Français, se trouvèrent dans la même tranchée. Les Français à l’est et les Allemands à l’ouest. La tranchée faisait un coude à quarante-cinq degrés, et les protagonistes avaient simplement établi un barrage fait d’un monceau de fils de fer barbelés. Régulièrement chaque armée envoyait un éclaireur pour voir près de cet obstacle ce que faisait l’ennemi d’en face. Situation très risquée pour le soldat, quelle que soit sa nationalité. 

Un jour mon père fut désigné pour cette mission particulièrement périlleuse. D’après ses dires, la tranchée n’était pas vraiment rectiligne, si bien qu’il déboucha au dernier moment sur une courte ligne droite face aux barbelés. Dans la minute qui suivit, un Allemand contourna le dernier angle de la tranchée, se trouvant ainsi face à mon père. Celui-ci nous raconta que tout s’était passé en un instant, quelques secondes. « Un éclair ! » disait-il ! 

Le soldat allemand avait percuté une grenade à main et l’avait lancé vers mon père, celle-ci était tombée à ses pieds, ou plutôt vers son pied gauche, et comme il était ambidextre, il avait eu le temps de l’attraper et de la retourner à l’envoyeur, tout en se jetant à terre. Il entendit le bruit sourdde l’explosion, puis un hurlement. Sans jeter un regard au « boche », il avait pris ses jambes à son cou. Il disait qu’il n’avait pas réfléchi et que c’était sa capacité à se servir de ses deux mains d’une manière tout à fait convenable, qui lui avait sauvé la vie.

J’ai dû retenir un certain nombre d’enseignements du récit de cette scène dramatique. Le premier, c’est que tout pouvait basculer en une fraction de seconde, d’où cette idée de vitesse, de rapidité d’exécution. Il fallait de la promptitude si l’on voulait sauver sa peau. Le second était lié au fait que même dans une situation extrême, il était toujours possible de s’en sortir si l’on faisait le bon geste, si l’on adoptait la bonne attitude. Rien n’était jamais perdu. La vie chevillée au corps finalement.

J’étais adolescent et je n’ai pas dû raisonner avec autant de finesse, mais j’ai dû intégrer ces notions à un niveau inconscient. Sans compter un troisième enseignement que j’allais découvrir lorsqu’à mon tour, j’allais devenir de la chair à canon, comme disait ma grand-mère paternelle. 

 

La guerre d’Algérie


Normalement, je n’aurais jamais dû participer à la guerre d’Algérie. Jeune homme timide et complexé, j’avais quitté l’école en troisième avec pour seul diplôme mon certif ! Employé de bureau dans une administration. Pendant ces quelques années d’adolescence, j’allais me livrer à une intense activité de lecture. Les séries noires américaines, strictement interdites au collège, et puis surtout Sartre et Nizan. Je vais m’intéresser à cette guerre coloniale aux alentours de mes dix-huit ans, jusqu’ici je pensais naïvement qu’elle allait se terminer avant que je n’atteigne l’âge légal de devenir un « pioupiou ».

Je vais alors me renseigner d’une manière très scrupuleuse, lisant les divers journaux de droite ou de gauche, rien que pour me faire une opinion. Par hasard, je vais tomber dans une librairie sur un numéro de la revue des Temps modernes.Àma grande stupéfaction, je vais découvrir que l’armée française se comporte, toutes proportions gardées, comme la Gestapo lors de la Seconde Guerre mondiale. Je suis extrêmement choqué par cette découverte, allant jusqu’à mettre en doute cette information. Quoi, le pays des droits de l’Homme se comportant comme les nazis, impossible !

Et pourtant, je vais découvrir dans la revue Esprit, puis dans Témoignage chrétien, les mêmes articles mettant en cause l’armée de mon pays. J’essaie alors de comprendre les tenants et les aboutissants de la guerre coloniale et très rapidement mon analyse va aboutir à la conclusion que les Algériens ont tout à fait raison de lutter pour leur indépendance.

Cette réflexion terminée, je vais en conclure que je n’ai aucune envie d’aller faire la guerre aux « fellaghas ». Seulement voilà, je suis perdu dans le fin fond de la Normandie et à l’époque ceux qui auraient pu et dû m’aider, syndicats ou partis de gauche, sont très minoritaires dans l’Orne. Alors j’hésite.

Je vais essayer de voir auprès des camarades de mon âge. Tous ont décidé d’y aller, même si cela ne les enthousiasme guère. Idem pour les jeunes communistes, peu nombreux à Alençon. C’est la mort dans l’âme que je vais participer aux sélections de l’armée.

À Guingamp, bêtement je vais faire de mon mieux face aux tests proposés. Résultats : l’armée découvre que j’ai un QI un peu au-dessus de la moyenne. En dernier recours, je vais demander conseil à un ami de mon père, communiste toujours encarté. Celui-ci me conseille d’y aller. C’est ainsi que je vais décider de faire la guerre d’Algérie sur les conseils d’un militant du PCF ! Je vais écarter la possibilité de fuir à l’étranger, m’estimant incapable d’y faire mon trou, baragouinant juste quelques mots d’anglais et sans aucun diplôme. Funeste décision que je vais traîner pendant des décennies. 

En mai 1959, à mon arrivée à Toul pour y faire mes classes, je vais m’apercevoir que les tests passés à Guingamp ont eu une conséquence : je suis dans le peloton des EOR (élèves officiers de réserve). Les quatre mois passés à apprendre les « subtilités » de la guerre, sont très durs, physiquement et psychologiquement. 

Je ne supporte plus toute cette ambiance nauséabonde et dès le début du troisième mois, je refuse de devenir officier. Grosse colère du capitaine commandant la compagnie. Il me dit que je vais êtremarqué au crayon rouge et que cela me poursuivra jusqu’à la fin de mon service. Commencent alors toute une série de brimades : corvées, prison, mitard, puis mutation disciplinaire. 

Mon père m’écrivit de « coucher les pouces », je lui répondis sèchement « qu’ils ne m’auront pas ». J’ai retrouvé ces deux lettres des décennies plus tard.
 

 

Les Aurès


Suite à une altercation très violente avec le capitaine responsable de la comptabilité du régiment où j’avais été muté à Metz, je suis envoyé dans les Aurès, un des coins les plus pourris de la guerre d’Algérie. Avant de partir, je me suis promis intérieurement que jamais, au grand jamais je ne tirerai sur un maquisard algérien.

Je vais tenir parole. Je n’ai pas participé à de multiples combats. Lors de mon baptême du feu, de nuit, encerclé dans un fortin par les « fellaghas », couché à côté d’un copain d’Alençon, je vais incliner de quelques degrés mon fusil pour devenir un assassin d’étoiles comme je l’ai rapporté dans mon livre : Soldat, peut-être… tortionnaire, jamais !

Mais le crayon rouge continua de fonctionner : prison bien sûr, mais surtout un « stage » dans un bagne militaire à casser des cailloux par 45 à 50 degrés à l’ombre. Terrifiant !

Puis mutation dans un commando (CRA) pour quelques semaines, puis nouvelle affectation : à la PM (police militaire) où nos tâches ne différent guère de celles du commando. La contre-guérilla, quoi !

 

 

Batna, le 28 août 1960 à 9h15 : patrouille, direction le marché indigène


Le cantonnement de la PM est à deux cents mètres du marché de Batna. Je suis en tête de la patrouille, sur le trottoir de gauche, derrière moi une colonne de soldats, sur le trottoir de droite une autre colonne. Le premier béret noir est à environ quatre à cinq mètres derrière moi. J’ai tourné le coin de la rue et je suis désormais à cent mètres des premières échoppes. Il fait déjà chaud et je hume les odeurs des épices. J’entends le bruit de la foule.

Toujours aux aguets, je scrute les alentours. Soudain, à ma droite, sur une terrasse, j’aperçois un gamin. D’un geste élégant, il balance dans notre direction un objet noir et assez encombrant. Avant qu’elle n’atterrisse, j’ai immédiatement compris qu’il s’agissait d’une bombe. 

Sidération. Finie ma sympathie pour le FLN. Terminée cette idée de ne jamais tirer sur un Algérien. Tout va très vite. Un « éclair » comme disait mon père. La bombe a explosé parmi la foule des Chaouis (habitants des Aurès) et aucun béret noir n’est touché ! Secoué par le blast de la bombe, je suis sonné. Pendant l’explosion, je me suis, peut-être… « réfugié » derrière un homme de haute taille. Mais il s’agit peut-être d’un souvenir reconstruit. En quelques secondes, j’ai armé ma Mat 49 et je cours vers la terrasse où j’ai entraperçu le gosse. Il a disparu.

Je suis dans la guerre. J’ai quitté la civilisation. Je nage dans la barbarie. C’est un quasi-réflexe qui m’a fait courir vers cet adolescent sur le toit. Comme dans le récit de mon père, je suis redescendu au stade de la bête. Mon cerveau reptilien a réagi instantanément. Défendre sa peau. Plus aucune réflexion. Aucune pensée un tant soit peu construite. Juste l’action. Juste l’instinct de survivre.

8 morts et 36 blessés, tous Algériens. En dehors des hurlements des victimes, je conserve un souvenir effroyable : le bruit que faisaient mes rangers dans le sang des dizaines de blessés. Autre conséquence pour moi : j’ai eu certainement un tympan explosé, bêtement je vais refuser d’aller à l’hôpital militaire. 

Cette scène dramatique fera retour, avec une violence extrême, dans mon analyse, quinze ans plus tard.

 

L’instinct de survivre.


De ces deux différentes scènes de conflit, vécues par mon père et par moi, je vais tirer des décennies plus tard ce concept d’un instinct de survie, beaucoup plus fort que la notion de pulsion. Et je pense aujourd’hui que les guerres ne sont possibles que si ces conditions sont réunies chez les combattants. C’est ce réflexe de survie qui pousse les soldats à obéir et à accepter de donner la mort, ou de la recevoir. Ultime stade de la barbarie. Même si vous avez fait le vœu de ne pas tirer, pris dans l’engrenage, un jour ou l’autre… vous risquez… Il faudrait intervenir bien avant le début d’un conflit pour dégonfler les tensions et par des voies diplomatiques tenter de résoudre les problèmes multiples entre nations ou ethnies.


1) Voir le Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche et Pontalis, Paris, Puf, 1973.


Article écrit par Jacques Inrep.

Article paru dans le numéro 168 d’Alternatives non-violentes.