Étienne de la Boétie (1530-1568), un lanceur d’alerte

Auteur

Bernard Quelquejeu

Année de publication

2019

Cet article est paru dans
193.jpg

BERNARD QUELQUEJEU, docteur en philosophie, membre du Comité d’orientation d’ANV.

Quel étrange destin que celui d’Étienne de La Boétie! Nous sommes en 1548. Voici un jeune homme d’à peine dix- huit ans, grand ami de Montaigne, qui publie, d’abord par fragments en latin puis intégralement en français deux ans plus tard, un petit ouvrage qui stupéfie par son érudition et son origi- nalité. Il s’intitule Discours de la servi- tude volontaire ou le Contr’un. C’est un court réquisitoire contre l’absolutisme : il s’interroge sur la légitimité de toute autorité exercée sur une population. Il est confondu de constater la soumission d’un peuple entier en face d’un pouvoir tyrannique exercé par un seul ou quelques despotes. Il cherche les raisons.

Sa thèse est provocante, scandaleuse même. L’opinion habituelle répond que toute servitude est forcément su- bie ; elle est un assujettissement imposé par la contrainte, l’oppression, l’usage de la force qui va souvent jusqu’à la répression violente de toute résistance. Le propos de La Boétie est de nous convaincre du contraire : la servitude, au-delà des apparences, repose quelque part sur un acquiescement volontaire. En fait, tout pouvoir, même quand il s’impose d’abord par la force des armes, ne peut dominer et exploiter durablement une société sans la collaboration, active ou résignée, d’une partie notable de ses membres.1 Pour La Boétie, « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres »

Le jeune humaniste recherche une explication au tragique succès que connaissent les tyrannies de son époque. S’écartant de la voie tradi- tionnelle, il porte son attention, non pas sur les tyrans, mais sur les sujets, privés de leur liberté. Et il pose une question troublante : comment peut-il se faire que « tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ? » Si, pour éviter la censure qu’une telle position ne peut manquer d’attirer, il choisit des exemples tirés de l’Antiquité, il est clair que sa réflexion provient bien de son regard sur son époque, dans un pays où le poids du pouvoir monarchique ne cesse de se renforcer.

 

Que penser de la thèse d’Étienne de la Boétie ?


Faut-il, comme Jean-Michel Rey dans son livre La part de l’autre (Puf 1998), ne voir dans La Boétie qu’un météore génial venant bouleverser la tradition ? Il disparaîtrait aussi soudainement qu’il est apparu, laissant la pensée héritée venir peu à peu occulter la vérité scandaleuse qu’il avait énoncée dans un moment de lucidité fulgurante.

La Boétie serait l’auteur d’une pensée subversive, scandaleuse donc, et ferait en tant que tel figure d’exception dans l’histoire de la philosophie politique moderne.

Faut-il, au contraire, considérer que la thèse de la servitude volontaire, loin de faire exception, n’aurait cessé de hanter la philosophie politique moderne, n’émergeant, ne faisant sur- face qu’à la faveur d’un événement grave, d’une crise historique, ou d’une controverse philosophique ? C’est à dessein que j’emploie l’expression « ne cesse de hanter ». En effet, si l’on tient à mesurer avec plus de justesse la présence plus ou moins souterraine de l’hypothèse de La Boétie, il faut prendre en compte, au-delà de ses ex- pressions manifestes, sa présence dissimulée. Cette théorie inconcevable, et qui ne manque pas d’effrayer tant elle ébranle les certitudes du rationalisme politique, apparaîtrait régulièrement dans la pensée politique soit sous la forme d’une résistance à son expres- sion, soit sous la forme paradoxale d’une présence-absente.

L’expression de « servitude volontaire » elle-même est-elle légitime ? Il est en effet des philosophes, et non des moindres, qui récusent l’idée même de servitude volontaire, dans la mesure où elle contredit radicalement les fondements de toute philosophie politique. Ainsi Hegel dans sa Philosophie du droit. Ainsi Hobbes, dont la doctrine politique repose sur la conservation de soi – ou sur la peur de la mort violente, ne peut que rejeter une pensée soutenant que les hommes, sous l’emprise de la servitude volontaire, sont susceptibles de surmonter la peur de la mort, d’accueillir la destruction de soi au point d’offrir leur vie au tyran. Qu’il s’agisse de Hobbes ou de Hegel donc, ou de quelques autres, cette hypothèse est en elle-même irrecevable et illégitime.

La réponse au dilemme qui vient d’être soulevé se trouve dans le texte même du Discours. La Boétie l’a certes construit pour nous convaincre de la légitimité de son analyse, mais plus encore pour une recherche aussi complexe qu’obstinée de son bon usage. C’est La Boétie, le lanceur d’alerte, qui le premier a inauguré cette forme de questionnement, attentif à repérer et à congédier tous « les mauvais usages » susceptibles d’égarer le lecteur en quête de la liberté. Soyons clair : pour La Boétie, s’il est un mauvais usage de son Discours, c’est bien d’abord celui qui, s’emparant de sa lecture, en tirerait des conclusions liberticides et en prendrait prétexte pour condamner à l’inanité tout combat contre la domination.

 

La Boétie, premier penseur de la désobéissance civile ?


Il y a donc un bon usage de son Discours et j’affirme qu’elle concerne de très près les artisans de la non-violence.

Il faut commencer par remarquer que la société dans laquelle le peuple veut servir le tyran est historique. Elle n’a pas toujours existé et n’est donc pas éternelle. Elle a une date de naissance : quelque chose a dû nécessairement se passer, pour que les hommes tombent de la liberté dans la servitude : « quel malencontre a été cela, qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né de vrai pour vivre librement ; et lui faire perdre la souvenance de son premier être, et le désir de le reprendre ? » Ce « malencontre » est un accident tragique, une malchance inaugurale dont les effets ne cessent de s’amplifier au point que s’abolit même la mémoire de l’avant, au point que l’amour de la servitude s’est substitué au désir de liberté. La Boétie affirme que la division dans la société entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent est « accidentelle ». Elle est contingente, et n’est donc pas inévitable.

Conséquence : cette chute d’un peuple dans la servitude volontaire de presque tous à un seul fait appa- raître un être nouveau, qui n’est plus un homme : c’est un être dénaturé. Car la servitude est contraire à l’état de nature : « Ce qu’il y a de clair et d’évident pour tous, et que personne ne saurait nier, c’est que la nature [...] nous a tous créés et coulés, en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. ». La première cause de la servitude est donc l’oubli de la liberté, et l’habitude de vivre dans une société hiérarchisée où règne la domination : « la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent serfs et qu’ils sont élevés dans la servitude ». C’est avec un tel constat, déjà porté par Pic de la Mirandole un siècle plus tôt, que Rousseau, deux siècles plus tard, commence le Contrat social : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux... ».

Mais le bon usage du Discours comporte une instruction plus importante encore pour l’ac- tion non-violente. Il n’y a pas d’erreur plus grande que de comprendre la servitude vo- lontaire comme une intrigue qui se déroulerait d’individu à individu. Loin d’invoquer on ne sait quelle faille de la na- ture humaine, quel obscur ins- tinct de soumission, ou quelle pathologie de la domination, c’est du sein même de la liberté politique, vécue dans la fragile condition de la pluralité et, de son déploiement dans l’espace politique, que La Boétie voit surgir la catastrophe de la servitude. La Boétie professe une conception de la liberté résolument politique : c’est notre commune humanité, plurielle, qui est la condition de réalisation de notre liberté. C’est là, et là seulement, que notre liberté rencontre la question du pouvoir et donc que notre fragile désir de liberté est exposé à se changer en son contraire.

Ainsi La Boétie offre-t-il à l’acteur non-violent non des recettes ni des méthodes, mais un puissant éclairage de lecture des régimes politiques, de leurs pathologies, susceptible de fournir des moyens d’action efficaces. La liberté, notre désir de liberté, c’est ce que nous sommes, et si vous n’êtes pas libre, c’est que vous avez renoncé à votre désir. C’est ainsi que prend sa source le principe de la désobéissance civile qui sera ensuite repris d’Henri David Thoreau à Gandhi.

1. Xavier Bekaert, Anarchisme, violence et non-violence : petite anthologie de la révolution non-violente chez les principaux précurseurs et théoriciens de l’anarchisme, Bruxelles-Paris, Le Monde libertaire-Alternative libertaire (Belgique), mars 2000 (ISBN 2-903013-93-4).


Article écrit par Bernard Quelquejeu.

Article paru dans le numéro 193 d’Alternatives non-violentes.