À l’école, un cours de morale civique n’a de sens qu’en écho à une pratique de la laïcité et à la résolution collective et non-violente de problèmes. Élisabeth Maheu en illustre quelques conditions.
RÉSISTER À LA PENSÉE BINAIRE QUI CLIVE LES SOCIÉTÉS EXTRÊMES
« Si tu lui causes, je ne te cause plus ! ». « Choisis ton camp ! ». La rivalité entre bandes répond aux besoins d’appartenance et de sécurité, mais la solidarité tribale se transforme trop souvent en exclusion de ceux qui n’en sont pas. Il faut un solide ancrage social pour à la fois risquer de déplaire aux copains et oser rencontrer des inconnus au-delà des clichés sur « l’autre imaginé ». Quelle chance ont les enfants qui peuvent partager des moments avec des personnes de toutes sortes, jeunes ou âgés, Inuits ou Berbères, croyants ou athées, cousins ou bien voisins immigrés. Un enfant sûr et fi er de ses racines, aimé tel qu’il est, et entouré d’autres enfants diff érents de lui, apprendra à assumer avec humour ses particularités, petit ou gros, noir ou roux, fi lle ou garçon, à lunettes ou dans un fauteuil roulant, fort en math ou artiste, d’origine paysanne ou du 9.3. Il deviendra capable de « rester soi avec les autres ». Et quelle libération d’appartenir simultanément à plusieurs groupes sans être enfermé dans aucun d’eux, quand par exemple un club de foot permet de côtoyer ceux du hameau éloigné, du quartier d’à-côté ou de « l’autre » école ! Par ailleurs, certains jeux cassent la logique habituelle d’opposition frontale et défi nitive entre deux camps.
HARMONISER SANS UNIFORMISER
Le retour de l’uniforme à l’école est motivé par le souhait d’eff acer les diff érences sociales, de lutter contre les eff ets désastreux des modes organisées par la publicité, de régler à la fois la question du voile et celle des tee-shirts coca-cola, de développer « l’esprit de famille ». Soit. Mais voulons-nous faire de cette famille un régiment où pas une tête ne dépasse ? Comment demander à un élève de l’originalité dans sa rédaction en le coulant dans un moule ? Comment former des ingénieurs capables d’innovation si l’école étouff e toute créativité ? Il y a un réel enjeu à lutter contre l’uniformisation, à commencer par celle des costumes d’une fête d’école ou d’une chorale. Il est bien sûr indispensable d’apprendre à se coordonner, à chanter en chœur, à harmoniser les décors, les costumes et les bouquets, mais les personnalités
n’ont pas à se dissoudre dans le collectif : on peut à la fois choisir quelques signes de ralliement pour dire ce qui nous rassemble, et pour le reste laisser libre cours au goût de chaque enfant. La laïcité permet de se doter d’un espace commun. Symboliquement, la casquette est ce petit casque que l’on retire à l’entrée de la salle de classe pour signifier qu’ici, on dépose les armes. Se découvrir le chef, le visage et les yeux, c’est se préparer à se regarder, se reconnaître, se parler, travailler et apprendre ensemble… Cela n’oblige pas à réduire la palette des couleurs.
SE PARLER ET S’ÉCOUTER EN MATERNELLE
Chaque jour, Solène, professeure en maternelle, ménage un temps dit « le cercle ». L’élève qui tient le micro en feutrine a au préalable proposé un sujet, par exemple les torrents dans la montagne, ou bien c’est quoi la religion ? Chacun dit son prénom avant de s’adresser à tous les autres, qui l’écoutent : « Les chrétiens, c’est ceux qui vont souvent dans les églises pour penser à Jésus. C’est mamie qui me l’a dit ». Puis l’on échange : « Moi je ne pense pas souvent à Jésus, alors je suis pas chrétien. Je verrai ça quand j’aurai six ans » ; « Moi mon père m’a dit que je suis musulman. Le Ramadan c’est quand on fait la fête le soir après les prières ». Il ne suffit pas de former un cercle pour que la parole opère efficacement. L’enseignante doit refréner les comportements gênants, recentrer l’échange autour de la question posée, reformuler les propos maladroits, aider à exprimer les idées. La maîtresse Solène ne dira pas son appartenance personnelle. Elle dira qu’à l’école, tous les garçons et toutes les filles se valent, qu’en grandissant, chaque personne peut choisir une religion ou pas. Nous sommes tous des humains, certains sont athées ou croyants, musulmans ou bouddhistes. On apprendra même le mot « agnostique » ! (« C’est quand on n’est pas sûr » dira un élève). Tous les enfants de la classe peuvent apprendre ensemble, et les recherches scientifiques nous aident à mieux comprendre le monde. Le temps est limité et le cercle de parole se termine par un rituel : les élèves récitent ensemble les prénoms du groupe et concluent en chantant : « Nous sommes la classe des castors, tous au boulot les castors ! ». Et tous de se diriger joyeusement vers les activités du matin. Les classes où il fait bon vivre sont aussi celles où davantage d’élèves progressent.
1. MAIF infos 134, juillet 2004, p. 14.
VIVRE L’HÉTÉROGÉNÉITÉ À L’ÉCOLE COMME UNE RICHESSE
« L’enseignant aura atteint le but de sa mission si l’élève perçoit que de l’autre il peut faire une source, une richesse » nous disait Albert Jacquart1. L’enfant qui dit « Je n’ai pas compris » rend service à toute la classe. Moyennant quelques accompagnements pédagogiques, l’hétérogénéité permet d’aboutir à des compositions plus riches, en mutualisant autour d’un chantier commun les capacités de déduction logique, l’inventivité, les différentes sensibilités culturelles et le discernement des erreurs. C’est un vrai défi ? Eh bien tant mieux, car les élèves s’ennuient moins quand ils relèvent
des défis collectifs. « Les ados qui ont la rage doivent trouver un « objet à mordre », nous dit Daniel Marcelli (…) qu’il s’agisse de maçonner un beau mur, de savoir-faire du bon pain, de rendre des devoirs corrects, de progresser en danse, etc. La créativité est indissociable du travail et de la persévérance. L’adolescent qui ne trouve pas d’objet à mordre risque de verser dans le génie de la destruction »1. Les poésies de différentes traditions sont autant d’héritages à partager. Et la parole poétique qu’on écrit ensemble avec les mots d’aujourd’hui oblige à prendre langue avec son voisin et porte à la fraternité. Où est le problème de reconnaître que des élèves habitant un même pays ont des ancêtres différents ?
DÉBATTRE
« Les savoirs unissent alors que les croyances séparent » : Philippe Meirieu2 estime que « le rôle majeur de l’école est de créer du commun (…) en permettant aux enfants, par l’art en particulier, de découvrir qu’ils participent tous de “l’humaine condition”. En les aidant à prendre le temps de la réflexion, du débat serein, de la documentation rigoureuse », qu’il s’agisse de l’histoire des religions, de l’histoire de la condition féminine, ou de s’informer sur les avancées scientifiques. « Toute personne a droit à la liberté de penser, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé […] » (Déclaration Universelle des Droits de l’homme, article 18, 10 décembre 1948). Tout citoyen a également le droit de critiquer publiquement religions et pensées philosophiques, y compris par la comédie ou la caricature. Mais être laïque n’oblige pas non plus à mépriser tout ce que la raison ne parvient pas à maîtriser, ni à refuser d’écouter les personnes, leur foi et leurs aspirations. C’est pour assurer à tous la sécurité qu’il est nécessaire de distinguer le politique (gouvernement, organisation de la société) et le sens philosophique ou religieux que chacun peut donner à sa propre vie (religion, prière). Les agents de l’État doivent veiller à la liberté de chaque citoyen (qui commence d’ailleurs par des conditions de vie décentes…), à le protéger de toute servitude, y compris à l’égard de son propre groupe d’appartenance.
C’EST UNE AFFAIRE D’ÉTAT
La seule bonne volonté et l’expertise des enseignants ne suffisent pas. Si les élèves ne voient pas la liberté, l’égalité et la fraternité s’incarner sous leurs yeux, les symboles ne valent rien. Or, nous questionne Philippe Meirieu, « comment un élève de lycée professionnel peut-il croire en l’égalité proclamée lorsque le système ne lui permet pas de faire de la philosophie, comme s’il n’était pas concerné par les réflexions sur la vie, l’amour, la mort ? ». Ce n’est qu’un exemple. Nous pourrions aussi questionner les restrictions concernant les budgets consacrés à soutenir l’éducation populaire et le tissu associatif… La laïcité oblige l’État.
1. Daniel Marcelli, Avoir la rage, du besoin de crier à l’envie de détruire, Albin Michel, 2016. Cité dans « La vie », 6 octobre 2016, p.76.
2. www.dna. fr/education/2016/08/28/ les-savoirsunissent-lescroyances-separent. À lire : Philippe Meirieu, Éduquer après les attentats, ESF Sciences humaines, 2