La nécessité de combattre
Dans La force sans la violence (L’Harmattan, 2012), Gene Sharp estime que, quand une partie est en conflit « aigu », c’est-à-dire que les enjeux sont cruciaux pour les acteurs, il serait « catastrophique (…) de se soumettre, de capituler ou de perdre ». Lorsque les intérêts sont fondamentaux, qu’il s’agisse de convictions profondes, de religions ou bien de la survie même d’une population, alors « combattre aussi vigoureusement que possible paraît une nécessité ». L’acteur aura donc recours aux moyens les plus efficaces et radicaux qu’il connaît : bien souvent, la violence armée.
Au cours de l’histoire, pour certains, le choix s’est ainsi porté sur la lutte militaire conventionnelle ou la guérilla ; pour d’autres, sur les soulèvements violents ou les moyens terroristes. Et, si les conflits violents aigus sont souvent menés au nom de la liberté, de la justice, au nom d’une religion ou pour résister à une force hostile, ce type de violence est également utilisé pour commettre des injustices, imposer des formes d’oppression, ou menacer l’existence même d’une population entière. Dans les deux cas, la guerre et la violence sont présentées, et souvent perçues, comme la seule alternative à la soumission passive au mal, comme une réponse à une oppression qui doit être combattue à tout prix.
C’est ainsi que dans le cadre d’une réflexion sur la lutte contre le terrorisme, le rôle et l’impact de l’action non-violente peuvent être envisagés sous deux angles : premièrement, en tant que technique de résistance et de gestion des effets de la violence extrême sur la société et les populations affectées, et deuxièmement, en tant qu’alternative réaliste et efficace pour lutter contre l’oppression, l’injustice et le sentiment d’impuissance qui accablent les plus démunis.
Réduire le soutien au terrorisme
Jack DuVall et Hardy Merriman examinent cette dernière question dans leur article Dissolving terrorism at its roots[1] (Dissoudre le terrorisme par ses racines). Selon eux, l’action stratégique non-violente peut agir sur les conditions qui créent un terrain fertile au terrorisme, en visant sa capacité à se reposer sur deux sources importantes de soutien : les régimes autoritaires et les populations démunies et aliénées vivant dans des contextes d’oppression.
Diminuer le soutien populaire et déstabiliser la croyance en l’efficacité de la lutte armée et du terrorisme affaibliront celui-ci. Cependant, « la demande » en faveur de l’action terroriste comme méthode de lutte contre l’injustice ne diminuera à son tour que si une forme alternative de lutte, réaliste et pertinente, est proposée aux acteurs. La promotion d’une telle alternative ne peut avoir pour but de convaincre ou de « convertir » les acteurs voués à la violence pour des raisons idéologiques ou religieuses, mais plutôt de les priver du soutien des populations qui, si elles ne favorisent pas la violence, ne connaissent simplement pas d’autres moyens.
À ces fins, J. DuVall et H. Merriman proposent trois approches :
- agir sur les conditions d’oppression et les contextes répressifs que le terrorisme exploite,
- proposer une alternative réaliste d’action collective contre l’injustice et l’oppression,
- développer un nouveau discours sur le pouvoir de la lutte non-violente pour contrer la perception dominante et répandue que la violence extrême est la forme la plus efficace au service d’une cause.
La résistance non-violente collective
Certains régimes autoritaires soutiennent (souvent involontairement) de manière significative le terrorisme. En effet, la suppression des droits et des libertés, les inégalités politiques, économiques et sociales extrêmes et la banalisation de la corruption créent des conditions qui augmentent la prédisposition des populations les plus vulnérables à être recrutées dans les rangs d’organisations terroristes se présentant comme leur ultime recours. (Nous savons aujourd’hui que même hors d’un contexte politique autoritaire, les inégalités extrêmes et les aliénations constituent un terrain fertile au recrutement de groupes terroristes.) D’autres régimes apportent un soutien plus direct aux terroristes, des ressources ou la proposition d’un refuge, dans le cadre de manœuvres à l’encontre d’ennemis communs. Aussi, le fait de diminuer les ressources et la portée de ces régimes diminuera également leur capacité à être soit terreau soit bailleur du terrorisme. Par ailleurs, une intervention militaire contre tel ou tel État, dans une optique préventive ou réactive, est une approche qui peut se révéler particulièrement contre-productive, comme l’ont démontré de manière désastreuse l’invasion et l’occupation de l’Irak. Nous savons aujourd’hui que l’effondrement de l’État et de la société irakienne ont été des événements catalyseurs pour l’apparition de Daesh[2].
En ce qui concerne l’initiation d’un changement de régime par l’intérieur, l’histoire récente n’enregistre aucun cas dans lequel une lutte armée aurait su transformer un régime répressif et inaugurer une ère démocratique stable. Cela suggère que la lutte armée ne saura pas agir sur les causes du terrorisme ou en réduire le soutien. La lutte non-violente collective, en revanche, est une méthode qui a été déployée au nom de causes politiques, économiques et sociales très diverses, elle s’est révélée très efficace pour de nombreuses luttes et mouvements. L’étude Enabling environments for civic movements and the dynamics of democratic transition[3] publiée par Freedom House en 2005 a révélé que dans 50 des 67 cas de transition vers un régime politique plus libre et démocratiquement stable (sur une période de 33 ans), la résistance civile non-violente a été un facteur clé de la réussite.
La résistance non-violente collective est ici conceptualisée comme technique de lutte qui consiste essentiellement à ne plus obéir au pouvoir et à priver le système répressif en place de la caution des citoyens, par des méthodes de protestation, de persuasion, de non-coopération (sociale, politique ou économique) et d’intervention directe. L’objectif est d’accroître la force des acteurs non-violents et d’affaiblir celle de la partie adverse. Ce genre de lutte non-violente augmente les coûts politique et matériel du maintien du système en question jusqu’à ce que ce dernier devienne insoutenable, soit réformé ou disparaisse.
Une étude quantitative[4] a confirmé les conclusions initiales de l’étude de 2005, notamment en démontrant que la lutte non-violente est deux fois plus susceptible de mener ses auteurs à leurs buts (qu’ils soient pro-démocratiques, pour les libertés et la justice ou contre la corruption) que l’action armée, et ceci même contre des acteurs non-étatiques et prêts aux violences extrêmes. Enfin, quand un mouvement non-violent parvient à ses fins, les résultats sont également plus désirables, menant davantage à des avancées démocratiques et égalitaires. Pourtant, les voix qui prônent la suprématie de la violence continuent à saturer la plupart des sociétés, notamment celles où règnent l’oppression et la misère. Il est donc impératif qu’émerge un nouveau discours cohérent et clair, capable de faire connaître au monde la réalité au sujet de l’efficacité de la lutte non-violente.
[1] Summy R. et Ram S., Nonviolence: an alternative for defeating global terror(ism), New York, Nova Science Publishers, 2008.
[2] Organisation armée terroriste islamiste, d’idéologie salafiste djihadiste, aussi appelée État islamique.
[3] Créer des conditions favorables pour les mouvements civiques et une dynamique de transition démocratique.
[4] Chenoweth E. et Stephan M. J., Why civil resistance works, New-York, NY-Columbia university press, 2011.